Réponse au discours de réception de l’abbé de Mongault

Le 31 décembre 1718

Louis de SACY

RÉPONSE de Monsieur de SACY, Avocat au Confeil, au Difcours prononcé par M. l’Abbé de MONGAULT, le jour de fa reception.

 

MONSIEUR,

Il paroît bien par tout ce que nous venons d’entendre, que vous connoiffez, que vous fentez notre perte ; & que nous avons été auffi heureux qu’attentifs à la réparer.

 

Le Confrere dont vous venez aujourd’hui prendre la place, nous fut plus cher encore par fes vertus que par fes talens. A quelque haut degré qu’ils puiffent être portez, l’Académie contente de les admirer ailleurs, ne les eftime & ne les aime dans celui qu’Elle adopte, qu’autant que fes mœurs leur donne de prix & d’éclat.

 

Quoique le mérite de l’efprit ait été l’objet de notre inftitution, & l’occafion de nos liaifons : il eft vrai cependant, que le mérite du cœur  fait le fond de notre eftime, & le lien principal de notre Société.

 

Rome dans les ténèbres du Paganifme a fenti, que pour être Orateur, il ne fuffifoit pas d’être Eloquent, fi l’on n’étoit encore homme de bie  : comment s’imaginer que l’Académie éclairée par les lumières de la vraie Religion pût penfer, qu’indépendamment des mœurs, ce fût affez d’exceller dans les Lettres pour être Académicien.

 

Les dons de l’efprit ne font eftimables, que par l’utilité qu’ils apportent au Public ; & ils lui font funeftes, fi celui qui les poffede, n’en régle pas l’ufage par l’honneur & par la probité. Alors ils ne fervent plus qu’à farder le vice, ils le rendent aimable, ils l’infpirent, ils l’autorifent, ils l’arment, & bientôt ils le juftifient.

 

Jamais perfonne ne fut plus éloigné d’un fi monftrueux abus, que le fut Montreur l’Abbé Abeille. Sorti de Provence dans fa première jeuneffe, fans patron & prefque fans connoiffances en ce pays-ci, avec d’autant plus de befoin de plaire, qu’il étoit fans fortune : il fçut en peu de tems s’introduire, & fe faire fouhaiter dans le plus grand monde par les feuls agrémens de fon efprit.

 

Il y trouva la corruption que le luxe y fait depuis fi long-tems régner ; mais elle ne fut point contagieufe pour lui. Perfuadé qu’un homme d’efprit n’eft point fait pour prendre le ton des autres ; mais pour leur donner le fien, il ne mit jamais fa Mufe au fervice de la débauche ou de la malignité. S’il fit des Odes, ce ne fut que pour chanter la vertu ; s’il compofa des Epîtres, la morale en fut l’unique objet ; s’il travailla pour le théâtre, il n’y fit paroître que des Héros.

 

Ne croyez pas, MESSIEURS, que j’entende parler ici de Coriolan, & de ces autres pièces dont les Corneilles & les Racines firent en ce tems des pronoftics fi avantageux & qui lui acquirent fi-tôt une réputation fi brillante. Je parle de Sylanus, de Danaus, & particulierement de ce Caton, dont un Prince plus Supérieur encore par fon efprit que par fon Augufte Naiffance, difoit que fi le Caton d’Utique reffufcitoit, il ne feroit pas plus Caton que le Caton d’Abeille.

 

Entre ceux qui me font l’honneur de m’écouter, j’en vois plufieurs qui ont fouvent affifté à la lecture de ces charmans Ouvrages ; qu’ils vous difent de quelle admiration ils ont été faifis, de quel plaifir ils fe font fentis tranfportez, toutes les fois qu’ils les lui ont entendu réciter. Mais s’il a excellé lorfqu’il s’eft exercé fur le dramatique héroïque, demandez-leur comment il a réuffi quand pour fe délaffer il s’eft amufé au dramatique lyrique ? Demiandez-leur ce qu’ils penfent de la conduite, des penfées, des fentimens, du dénouement, des jeux, des fêtes, de la galanterie d’Hefionne & d’Ariane, deux Opera que Monfieur Quinaut auroit pu lui envier ?

 

Un fcrupule louable, quoique peut-être trop auftére lui avoit fait enterrer ces Ouvrages. Il faut efpérer qu’un héritier dégagé de cette trop modefte retenue, ne craindra point de leur faire voir le jour, dont ils font fi dignes.

 

Son enjouement qui fit le charme des meilleures compagnies, fut également éloigné de la licence & de la fatyre. Il le tiroit du fond des chofes, & des tours qu’il leur donnoit. Il y trouvoit des fources inépuifables d’idées riantes, qui flattent l’imagination fans la falir, qui amufent l’efprit fans corrompre le cœur, & qui font éternellement cachées à ceux qui croient impoffible, que les entretiens où l’on ménage la réputation des autres & l’honnêteté publique, ne foient infipides & glacez.

