Funérailles de M. de Saint-Pierre

Le 25 janvier 1814

François-Auguste PARSEVAL-GRANDMAISON

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

FUNÉRAILLES

DE

M. DE SAINT-PIERRE.

Le 25 janvier 1814.

 

L’INSTITUT IMPÉRIAL, en exécution de l’arrêté pris dans sa séance du 25 frimaire an VII, a assisté aux funérailles de M. DE SAINT-PIERRE (Jacques-Bernardin-Henri), membre de la Classe de la Langue et de la Littérature Françaises. Le convoi étant arrivé au lieu de la sépulture, M. DE PARSEVAL, Président de la Classe, a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

UN triste devoir nous ramène au même lieu, où les restes du Virgile français nous ont assemblés naguère, pour gémir au bord de sa tombe.

Quand nos cœurs saignent encore d’une aussi cruelle blessure, faut-il qu’une perte non moins sensible vienne ajouter à nos douleurs ? Eh ! quelle source de réflexions pour nous ! L’inexorable mort se promène dans nos rangs ; elle frappe, elle moissonne sans pitié ; elle choisit dans l’élite même : et la nature avare des beaux génies dont elle nous prive, ne laisse après eux qu’un vide effrayant, qui semble nous interdire pour long-temps l’espoir de réparer nos pertes.

Tout ce que la prose peut répandre de charmes sur les images de la nature, semble s’être assemblé sous la plume de M. de Saint-Pierre. Il fut épris, comme M. Delille, de cette belle nature ; mais celui-ci consacra le langage des Muses à la philosophie ; l’autre, inspiré par la philosophie, la fit parler dans une prose pleine d’images qui s’approcha quelquefois du langage des Muses.’

Il est dans les arts et dans les sciences des esprits entraînés par un vif attrait vers un genre d’études particulier ; il en est d’autres qui, charmés de toutes les beautés de la nature, se plaisent à la considérer sous ses aspects divers, dans ses rapports généraux, et à parcourir les anneaux de la chaîne immense qui embrasse le systeme du monde. Quand ils ont l’art d’exprimer avec charme et clarté des vérités profondes, ils font aimer l’instruction, ils en écartent les épines, ils popularisent les hautes connaissances, et savent les mettre, pour ainsi dire, à la portée des esprits les plus superficiels. Ainsi le sublime Buffon, dans son livre des Époques, éleva le vulgaire de ses lecteurs vers les hauteurs de la nature ; ainsi M. De Saint-Pierre, écrivant pour les gens du monde, a doucement guidé leurs pas vers les voûtes escarpées des hautes sciences.

Si quelquefois, voulant saisir la vérité, il n’embrassa que sa vaine ombre, il prouva, dans ses erreurs même, son amour pour cette vérité, qui fut constamment l’objet de ses hommages, et il aurait pu dire de la nature qu’il étudia toute sa vie, ce que Voltaire a si bien dit de l’Être-Suprême, en lui adressant sa prière philosophique :

Si je me suis trompé, c’est en cherchant ta loi,
Mon cœur peut s’égarer, mais il est plein de toi.

En effet, M. De Saint-Pierre, passionné pour la nature, a pu se faire illusion quelquefois, dans la contemplation de ses merveilles ; mais voulons-nous que la plume de ce grand écrivain nous fasse éprouver un plaisir sans mélange ? lisons et relisons sans cesse son admirable roman de Paul et Virginie, qu’aucun, ouvrage n’a inspiré, et qui depuis en a inspiré tant d’autres ; ouvrage incomparable, qui a touché ce point de perfection au delà et en deçà duquel on ne voit que des croquis informes ou des figures exagérées. M. De Saint-Pierre, rival de Fénelon dans l’art de donner à sa prose des couleurs poétiques, avec cette sobriété qui n’alarme point sa timidité naturelle, a posé cette borne heureuse qui ne peut être franchie que par les écarts d’une imagination déréglée, qui n’obtiendront jamais l’applaudissement des juges sévères, ni le suffrage de la postérité ; il a fait sentir la poésie dans la prose, par l’éclat et la richesse des images ; mais il ne lui a point dérobé ses ailes, il n’a point ambitionné son essor ; il a prouvé, comme Tacite et Bossuet, que la prose a des procédés qui lui appartiennent et lui suffisent, pour tracer des peintures admirables ; il a fait un ouvrage qui vivra dans les siècles à venir, et, si sa modestie ne lui a pas permis de dire, ainsi qu’Horace, exegi monumentum oere perennius, la gloire immense qu’il s’est acquise par son chef-d’œuvre nous est un sûr garant que la postérité le dira pour lui.

Après avoir apprécié M. De Saint-Pierre dans les productions de son génie, je crois inutile, Messieurs, de vous entretenir de lui-même. Il s’est si bien dépeint dans ses ouvrages, il y a tellement représenté les vertus de son ame, que je retracerais bien faiblement les impressions profondes qu’il a gravées dans, celle de tous ses lecteurs ; tous l’ont aimé, même sans le connaître ; tous ceux qui l’ont connu l’ont aimé encore davantage. Il emporte au tombeau les regrets de ses amis, de ses confrères, de la France dont il fut la gloire, mais sur-tout de sa tendre épouse et de ses enfans, qu’il laisse inconsolables de sa perte.

Si une idée qui se rattache à la religion pouvait adoucir nos douleurs, je la choisirais dans les ouvrages de M. De Saint-Pierre. C’est lui-même qui nous a dit : « Le tombeau est un monument placé sur les limites des deux mondes. »