Notice sur la vie et les ouvrages de M. de Parny

Le 24 août 1819

Victor-Joseph-Étienne de JOUY

NOTICE

SUR LA VIE ET LES OUVRAGES

DE M. DE PARNY,

PAR M. DE JOUY[1].

 

Évariste-Désiré de Parny naquit dans l’île Bourbon ; il avait à peine atteint sa dixième année, lorsqu’il quitta pour la première Ibis ces climats brûlants que j’ai longtemps habités moi-même, et qu’a décrits avec tant de charmes l’éloquent auteur de Paul et Virginie, qui l’a précédé de quelques mois dans la tombe.

Sa naissance et ses inclinations l’appelaient dans la carrière des armes ; il embrassa cette brillante profession au sortir du collége de Rennes, où de saines études, dont il n’appréciait pas alors tous les avantages, fécondèrent le germe précieux du talent qu’il avait reçu de la nature.

Au milieu des riantes séductions dont l’environnaient dans le inonde son rang, son esprit et son âge, l’amitié fut le premier sentiment qu’éprouva son cœur : un de ses compatriotes, Bertin, en fut l’objet. Sans m’arrêter à un parallèle qui a souvent été fait entre deux poëmes qui me semblent n’avoir eu d’autre rapport que celui du genre où ils se sont exercés, je dois dire que cette rivalité de talent, qui, dans les âmes vulgaires, devient si facilement de l’envie, ne fit que resserrer leurs nœuds, que la mort seule a pu rompre. Leur esprit, leur caractère, tout à la fois différents et analogues, rendirent leur adhésion plus forte, comme on voit dans quelques ouvrages de l’art l’union de deux fragments rendue plus solide, plus immédiate, par l’inégalité même des parties qui les composent.

M. de Parny touchait à sa vingtième année lorsque les ordres paternels le rappelèrent aux lieux de sa naissance : il avait quitté Paris à regret ; mais un sentiment nouveau, auquel son âme venait pour ainsi dire de naître, un sentiment qui renfermait toute sa destinée le réconcilia avec sa patrie : il aima, son talent lui fut révélé.

M. de Parny apporta en naissant un esprit délicat, une imagination vive, et surtout une âme sensible, source la plus féconde de la pensée et du génie.

L’abandon sans négligence, la grâce sans aucune recherche, une douce facilité qui n’exclut pas la précision, telles furent les qualités que l’on remarqua dans le premier recueil de ses poésies érotiques qu’il publia en 1778, et qui excitèrent une admiration d’autant plus vive qu’elles contrastaient davantage avec l’affectation et le faux goût qui dominaient alors dans la poésie légère. Ce fut dans la nature et dans son cœur que M. de Parny chercha la source de ces vers que soupirait Tibulle. Avec quel charme, avec quel empire il nous associe à ses plaisirs et à ses tourments comme il nous fait aimer ce qu’il aime ! comme il éveille dans tous les cœurs le sentiment dont le sien est rempli ! Tout entier à ce qu’il voit, à ce qu’il éprouve, ses pensées sont des sentiments, ses expressions sont des images ; il semble avoir tout oublié : la passion n’a point de mémoire.

A ces jours fugitifs d’un bonheur dont l’amour garantit si rarement la durée, succédèrent les longs jours des regrets, des inquiétudes et de l’absence : contraint à la plus pénible séparation, il ne s’arracha pas sans les plus cruels efforts à la terre natale où il avait reçu deux fois la vie. De retour en France, il s’y déroba aux plaisirs bruyants du monde, et ne voulut confier qu’à la solitude le précieux trésor d’une mélancolie profonde, où son génie devait puiser ses plus parfaites inspirations.

Bacon a dit, dans ce langage figuré qui prête à sa pensée tant d’éclat et d’énergie, que le cœur de l’homme sensible « était semblable à cet arbre généreux qu’il faut blesser pour en obtenir le baume qu’il recèle. » Le malheur du poète tourna au profit de sa gloire. Ce fut à ses chagrins, à l’état d’une âme en proie à la tristesse des regrets, au tourment  des souvenirs, que nous fûmes redevables de ces élégies où sont renfermés tous les mystères, tous les enchantements, toutes les douleurs de l’amour ; chef-d’œuvre de sentiment et de style qui valut à son auteur la gloire d’avoir conquis à notre langue l’élégie antique dans toute sa perfection.

