Discours de réception de Nicolas de Malézieu

Le 16 juin 1701

Nicolas de MALÉZIEU

DISCOURS prononcé le 16. Juin 1701. par Mr. DE MALEZIEU, Chancelier de Dombes, l’un des dix Honoraires de l’Académie des Sciences, lorfqu’il fut reçû à la place de Mr. l’Evefque de Noyon.

 

MESSIEURS,

IL y a des places fi honorables & tellement hors de la portée des hommes ordinaires, qu’ils ne doivent pas efperer feulement de paffer pour modeftes, lors mefme qu’ils ont affez de moderation pour ne les prétendre pas. Auffi, MESSIEURS, quand la mort vous enlevera Monfieur l’Evefque de Noyon, j’eftois bien efloigné de penfer que je peuffe entrer en partage d’une fucceffion fi glorieufe ; & comme les éminentes dignitez, dont le Roy avoit honoré un homme fi diftingué d’ailleurs, ne pouvoient regarder que des perfonnes illuftres dans le clergé par leur naiffance & par leur capacité, la connoiffance de mon peu de merite ne me permettoit pas non plus de lever les yeux, jufqu’à la place qu’il occupoit parmi vous. Cependant, MESSIEURS, vous me l’accordez cette place, & vous daigner me l’accorder, avec des diftinctions, qui redoublent encore la confusion que je fens de m’en trouver fi peu digne. Ce n’eftoit pas affez que mon infuffifance me défendift d’y afpirer ; vous veniez d’interdire les follicitations ; & cet arreft paroiffoit expreffément prononcé contre mes pareils, qui ne peuvent vous folliciter ni par leurs ouvrages, ni par leur merite. Au milieu de tant d’obstacles, qui me l’euft dit, MESSIEURS, que je ferois le premier fur qui tomberoit l’honneur de voftre choix, & que mon nom fuivroit dans vos faftes immortels, le nom d’un Prelat qui s’eft luy-mefme affeuré l’immortalité, par la celebre fondation du prix de la Poëfie ? Il eft vray, MESSIEURS, que l’honneur qu’elle luy fait, vous avoit efté commun jufqu’alors, que vous l’aviez tous également voulu partager, que vous ne l’auriez jamais cedé à nul autre qu’un Confrere ; Mais enfin, l’on parlera d’un Académicien fi zelé pour fon Maiftre, tant que l’Académie diftribuera des Couronnes à ceux qui auront le plus dignement celebré la gloire de LOUIS LE GRAND ; & ce temps n’a point de bornes ; il égalera la durée de l’Empire François. Ainfi, MESSIEURS, tout obfcur, tout inconnu que j’eftois par moy-mefme, je pafferay à la fuite de mon prédeceffeur, jufqu’à la pofterité la plus reculée, & quoy que mon nom ne doive eftre placé dans voftre Hiftoire que poru en marquer la fucceffion, n’eft-ce pas infiniment trop pour un homme qui méritoit de mourir dans l’oubli ? Quelle doit eftre pour vous ma refpectueufe reconnoiffance : je ne puis trop le repeter, MESSIEURS, depuis l’Inftitution de voftre Compagnie, perfonne ne vous a jamais deu tant que moy. Vous avez mefme imité en quelque forte le fouverain Difpenfateur de la grace, qui veut bien recompenfer les dons qu’il fait aux hommes. Non feulement je vous fuis redevable de la place dont vous m’honorez aujourd’huy, je vous dois, MESSIEURS, jufqu’aux moyens qui vous ont apparemment difpofez à me l’accorder. Il eft affis parmy vous, ce grand Perfonnage qui a daigné me proteger dés mes premieres années, qui m’a ouvert l’entrée d’un pays où je n’avois aucun accés, qui a bien voulu y refpondre de moy, & qui par l’authorité de fon tesmoignage, m’a fait appeler à l’inftruction de plufieurs grands Princes. Voilà mon principal merite auprés de vous, & c’eft vous le devoir, ce merite ; l’eftroite union qui eft dans voftre augufte Corps, luy acquiert un droit de propriété fur les actions des particuliers qui le compofent : ce n’eft pas encore tout ce que je vous dois, MESSIEURS, l’honneur qu’on m’a fait de m’admettre à l’Académie des Sciences, a fans doute achevé de vous déterminer : & à qui le dois-je cet honneur ? N’ay-je pas auffi devant les yeux un illuftre Confrere que vous n’avez point voulu defavouër, quand il a parlé pour moy ? Ne m’avoit-il pas gratuitement affocié à cette fçavante Compagnie qui depuis long-temps s’eft devoilée à l’utilité publique, en particulier à voftre propre gloire ? Oui, MESSIEURS, fes plus importans travaux vous font en effet confacrez ; elle ne borne point fes fpeculations à percer les myfteres de la Geometrie, & à connoiftre l’harmonie des Cieux, elle perfectionne tous les jours l’Anatomie des Mineraux & de ces plantes falutaires qui font la richeffe de la Medecine ; par là, MESSIEURS, elle conferve les jours des Grands Hommes que vous éternifez par vos efprits, & fes curieufes defcouvertes contribueront fans doute à prolonger jufques bien avant dans le Siecle cette vie precieufe qui fait la deftinée de l’Univers, qui eft l’honneur de l’humanité, & l’inepuifable fujet de vos immortels panegyriques.