 

Tant d’aimables qualitez ne pouvoient manquer de lui donner part à la bienveillance de ceux, qu’un mérite extraordinaire diftinguoit le plus entre les Grands, Feu Monfieur le Prince de Conty en fit fes plus cheres delices. Monfieur le Duc de Vendome l’honora de fa Familiarité : Monfieur le Maréchal, de Luxembourg voulut fe le rendre propre ; il le retira dans fa maifon, & lui donna avec fon amitié toute fa confiance. Je ne vous nomme, MESSIEURS, que des Heros & des Heros morts. Ils fuffifent pour fon éloge. Je ne finirois point fi j’entreprenois de vous nommer tous les autres.

 

Mais à quel ufage mit-il cette rare amitié ? content de l’honneur qu’elle lui faifoit, il ne fongea point à fe la rendre utile. Ce fut un thréfor public, où tous ceux qui étoient malheureux & fans protection, eurent droit en tout temps d’aller puifer.

 

Plein de cette maxime des honnêtes gens de tous les fiècles, qu’il n’y a de vrai bien que celui que l’on fait aux autres, fon crédit fut la reffource de tous ceux qui en eurent befoin. Il fut à la fuite de fon genereux Patron dans ces lieux, où les droits de la guerre & de la victoire fourniffent tant d’occafions légitimes de s’enrichir ; & il en reveint toûjours fi pauvre, qu’il n’a fubfifté jufqu’à la fin que par les bienfaits d’un fi digne Mecene, & de fon magnanime fils, qui a crû que dans une Maifon comme la fienne, on ne doit pas moins fuccéder à l’affection de fes Peres qu’à leur gloire. Et c’eft ainfi que le celebre Ennius acheva des jours tranquilles dans la maifon des Scipions.

 

Qu’admirer le plus, ou de cette confiance que Monfieur l’Abbé Abeille avoit prife dans la générofité de ces grands Hommes, ou de la noble & vive attention qu’ils ont toûjours eue à la remplir & à la paffer ?

 

Ne trouvez-vous point étrange, MESSIEURS, que je releve ainfi les torts de la fortune à fon égard, je parle d’un homme qui n’ayant jamais compté les richeffes au nombre des vertus, n’avoit point appris même dans la Cour à rougir de la pauvreté.

 

Mais la tendre amitié dont il m’honoroit, & qui me fera toûjours prefente, ne m’arrête-t’elle point trop fur fes louanges ? Non, MONSIEUR, je m’apperqois qu’en les retraçant, j’ai fait votre éloge. Nous croyions avoir perdu en lui tout ce qui eft de plus eftimable parmi les hommes, & nous avons été perfuadez que nous le retrouvions en vous.

 

Vos talents font différents, vos vertus font femblables. Qu’on ne penfe donc pas que ce précieux rejetton de l’augufte tige de nos Rois, confié à vos foins, & que vous cultoivez avec tant de fuccès, vous ait acquis nos fuffrages. Cette préférence qui vous a été accordée fur tous vos rivaux pour un fi important & fi glorieux emploi, feroit dans un autre la preuve la plus certaine du plus rare fçavoir & du plus folide mérite ; en vous, MONSIEUR, elle n’en eft que la récompenfe. Ce n’eft pas ce choix qui vous a concilié l’approbation publique ; c’eft l’approbation publique qui vous a mérité ce choix.

 

La naïveté, l’élégance, la jufteffe, l’énergie de vos traductions Grecques & Latines, avoient appris long-tems auparavant qu’on ne pouvoit être plus verfé que vous l’êtes dans la connoiffance des Langues fçavantes, & qu’on ne peut poffeder plus éminemment la nôtre. Eh ! qui ne fçait que cette parfaite intelligence des Langues fait le moindre mérite du Traducteur ?

 

Se dépouiller de fon propre génie pour fe revêtir de celui de fon Autheur, prendre fon ftile, imiter fes tours, rendre fes penfées, en conferver la force pendant qu’on en exprime les graces ; en un mot, mettre à tout moment le Lecteur en doute, fi ce qu’il lit n’eft point original, tant les traits de la copie paroiffent animés, naturels, hardis ; & en même temps le mettre en état de porter un jugement auffi fûr de l’original, que s’il entendoit la Langue dans laquelle il a été compofé, c’eft un art qui avoit été ignoré jufqu’ici de la plupart des Traducteurs, & que vous avez fçû porter à fa perfection.

 

Vous avez en quelque forte reffufcité Herodien & Ciceron, vous avez par un heureux enchantement évoqué leurs ombresdu tombeau ; & fans leur rien ôter, vous les avez fait parler l’un dans fon Hiftoire, l’autre dans fes lettres à Atticus, comme l’on parle à la Cour & à l’Académie.

