Funérailles de M. le baron de Barante, à Barante

Le 26 novembre 1866

Albert de BROGLIE

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

DISCOURS

DE M. LE PRINCE DE BROGLIE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. LE BARON DE BARANTE

Le lundi 26 novembre 1866[1].

 

MESSIEURS,

De cette tombe qui renferme les restes d’un être si cher, et qui sera arrosée de tant de pleurs, doit pourtant s’élever, avant toutes choses, un juste hommage de reconnaissance envers Dieu.

L’homme excellent que nous pleurons nous a été conservé jusqu’à un âge avancé, et n’est pas ravi à notre affection par une fin cruelle et soudaine : Il s’est éteint doucement, dans la pleine possession de sa vaste intelligence, serrant la main de la plus tendre et de la plus dévouée des compagnes, entouré de deux générations d’enfants pieux, léguant la gloire de son nom à l’héritier qui le porte si dignement. Il a pu, de son lit de mort, entendre monter jusqu’à lui les premières expressions de la douleur publique dont le concert éclate en ce moment. Remercions la main divine, qui, pour graver plus profondément son souvenir dans nos cœurs, a fait d’une mort si touchante le couronnement d’une si belle existence.

Vous savez tous comment cette existence a été remplie. M. de Barante a été, dans le cours d’une même vie, tour à tour ou tout ensemble, écrivain célèbre et populaire, chef de plusieurs de nos grands services publics, orateur influent de nos Assemblées politiques, et, dans d’importantes ambassades, représentant de notre grandeur et de nos intérêts nationaux. Quand l’heure de la retraite a sonné pour lui, il a su encore, du fond de sa studieuse solitude, commander, par d’éloquents écrits, la respectueuse attention de la France. Ainsi il a travaillé jusqu’à la dernière heure. Ce vaillant lutteur est mort sur la brèche, et tous ses travaux, en apparence si divers, n’ont été pour lui que les moyens de mettre en œuvre une même pensée. M. de Barante a figuré au premier rang dans le groupe d’hommes éminents qui, épris d’un fier amour pour les libertés publiques, et sincèrement attachés à tous les progrès des temps modernes, ont entrepris de séparer ces biens précieux de l’alliage impur de crimes et de folies qu’y avaient mélangé, pendant la fin du dernier siècle, les passions révolutionnaires. Grande tâche qui devait être poursuivie à la fois dans la région des faits et dans la région des idées, pour empêcher ici le désordre matériel de troubler sans retour les sociétés modernes, là le désordre moral de chasser de l’intelligence humaine les vérités qui en sont l’honneur : Dieu, l’âme et le devoir. M. de Barante a consacré à cette œuvre tous ses efforts dans tous les genres, aussi bien les travaux de sa vie publique que les produits de son talent littéraire. On peut dire qu.il n’a ni prononcé un discours à la tribune, ni écrit une ligne de philosophie ou d’histoire qui ne se soit rattachée dans son esprit à cette pensée dominante. C’était toujours pour assurer à la France la possession de quelque liberté civile, politique ou religieuse, en un mot, quelqu’un des biens promis en 1789, mais en les préservant de l’abus ou de la licence qui menaçait d’en corrompre les bienfaits. Ses plus anciens comme ses plus récents ouvrages portent la trace de la même préoccupation. Par un rare exemple de persévérance, il a mis un demi-siècle de labeurs au service d’une cause qui était pour lui à la fois celle de Dieu, de la liberté et de la France.

Sans doute il ne fut pas seul dans cette tentative, dont d’autres non moins illustres ont partagé avec lui soit la bonne, soit la mauvaise fortune. Mais il y a porté la marque de son génie particulier et l’originalité de son caractère : c’était l’accord d’une volonté douce bien qu’énergique et d’une modération gracieuse de sentiments et de langage. Bien qu’il eût des convictions très-arrêtées presque sur tous les points, rien chez M. de Barante ne ressemblait aux allures d’intolérance hautaine que prend volontiers l’esprit de secte et de parti. Nul esprit n’était plus large, plus libre, plus exempt de préjugés, plus accessible à la contradiction. Personne ne fut jamais non-seulement plus prompt à reconnaître, mais plus empressé de rechercher et plus habile à discerner la moindre part de vérité dans les opinions opposées aux siennes. Doué d’une rare faculté d’observation il devinait les ressorts secrets qui font agir les hommes : il pénétrait d’un coup d’œil sagace l’intérieur des âmes, et cette intelligence des faiblesses et des passions humaines, secondée par un fonds de bonté naturelle, le portait instinctivement à l’indulgence. Mais l’indulgence n’allait jamais jusqu’à lui laisser compromettre le dépôt des vérités qu’il se croyait sûr de posséder et tenu de défendre.