Si jeune encore, la postérité commença pour lui : à cette époque, l’homme de son temps et de tous les temps, ce génie prodigieux dont les vastes ailes ombragent les deux cimes du Parnasse, et qui seul entre tous les écrivains obtint et mérita l’honneur de donner son nom à son siècle, Voltaire, le surnomma le Tibulle français.

Par un de ces contrastes dont le cœur humain n’est pas exempt, M. de Parny joignait à beaucoup d’indolence une vague inquiétude, un besoin de changement, dont il fut longtemps tourmenté :

La peine (disait-il) est aux lieux qu’on habite,
Et le bonheur où l’on n’est pas.

En 1784 il se rendit pour la seconde fois à Bourbon, et ne revit pas sans une émotion bien vive des lieux où il avait tant aimé : il suivit à la côte de Coromandel, en qualité d’aide de camp, M. le vicomte de Souillac, gouverneur des établissements français dans les Indes ; le hasard des événements, qui m’avait entraîné sur les mers presque au sortir de l’enfance, me fit rencontrer pour la première fois à Pondichéry le poëte illustre que le choix de l’Académie pouvait seuil m’autoriser, trente ans après, à appeler mon prédécesseur. Mon goût, je n’ose dire ma vocation pour la poésie, quelques essais dont mon âge excusait à ses yeux l’extrême faiblesse, m’attirèrent sa bienveillance, et je mets au nombre des souvenirs les plus doux de ma vie la première leçon que j’ai reçue de lui sur l’art des vers, dont il était déjà maitre, dans cette plaine de Goudlour, dernier champ de bataille illustré par nos armes dans ces contrées lointaines.

Après deux ans de séjour sur cette terre que le ciel a comblée de toutes ses faveurs, et dont l’avarice et l’ambition d’un peuple européen ont fait le théâtre de tous les crimes et de toutes les misères humaines, M. de Parny revint en France riche de ses études, de ses voyages et de ses souvenirs. Son cœur avait perdu ses tendres illusions, mais leur reflet colorait encore sa vive et brillante imagination ; le sentiment qu’il n’éprouvait plus s’exhalait encore de son âme, semblable à ces fleurs qui laissent une odeur suave aux vases où elles ont longtemps séjourné. Plusieurs compositions charmantes, parmi lesquelles on distingue les Tableaux, la Journée champêtre, les Déguisements de Ténus, ajoutèrent à la réputation du poète, en signalant toutes les facultés de son esprit.

L’ensemble des qualités dont se compose le caractère particulier de son talent, une élégance facile et soutenue, un sentiment inné de l’harmonie poétique, un naturel exquis, un style éminemment pur, brillent dans cette partie de ses ouvrages : le charme qu’ils y répandent est d’autant plus durable qu’il est plus étranger à ces combinaisons futiles où l’on cherche, dans la bizarrerie de l’expression, l’effet qui ne doit appartenir qu’à l’image ou à la pensée. En se rappelant à quelle époque de décadence les arts étaient insensiblement parvenus, à quels rivaux M. de Parny disputait alors la palme poétique, on sent de quel heureux naturel, de quelle force de goût et de jugement il eut besoin d’être armé pour lutter contre la contagion des fausses doctrines littéraires auxquelles plusieurs poètes contemporains avaient dû leurs succès. Juste appréciateur des anciens, il n’affecta Mati d’éviter leurs traces pour se frayer une route où personne n’eût marché avant lui, et dédaignant le brillant jargon des amours à la mode, il se contenta d’exprimer des sentiments vrais dans un langage harmonieux et passionné, où l’on n’a point à craindre

L’hymen brusque et forcé des mots,
Ce vain effort de l’impuissance,
Cette pénible extravagance
qu’il appelait Le crime de nos vers nouveaux.

On lui faisait le reproche de rimer quelquefois avec négligence ; il y répondit de la seule manière qui pût lui donner quelque poids, par un dialogue entre le Poète et sa Muse, où, sans nuire jamais au sens, il prodigue toutes les richesses de la rime.