 

Que ceux qui penfent que le Traducteur obligé de fe parer de l’efprit d’autrui, n’eft gueres capable de rien produire du fien, fe détrompent ; qu’ils lifent ces fçavantes Differtations, que vous avez faites, l’une fur les honneurs divins rendus aux Gouverneurs des Provinces, pendant que la Republique Romaine fubfiftoit, l’autre fur le fanum de Tulla, & ils abjureront bientôt une telle erreur. Elles font inférées dans l’Hiftoire de l’Académie Royale des Infcriptions, dont fon éloquent & docte Secrétaire vient d’enrichir la République des Lettres. En les lifant, on ne pourra fe défendre de croire que le Traducteur qui compofe de la forte, doit être bien plus juftement foupçonné de prêter à fes originaux, que d’emprunter d’eux.

 

Avec ces qualitez qui vous faifoient encore moins admirer, que la candeur & la fimplicité de vos mœurs univerfellement reconnues ne vous faifoient aimer, comment auriez-vous échappé au difcernement d’un Prince tel que celui qui fous l’authorité du Roi, régle aujourd’hui le destin de la France ?

 

Qui pouvoit être & plus éclairé & plus fûr dans fon choix, qu’un Prince, qui par la beauté & par la fublimité de fon efprit, par la pénétration, & par la profondeur de fon génie, s’éleva autant au-deffus des hommes le plus heureufement nez, qu’il fe diftingue entre les plus Sçavans par la vafte étendue de fes connoiffances dans tous les beaux Arts, & dans tous les genres de Science & de Littérature ?

 

Vous voyez bien, MONSIEUR, que je n’entends parler ici que de celles de fes qualitez qui ont rapport à cette cérémonie, & à nos exercices. Un Difcours tel que celui-ci eft trop borné, pour entreprendre d’y faire entrer tant d’héroïques vertus, qui ne le font pas moins briller dans les Confeils, que craindre dans les Combats.

 

Quelle gloire pour vous que ce Prince, en vous chargeant de l’éducation de fon unique Héritier, vous ait confié ce qu’il a de plus cher ! Mais quel bonheur, que pour foutenir & pour remplir dignement fon attente, vous ayez trouvé dans cet augufte Difciple des difpofitions fi favorables, qu’il femble que la nature ait pris autant de plaifir à vous épargner les travaux de cet Emploi, que la vertu a pris foin de vous en procurer, & de vous en affurer tous les honneurs !

 

Combien de fois ceux qui ont le bonheur de l’approcher, nous ont-ils vanté fa docilité à écouter, fa facilité à comprendre, fon attachement à la régle, fa bonté pour ceux qui le fervent, fon affabilité pour tout le monde ? Mais que ne publie-t’on point de cette maturité de raifon, & de cette dignité qu’il porte dans les Confeils, à un âge où il femble que ce feroit beaucoup faire que d’y porter de la modeftie & de l’attention ?

 

Nous ne doutons pas, MONSIEUR, qu’à tant de merveilleufes qualitez voua n’ayez encore affocié l’amour des Lettres, qui femble inféparable de fon Sang. Le Roi notre Maître & notre Protecteur les honore de fa bienveillance. Dans l’ardeur de fe rendre héréditaires les Royales vertus d’un Pere, qui après avoir été l’objet des plus cheres efperances des François en auroit fait encore toutes les délices ; il ne cultive pas feulement les Lettres, il les fait entrer jufques dans fes jeux & dans fes amufemens.

 

La nature ne donne gueres ce goût prématuré des Lettres à de fi jeunes Princes, qu’elle ne les deftine aux plus grandes chofes. C’en eft le préfage le plus certain. C’eft dans ces tendres années le gage le plus affuré d’une gloire immortelle. C’eft dans l’ame des Alexandres qu’elle verfe l’amour des Homeres. On n’eft pas loin d’imiter les vertus du Heros, quand on fe plaît tant à la lecture de l’Ecrivain qui les a célébrées. Mais on ne s’occupe point des Lettres pendant fa vie, quand on fent qu’on ne doit point les occuper après fa mort ; & on les craint ordinairement quand on les méprife.

 

Grace au Ciel, MESSIEURS, nous trouvons dans le Roi notre Maître, les inclinations que nous y pouvions defirer. Déjà il fuccede par goût à la protection dont fon augufte Bifayeul nous honora par choix. Reconnoiffez dans ces heureufes difpofitions un avant-goût, ou plûtôt une ardente foif de la gloire & des vertus dont vos Eloges ont fait tant de fois retentir la voute de ce Palais. Jettez les yeux fur ceux qui nourriffent ce précieux Germe de la félicité commune, & ne ceffez point de vous promettre un Telemarque, puifqu’il eft encore des Mentors.