 

Que ne doit point la France, que ne doit point le Monde entier, à ces hommes infpirez, qui les premiers ont fenti l’importance & la beauté de ces grands eftabliffements. Il faut le dire, MESSIEURS, avec cette confiance que donne la verité ; celuy de l’Académie françoife, fait autant pour la gloire du Cardinal de Richelieu, que toutes les autres merveilles de fon miniftere. Le paffé nous eft un feur garant de l’avenir. Mecenas ne nous eft pas mieux connu par la grandeur de fes emplois, & par la familiarité d’Augufte, que par celle de Virgile & d’Horace : & cette longue fuitte de Rois d’Etrurie dont il eftoit defcendu, aurait peut-eftre efté fort inutile à fa memoire, fi fes illuftres amis ne l’avoient gravée fur des monuments plus durables que l’airain. Quand on lit leurs divins Ouvrages, on croit le voir encore ce Grand Miniftre fe promenant dans fes delicieux Jardins de Tibur, avec les Virgiles, les Horaces, les Pollions & les Varius, les inftruifant & s’inftruifant luy-mefme dans leur aimable converfation, les interrogeant fur les talents des différentes perfonnes qu’ils pouvoient connoiftre, leur demandant avec empreffement s’ils n’avoient point fait la defcouverte de quelque homme rare, dans le deffein de l’appeler à fa familiarité, & de faire tomber fur luy les graces du Prince, dont il eftoit le difpenfateur : mais fi c’eft principalement à ces Grands Hommes que Mecenas doit fon immortalité, c’eft à Mecenas que nous devons ces Grands Hommes. Virgile, le Grand Virgile, le fidelle imitateur du Divin Homere, luy que les plus excellents Critiques égalent à fon Orifinal, auroit langui dans Mantouë, privé de l’heritage de fes Peres par le malheur des temps, & fon efprit, comme il n’arrive pas trop fouvent, fe feroit fenti des miferes de fa fortune, fi la protection declarée de Mecenas, n’avoit efté chercher, jufques dans le fonds d’une Province rebelle, cet Homme qui devoit enfanter tant de prodiges, l’immortel Auteur des Georgiques & de l’Eneïde. il n’y a, MESSIEURS, qu’à changer les noms : au lieu de Mecenas, de Tibur, de Virgile, d’Horace, de Pollion, de Varius, nommons le Cardinal de Richelieu, Ruël, les Ablancours, les Vaugelas, les Balzacs, les Voitures, les Racans, nommons les Corneilles, les Racines & Vous-mefmes : car enfin, MESSIEURS, c’eft à ce digne Fondateur de voftre Compagnie, que l’on eft redevable de tous les miracles d’efprit qui ont paru depuis fon eftabliffement. Il en connoiffoit fi bien l’importance, cet incomparable