Les ouvrages de M. de Parny semblent partager sa carrière poétique en trois parts bien distinctes : dans la première il s’abandonne aux seules inspirations de son cœur ; dans la seconde il se crée un monde idéal où son imagination se joue au milieu des enchantements qu’elle fait naître : son talent, dans la troisième, prend une direction tout à fait différente ; il y reste sous la seule influence de son esprit. 11 était doué de cette faculté brillante au degré le plus éminent, et l’on ne commença peut-être à s’en apercevoir qu’au moment où il fut permis de lui en faire un reproche. Je m’abstiendrai d’en peser la valeur, et je n’arrêterai pas votre attention sur quelques ouvrages dont une morale sévère peut avoir à se plaindre, car l’impartiale vérité me forcerait de convenir que ces débauches portent partout l’empreinte d’un grand talent qui s’égare, et d’un esprit supérieur dont la sagesse elle-même gémit en secret de ne pouvoir nier l’éclat. Il suffit de lire les ouvrages de Parny pour se convaincre que ce fut à l’extrême sensibilité de son cœur, où l’amour occupa tant de place, qu’il fut redevable de toute la puissance de son talent. En appliquant cette même observation aux plus grands hommes dont s’honore la France, on voit que c’est à cette source féconde que presque tous ont puisé le génie particulier qui les immortalise ; en effet, l’amour dont le sentiment se modifie sous tant d’aspects divers, semble, du moins dans ce pays, avoir été imposé par la nature aux hommes supérieurs comme une des conditions de leur supériorité : Henri IV, Condé, Turenne, Molière, Racine, Voltaire, Buffon, Rousseau, ont tous payé aux femmes un tribut d’adoration dont l’amour n’a souvent été que le prétexte, et dont la reconnaissance justifie presque toujours l’excès.

Quelques moralistes trop sévères, qui affectent de ne voir dans l’amour qu’une liaison sans attachement, qu’un sentiment sans estime, demanderont peut-être à l’aide de quels sophismes on peut essayer de prouver qu’une passion qui partout ailleurs ne produit que désordre et faiblesse, jouit en France du privilége de faire naître les vertus, d’enflammer le courage et de féconder les talents. Ne peut-on pas répondre que l’amour a toujours été parmi nous, suivant une vieille expression, l’entrepreneur des grandes choses, parce que les femmes de notre nation ont eu, à toutes les époques de notre histoire, une incontestable supériorité sur tout leur sexe ? Je n’emploierai pas le langage d’une fade adulation ou d’une galanterie déplacée pour donner à cette proposition toute l’évidence qu’elle peut recevoir du plus simple exposé des faits, et je me contenterai de rappeler à votre souvenir des noms qui sont des preuves.

La France peut se prévaloir, avec un juste orgueil, des hommes illustres qu’elle a produits ; mais tous (à une seule exception près, Voltaire) ont, chez les nations étrangères, des rivaux de gloire, ou du moins des concurrents de renommée.

Les femmes françaises dont l’histoire a consacré les noms y tiennent, sans opposition et sans rivalité, le premier rang parmi les femmes célèbres de tous les temps et de tous les pays.

Le premier poëte du Parnasse anglais veut-il peindre dans une épître enchanteresse tout ce que l’amour peut inspirer d’abandon, de dévouement et d’héroïsme, quel autre nom que celui de notre Héloïse viendra s’offrir à sa pensée ? Quel modèle plus achevé pourrait lui révéler sa brûlante imagination ? Il a sous les yeux ces lettres admirables où l’abbesse du Paraclet a épanché son âme ; et tout l’effort du génie de Pope ne peut aspirer qu’à revêtir de couleurs poétiques, en les transportant dans une autre langue, les images les plus vives, les pensées les plus sublimes que l’amour et la religion aient jamais inspirées. Héloïse, en deux lignes et dans la simple adresse d’une lettre, a trouvé le moyen de réunir tout ce qu’il y a de plus humble et de plus énergique, de plus gracieux et de plus tendre dans le langage de l’amour : « La servante à son maître la sœur à son frère, l’amie à son ami, Héloïse â Abélard, salut. » Il est des qualités que la nature semble avoir départies séparément à chacun des deux sexes ; cette valeur qui consiste à affronter la mort dans les combats, ce génie de la guerre qui enflamme et dirige les armées, durent être l’apanage particulier des hommes : un seul exemple dans l’histoire des peuples vient faire exception à cette règle, et c’est dans l’histoire des femmes célèbres de notre nation que cet exemple se trouve.

La France est envahie, l’étranger y donne des lois au sein de la capitale, et la couronne chancelle au front de Charles VII : Jeanne d’Arc parait, rallie nos guerriers, combat nos ennemis, et rappelle la victoire sous les drapeaux de Dunois. Au siècle de l’héroïsme, une jeune fille efface la gloire des héros ; et pour dernier service rendu par elle à la patrie, elle meurt, et son trépas imprime au nom anglais une tache ineffaçable.