C’est ce mélange de douceur dans les formes extérieures, de souplesse dans la pratique des affaires et dans le maniement des hommes, de persistance tranquille dans le fond des doctrines, qui a imprimé à la carrière de M. de Barante un cachet d’unité morale qu’il serait curieux de suivre à travers les phases variées qu’il a parcourues. Mais raconter cette carrière, ce serait faire l’histoire du siècle entier ; ni le temps ni le lieu ne nous le permettent. Il faudrait vous le montrer d’abord, en qualité d’auditeur au Conseil d’État, attaché à la suite des armées conquérantes du premier Empire, admis dans l’intimité du maître du monde, approchant de sa personne, recevant ses ordres et recueillant avec une surprise juvénile les vives saillies de cet impétueux génie. S’il en admire l’étendue, il n’en subit pas le charme ; il devine d’avance avec une sagacité précoce la fragilité d’un édifice qui repose tout entier sur la volonté d’un seul homme. Vous le verriez, à la même époque (et c’est ici surtout que je regrette de ne pouvoir en dire davantage), rester noblement fidèle, malgré les menaces du déplaisir impérial, à l’amitié d’une femme illustre et proscrite, dont les conseils généreux avaient formé sa jeunesse et jeté dans son cœur les germes d’un amour indestructible pour la liberté. Puis vous devriez le suivre dans les luttes constitutionnelles où s’est débattue et a péri la monarchie restaurée, et où il sut garder, entre deux factions acharnées, une impartialité courageuse ; tantôt défendant la Restauration contre d’injustes attaques, tantôt lui résistant sans l’outrager, et ne l’abandonnant que quand elle eut désespéré d’elle-même. Enfin. dans la dernière période de sa vie active, il faudrait se transporter avec lui, au dehors, dans les postes diplomatiques, où il fut chargé, après l’orage de 1830, d’aller persuader à l’Europe effrayée qu’on pouvait être libéral de conviction sans être révolutionnaire de profession et sans vouloir verser sur le inonde la conquête et la démagogie universelle. Partout vous verriez le spectacle de la même sagesse, ferme sans ostentation, mais sans défaillance, éclairée par un tour d’observation un peu railleur, et ne dédaignant point de mettre une honnête habileté au service du droit.

Que ne puis-je aussi, dans la critique détaillée de ses œuvres littéraires, vous présenter par un tableau parallèle le développement du même caractère ! Soit que dans le Tableau du dix-huitième siècle, qui fut son coup d’essai, mais que bien des maîtres auraient envié, il analyse avec autant de finesse que de force les œuvres des plus grands génies de notre langue ; soit que, dans son Histoire des ducs de Bourgogne, sous une forme naïve, empruntée à nos vieux chroniqueurs, il essaye de peindre sans démontrer, mais fasse revivre pourtant le passé de la France avec des couleurs si animées qu’à tout instant on est tenté de mettre ce passé en comparaison avec le présent ; soit enfin que, dans l’Histoire de la Convention et du Directoire, il fasse justice des déclamations ridicules qui prétendaient transformer en génie l’énormité du crime, c’est toujours le même esprit qui se déploie, c’est un spectateur perspicace, qui se prête avec complaisance à l’étude de la variété des temps, des mœurs et des tempéra­ments humains, mais qui se redresse avec une sévérité intraitable dès qu’un fait ou une idée offense quelqu’une des vérités morales qui sont comme incrustées au fond de sa conscience.