Miniftre, que dans le mefme temps, qu’il pofoit les fondements d’une Grandeur fuperieure à toutes les Puiffances de l’Univers, il traçoit le plan de l’Académie Françoife. Cet homme envoyé pour porter des coups mortels à la rebellion & à l’herefie, méritoit tout à la fois la deftruction de l’ignorance, qui n’eft pas un monftre moins dangereux aux grands Eftats. Occupé d’une entreprife incroyable, & qui parut temeraire mefme après le fuccés, rempli de ce deffein prodigieux qui mit un frein aux fureurs de l’Ocean, il projetoit, MESSIEURS, voftre immortel eftabliffement, & cet illuftre precurfeur de la gloire de LOUIS LE GRAND, eflevoit dés lors dans fon fein des hommes capables de la celebrer un jour. Comme il fçavoit diftinguer, non feulement entre le mauvais & le bon ; mais entre le bon & l’excellent, & que les efprits fuperficiels, & les ouvrages mediocres ne pouvoient reussir auprés de ce genie fublime, ce que la France avoit de plus exquis & de plus rare fe prefenta feulement à luy ; & avec cette mefme attention qu’il donnoit aux plus ferieufes affaires de l’Eftat, il fceut choifir ces hommes merveilleux qui formerent voftre Compagnie ; par là, MESSIEURS, il fit revivtre tout d’un coup parmi nous la Poëfie & l’Eloquence, dont il fentoit fi bien les charmes, & dont il connoiffoit fi bien toute l’utilité. Ouy, MESSIEURS, les genies veritablement fublimes le font en tout ; s’ils agiffent, ils agiffent noblement ; s’ils parlent, ils parlent noblement ; ne reconnoift-on pas en lifant le Teftatment politique, qu’il eft efcrit de la mefme main qui fit tomber la Rochelle ? quel ordre, quelle penetration, quelle eftenduë ! le Lecteur en demeure épouvanté, & certainement, MESSIEURS, il ne feroit pas poffible d’avoir l’idée de rien de fi parfait, fi un miracle encore plus eftonnant n’avoit paru de nos jorus, & fi les toutes les grandes Leçons de politique, n’avoient efté pratiquées, n’avoient efté furpaffées dés les premieres années de LOUIS LE GRAND. Ce Prince femble avoir eu par infpiration tout ce que le Cardinal de Richelieu avoit acquis par de profondes meditations, & par une longue habitude : avant que le Teftament politique euft veu le jour, avant qu’on fceuft mefme qu’il euft jamais efté compofé, la conduite admirable du Roy, les premieres années de fon regne, en avoient efté comme une premiere edition, & quand cet Ouvrage incomparable, le dernier effort du grand Armand vint à paroiftre, il parut copié d’après l’adminiftration de LOUIS.

 