Il est digne de remarque que ce soit parmi ces mêmes Françaises, auxquelles on adresse si légèrement le reproche de frivolité, faille chercher les femmes qui se sont le plus illustrées dans la carrière de l’érudition et des sciences abstraites. Pourrions-nous craindre d’être taxés d’une prévention aveugle en faveur de nos aimables compatriotes en nous exprimant comme le docte Ménage, comme le savant Johnson, qui tous deux ont prononcé que madame Dacier était la femme la plus érudite qui eût jamais existé[2] ?

Le même éloge, le même droit de prééminence dans les sciences mathématiques, ne peuvent être contestés à cette sublime Émilie, à cette célèbre marquise du Châtelet qui ne craignit pas de suivre Newton dans les hauteurs prodigieuses où s’éleva son génie, et qui, la première, entreprit de révéler à la France la théorie du nouveau système du monde.

Ce n’est pas seulement par des tentatives au-dessus, ou si l’on veut même hors de leur sphère naturelle, que les femmes françaises ont établi leur supériorité ; elles la conservent dans cette partie des lettres et des arts moins étrangères aux habitudes de leur sexe où elles trouvent partout des concurrentes et jamais de rivales : il suffit de nommer madame de Sévigné Pour écarter l’idée d’un parallèle dans le genre épistolaire : ses lettres en sont réputées dans toute l’Europe le modèle le plus parfait.

Les Deshoulières, les du Bocage, obtiendraient moins unanimement la palme poétique ; plusieurs de nos contemporaines la leur disputent avec avantage, et nous la réclamons avec assurance pour celle à qui l’Académie la décerna il y a • quelques années, et dont la perte récente est si vivement sentie[3].

C’est à madame de la Fayette qu’est dû l’honneur d’avoir discrédité ces volumineuses fadaises que les Gomberville, les Scudéry, les Desmarêts, avaient mises en vogue sous le nom de romans, dans le plus beau siècle de notre littérature.

L’auteur de la Princesse de Clèves, en retraçant avec grâce et vérité les tableaux ingénieux des événements de la vie, a indiqué la route nouvelle que les Richardson et les Fielding ont ouverte. Plusieurs darnes anglaises s’y sont fait remarquer ; mais s’il est vrai que deux d’entre elles y balancent la réputation des Riccoboni, des Graffigny, des Tencin il ne l’est pas moins qu’aucune ne s’est encore placée au rang des auteurs de Malvina et des Vœux téméraires. En m’abstenant de nommer une femme célèbre[4], que des ouvrages d’un ordre supérieur placent à la tête de tous les écrivains de son sexe et parmi les plus célèbres du nôtre, j’ai voulu par là m’assurer un dernier avantage et réserver à la cause que je soutiens un argument contre lequel il ne pût s’élever aucune objection.

L’influence que les femmes de ce pays ont de tout temps exercée sur la destinée des grands hommes, elles la doivent surtout à ce charme de la société dont elles possèdent le secret, et qui n’a rien à redouter du temps qui détruit tous les autres douées d’un instinct merveilleux pour discerner le mérite, pour pressentir le talent, pour apprécier le génie, elles sont, en quelque sorte, le lien qui les tient unis, le ressort doux et caché qui les met en œuvre. Qui pourrait, en mesurant la hauteur où sont parvenus tant de grands hommes du dernier siècle, assigner la part que peuvent réclamer dans leur gloire les la Sablières, les du Châtelet, les d’Argentai, les Luxembourg, les Geoffrin, les d’Épinay, qui ont dirigé leurs efforts, embelli leur vie, ou consolé leur infortune ? Cet éloge des femmes ramène naturellement ma pensée sur cette jeune créole à laquelle Parny consacra sa lyre.

Il avait treize ans, Parny en avait vingt ; il la vit, il l’aima, et l’amour enchanta deux années de leur vie : il ne lui fut pas permis de donner son nom à sa maîtresse ; elle devint l’épouse d’un autre, et Parny revint en France, où il écrivit en vers harmonieux l’histoire de ses amours.