Dirai-je enfin que ce contraste de la fermeté rigide du fond et de la douceur extérieure était sensible chez lui, même dans les relations privées ? Vous me croiriez peut-être difficilement. Ici, surtout, dans ce lieu qui a vécu de ses bienfaits et qui l’a fait vivre à son tour de témoignages d’affection et de reconnaissance, où personne, même le plus humble de ceux qui m’écoutent, n’a jamais reçu de lui d’autre accueil qu’un sourire de bienveillance, on ne connaît guère que l’inaltérable aménité de son commerce, et la douceur parait avoir été aussi bien le ton que la forme de M. de Barante. Oui, sans doute, M. de Barante était doux ; c’était bien la pente de son cœur et l’essence même de son caractère ; il était doux envers les offenses personnelles qui ne touchaient que son amour-propre ou son intérêt ; il était doux envers les contrariétés de la vie, qui ne lui ont jamais arraché un murmure ; il a été doux surtout envers les souffrances et envers la mort. Mais cette douceur n’allait pas jusqu’à lui faire abandonner, même dans .une conversation passagère, le moindre des droits de la vérité. Si quelque mot, dit même en jouant, le heurtait au point sensible d’une conviction intime et désintéressée, la douceur faisait place à une irritation généreuse et contenue, que trahissait seulement l’altération du teint et de voix. Une réponse vive pouvait lui échapper alors, parfois même assaisonnée d’une pointe de malice qui laissait voir que, s’il était d’ordinaire indulgent pour les faiblesses d’autrui et aveugle pour les défauts du prochain, il n’ignorait pourtant en ce genre que ce qu’il ne voulait pas savoir.

Un dévouement si complet à la vérité devait lui mériter le bienfait de la connaître tout entière. De très-bonne heure dans la vie, M. de Barante obtint de Dieu cette récompense. Appelé, par son devoir d’historien, à étudier dans le développement des peuples le jeu de cette force irrésistible qu’on appelle la marche de la civilisation, jamais il n’y avait voulu voir l’œuvre ni d’un aveugle hasard ni d’une fatalité inintelligente ; toujours il en avait rapporté la direction et l’origine à l’action de cette sagesse divine de qui tout émane, aussi bien ce qui change que ce qui dure, et qui, bien qu’immuable elle-même, renouvelle incessamment toutes choses[2]. Mais il ne lui suffit pas d’offrir à cette sagesse incréée l’expression d’une ‘admiration stérile. Ce fut l’adoration de son cœur et l’humilité de son esprit dont il voulut lui faire hommage, en la reconnaissant sous la forme qu’il lui a plu de prendre ici-bas pour ménager nos regards éblouis, et dans l’éclat voilé de son humanité. C’est elle encore qu’il appelait à descendre dans son cœur, lorsque, sentant sa fin venir, il voulut recevoir avec une solennité inaccoutumée, devant sa famille et sa maison assemblées, le sacrement le plus auguste de la foi chrétienne. Ce jour-là sans doute l’humble fidèle dut faire une fois de plus l’aveu de ses fautes ; mais le philosophe, le moraliste, le politique, n’eut rien à désavouer de ses doctrines.

Et maintenant, partez en paix et laissez votre bénédiction à ceux qui vous pleurent, fidèle serviteur de toutes les libertés publiques, noble confesseur de toutes les vérités morales. Au témoignage que vous rendent les larmes de cette foule émue s’unit la voix des amis absents dont je suis l’interprète, celle de la compagnie dont vous étiez l’honneur, celle aussi de tant de morts glorieux et chers qui ont combattu le même combat que vous, et que vous allez rejoindre. Je n’ai droit d’y mêler la mienne que parce que je représente ici à moi seul trois générations qui vous ont aimé. J’apporte sur votre tombe le souvenir de l’illustre amitié dont s’honora votre jeunesse, les adieux du plus fidèle et du plus cher des compagnons de votre vie publique et l’hommage filial de tous ceux qui, nourris de vos leçons dans leur enfance, sont heureux encore, dans les voies obscures et arides du temps présent, d’apercevoir de loin vos exemples pour se guider.

 

[1] Ces paroles ont été prononcées sur la tombe de M. de Barante, dans sa terre de Barante, en Auvergne. Il n’est point dans les usages de l’Académie Française de se faire représenter aux funérailles de ses membres, quand la cérémonie n’a pas lieu à Paris. M. le prince de Broglie n’assistait, donc aux obsèques de M. de Barante qu’en qualité d’ami de la famille. Mais le langage qu’il a tenu a paru à l’Académie une expression si fidèle des regrets qu’elle éprouve elle-même que, dans sa séance du 29 novembre, elle en a ordonné l’impression dans la forme de ses publications accoutumées.

[2] Quae cum sit permanens, omnia innovat. Sap., VII, 27.