Mais où m’emporte mon zele ? J’oublie infenfiblement qu’il n’appartient pas à une main auffi groffiere que la mienne, de toucher un fi grand fujet. C’eft à vous, MESSIEURS, c’eft à vous que l’honneur eft refervé : c’eft vous qui devez à tous les Siecles le portrait de voftre augufte Protecteur : & qui après avoir parlé de ces incroyables exploits, de ces guerres terribles & fi glorieufement terminées, par cette efpée qu’il tient des mains de la Juftice, le reprefenterez à la pofterité, Vainqueur de luy-mefme, & facrifiant fes droits les plus legitimes à la paix de l’Univers. il l’a donnée cette précieufe paix, il la fçaura maintenir. C’eft en vain que le demon de la guerre fait les derniers efforts pour liguer des Princes qui n’ont jamais veu fans jaloufie la grandeur de la Maifon de France ; en vain il frémit de toutes parts, en regardant avec terreur les frontieres de deux vaftes Empires que le genie de LOUIS rend impenetrables à fes fureurs. C’eft un monftre bleffé à mort ; laiffez-le fe debattre, vous le verrez bientoft expirer aux pieds du Vainqueur : ou fi fon defefpoir le ranimant pour quelque temps, contraint LOUIS à reprendre les armes pour luy donner le dernier coup, c’eft un nouveau triomphe que vous aurez bien-toft à célebrer. Continuez donc, MESSIEURS, continuez à exercer vos merveilleux talents fur tant de memorables circonftances que fournit inceffamment une fi belle vie. C’eft le plus grand, c’eft le plus utile fpectacle, que vous puiffiez prefenter à la pofterité. Quel fruit de vos veilles ! vous contribuerez à la felicité des hommes qui naiftront dans tous les Siecles, en inftruifant par l’exemple de LOUIS, cette innombrable fuite de Rois, qui fortira de fon fang augufte. Vous le ferez fans doute d’une maniere digne de vous : c’eft le plus facré de vos devoirs, c’eft le plus noble de vos emplois ; c’eft l’efprit de voftre Inftitut ; vous en avez fait un vœu folemnel, & vos cœurs le renouvellent toutes les fois que vous vous affemblez dans ce Sanctuaire de l’Eloquence, où tout vous rappelle la mémoire & la principale intention de vos premiers Protecteurs.

 

Je ne puis m’empefcher, en la voyant cette illustre Affemblée, fur tout en penfant à l’efprit qui l’anime, de penfer en mefme temps à la Religion de ces peuples nombreux, qui forment la plus ancienne & la plus floriffante Monarchie de l’Orient. Vous fçavez, MESSIEURS, qu’ils font intimement perfuadez, que les manes de leur Legiflateurs & de leurs Philofophes, conferent après la mort les inclinations qu’ils avoient pendant la vie, & qu’ils refident dans ces mefmes efcoles qu’ils ont autrefois renduës fi fameufes par tant d’admirables leçons. Ils croyent auffi que les ames de leurs parents ne quittent jamais la maifon paternelle, & dans cette perfuafion, ces hommes fi fages & fi polis leur rendent un culte continuel, depuis plufieurs milliers d’années, & tafchent inceffamment d’honorer par leurs actions la mémoire, ou pluftoft la prefence de leurs Anceftres. Vous prevenez l’application, MESSIEURS, l’on croit voir icy, l’ame du Grand Cardinal de Richelieu, l’ame du Grand Seguier, ces premiers Peres de l’Academie, l’on croit y travailler fous leurs yeux ; leur prefence femble infpirer une noble émulation, de répondre aux hautes efperances qu’ils avoient conceües de cette fçavante pofterité. Oferay-je dire, MESSIEURS ? tout mediocre que je fuis, je ne puis prononcer icy ces grands noms, fans me tenir comme eflevé au deffus de moy-mefme, je prens une confiance que je n’avois jamais euë. J’entends, je voy mes Protecteurs, pardonnez-moy, MESSIEURS, fi je me hafte de partager cette gloire avec vous, je les voy, je les entends, qui me promettent, qui me refpondent que le commerce eftroit que j’auray deformais avec tant de perfonnes illuftres, choifies de leur main, nourries dans leur fein, me donnera des forces infiniment au deffus des plus ambitieufes efperances que j’aurois jamais ofé concevoir. Alors, MESSIEURS, alors je tafcheray de mettre en pratique vos excellentes inftructions : & comme mon intention eft de vous remercier toute ma vie de l’honneur que je reçois, j’ofe me perfuader que je m’en acquitteray plus dignement, quand vous aurez daigné m’apprendre à donner une idée plus parfaite de ce que je fuis aujourd’huy, & à exprimer par des paroles la plus jufte & la plus vive reconnoiffance qui fut jamais.