Notre poésie ne connaissait pas l’élégie érotique ; l’amant d’Éléonore rendit l’Europe attentive à ses accents purs comme la nature, ardents comme la passion. Les chants maniérés des Pezai, des Cubières, et de toute l’école de Dorat, disparurent devant la poésie facile et gracieuse de Parny ; c’était la voix libre du rossignol qui se faisait entendre au milieu du gazouillement de ces oiseaux de volière que l’on instruit à contrefaire la voix humaine. On a comparé Bertin à Parny ; un critique sans chaleur et sans âme, la Harpe, osa même placer le chantre d’Eucharis au-dessus de l’amant d’Éléonore : l’opinion publique a déjà fait justice d’un pareil jugement. Le premier a versifié avec soin, souvent même avec bonheur, les souvenirs voluptueux de sa vie galante ; l’autre a su imprimer à ses poésies tout le naturel, toute l’ardeur de la passion dont son cœur était rempli : c’est de lui, comme de Sapho, que l’on a pu dire : Spirat adhue amor, Vivuntque commissidores Eolice fidibus puelice.

Bertin est rarement inspiré par son cœur ; il peint de souvenir ; ce que Tibulle, Catulle et Properce disaient à leurs maîtresses, il le répète à la sienne ; il traduit en vers élégants, non ses propres sentiments, mais les émotions qui ont agité les poètes érotiques de l’antiquité ; on serait tenté de croire que si ces maîtres de la lyre élégiaque n’eussent pas été tour à tour heureux et malheureux, jaloux et confiants, trahis et réconciliés, Bertin n’eût eu rien à dire. S’il est vrai cependant qu’une imitation fécondée par le goût devient elle-même une création, il serait injuste de ne pas tenir compte à Bertin du bonheur de l’expression, de la fraîcheur du coloris, et de ne pas reconnaître en lui un véritable poète, plus remarquable par le talent des descriptions que par la vérité des sentiments.

Mais Parny fut le poète de la nature et de l’amour ; ses brûlantes émotions s’exhalaient de son âme, et se changeaient en poésie, comme ces vapeurs légères que le soleil élève, et qui retombent en pure rosée. Parny, dont les vers ne servirent, si j’ose m’exprimer ainsi, qu’à mettre en relief hors de son cœur ses propres inspirations, vivra plus longtemps que Bertin, dont le talent n’atteste que la faculté de reproduire des pensées vieillies et de les rajeunir par le choix harmonieux des mots.

La destinée commune et l’amitié constante de ces deux poètes ont quelque chose de touchant et de singulier ; tous deux créoles, tous deux élèves d’Apollon et de Mars, ils se rencontrèrent sur toutes les routes, et jamais le moindre nuage ne vint troubler une si douce union « Cher Parny, disait Bertin avec une sensibilité vraie qu’on trouve si rarement dans ses vers érotiques, Cher Parny, tu le sais, rivaux et frères d’armes,
Et dans tous les sentiers nous rencontrant toujours,
Compagnons échappés aux fureurs de Neptune,
Témoins de nos succès sans en être jaloux,
Espoir, craintes, ennuis, plaisirs, gloire, fortune,
« Tout devint commun entre nous ;
« Conformité d’âge et de goûts
« Resserra chaque jour une amitié si chère. »

Cette amitié si rare dura jusqu’à la mort de Bertin, mort aussi imprévue que déplorable, qui le surprit à trente-sept ans, le jour même de son mariage avec une jeune créole de Saint-Domingue, qu’il aimait éperdument.

Je reviens à Parny, dont cette courte digression ne m’a point écarté. Les plaisirs le bercèrent jusqu’au moment où la révolution éclata ; il en adopta les principes avec courage, il en répudia les excès avec horreur : Parny venait d’achever un joli poème sur les Amours des reines de France ; il le brûla par un motif de délicatesse et de loyauté bien digne d’éloge à une époque où les malheurs de la monarchie pouvaient donner à la gaieté maligne du poète l’apparence de la satire et de l’outrage envers d’illustres infortunes.

La définition que Cicéron a donnée du grand orateur, l’homme également propre à bien dire et à bien faire, doit s’appliquer aux grands écrivains de tous les genres, dont M. de Parny vient grossir l’honorable liste. Il fut plus qu’un grand poète, il fut un homme de bien, et l’envie elle-même, qui s’empressa de signaler quelques erreurs de son esprit, n’a jamais osé porter la moindre atteinte à la probité de ses mœurs, à la noblesse de son caractère, à l’heureuse alliance des qualités les plus aimables et des vertus les plus solides.

Il fut fidèle en amitié j’en appelle à la mémoire de Bertin et au témoignage d’un guerrier célèbre dont le nom, environné de tout l’éclat de la gloire, peut encore recevoir un nouveau lustre de l’inviolable attachement qu’il portait à M. de Parny, et dont il lui donna de si nobles preuves[5].

Si l’amitié fut la première’ passion de son cœur, la reconnaissance en était la première vertu : que ne m’est-il permis d’acquitter, en la publiant, la dette honorable de bienfaits qu’il avait contractée envers un homme d’État[6] qui sut concilier les soins et les devoirs d’une grande administration avec l’amour éclairé des lettres, et qui vengea autant qu’il fut en lui le mérite dans l’infortune de l’oubli du pouvoir et de l’insolence des protecteurs ! Entre les vertus qui distinguaient cet illustre écrivain, oublierais-je l’amour de la patrie et de la liberté ? Ce sentiment, père des grandes pensées ainsi que des grandes actions, respire dans tous ses ouvrages ; il est surtout empreint dans son Épitre aux insurgents et dans ce poëme de God damn où, sous les couleurs d’un ingénieux badinage, il peint avec autant de finesse que d’énergie les mœurs atrabilaires et la sombre politique d’un peuple voisin.

Celui dont l’amour avait illustré, embelli et tourmenté la jeunesse, trouva dans l’hymen ce bien-être domestique, cette félicité durable dont le calme n’est peut-être jamais mieux apprécié que lorsqu’il succède aux orages des passions. La plus digne, la plus aimable épouse, à laquelle l’unissaient déjà les liens du sang et d’une longue amitié, devint la compagne de sa vie. Madame de Parny, par un dévouement dont sa tendresse ne lui permit jamais de mesurer l’étendue, se consacra sans réserve aux soins touchants d’embellir, de conserver les jours de son époux, dont les souffrances physiques commençaient dès lors à menacer la durée.

Il est une grande époque dans la vie où chacun atteint le plus haut degré de bonheur auquel il lui soit permis d’aspirer : ce fut pour M. de Parny l’époque de son mariage, qui fut aussi celle où vos suffrages l’appelèrent dans cette illustre société. Le discours qu’il y prononça, remarquable par l’abondance et l’énergie des pensées, par la souplesse et la pureté du style, mit en lumière cette vérité hardie, que la décadence des lettres, dont on affecte de se plaindre, est beaucoup moins sensible parmi ceux qui les cultivent que parmi ceux qui les protégent, et que dans le public, qui méconnaît les vrais talents ou qui dédaigne d’encourager leurs efforts. Les siens n’eurent jamais qu’un noble but : indifférent aux honneurs, il dédaigna les richesses ; il savait cependant que, si la fortune est aveugle, elle n’est pas invisible, et que, si elle marche au hasard, on peut du moins se mettre sur son passage.

La mort, qui planait depuis longtemps sur sa tête, n’attendit pas qu’il approchât du terme inévitable pour l’enlever aux lettres, dont il était l’honneur, à l’épouse dont il était l’idole, aux amis dont il était le modèle. Les douleurs de la perte de M. Delille étaient encore récentes lorsque la France eut à pleurer celle de M. de Parny, et comme le dit alors le président de cette assemblée, dans un rapprochement aussi touchant qu’ingénieux, la tombe de Virgile se fermait à peine, que l’on vit s’ouvrir celle de Tibulle. M. de Parny s’acquitta de cette dernière action de la vie avec une force d’âme ET AUTRES PIÈCES LUES DANS LES SANCES PUBLIQUES, 121 1 d’autant plus digne d’admiration, que ce fut au milieu des souffrances qu’il vit arriver pas à pas cette mort que la nature et la philosophie lui avaient appris à mépriser. Il ne recula pas devant cette effrayante image, et parut, en expirant, sourire à la pensée que les œuvres du génie ont seules le privilége d’échapper aux lois de la destruction.

 

 

[1] L’éloge de M. de Parny, dont j’occupe aujourd’hui la place à l’Académie française, était pour moi un devoir qu’il m’eût été bien doux de remplir à l’époque où je fus admis à siéger dans cette illustre compagnie, à la fin de 1814 : des circonstances dont il est inutile de rappeler le souvenir ne m’ayant pas permis de prononcer ce discours et d’acquitter alors cette dette honorable, j’ai dû me borner, après dix ans, à rendre un hommage tardif à la mémoire de cet illustre académicien, dans une simple notice sur sa vie et ses ouvrages.

[2] Ferninarum quoi suni, quoi fuere, doctissima. (Ménage.)

[3] Madame Dufrénoy.

[4] Madame la baronne de Staël.

[5] Le maréchal Macdonald.

[6] M. Français de Nantes.$