Fables

Le 14 août 1863

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

FABLES

LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DES CINQ ACADÉMIES

DU 14 AOUT 1863,

PAR M. VIENNET.

 

 

LE PAPILLON, LE PINSON ET AUTRES BÊTES.

Un papillon de nuit, dans sa course étourdie,
Sur la flamme d’une bougie
S’était dix fois précipité,
Et n’avait dû qu’à sa rapidité
L’heur de n’y pas laisser les ailes et la vie.
Ses amis en pensaient que, loin d’y revenir,
Mon étourdi devait frémir
Au seul aspect de la moindre lumière.
Erreur ; dès que le soir reparut le flambeau,
Le papillon sur lui s’abattit de nouveau ;
Mais cette fois fut la dernière.
Un pinson qui l’aimait, qui même fort souvent
Lui prédisait ce fatal dénoûment,
Le retrouva dès l’aurore naissante
Au bas d’une fenêtre, où, brûlé, mutilé,
Le pauvre diable avait roulé
Sous le balai d’une servante.
« Infortuné ! » disait le pinson larmoyant,
« Il ne serait point là s’il eût voulu me croire.
« Peut-on manquer ainsi de sens et de mémoire ! »
A peine avait-il dit, qu’un miroir flamboyant,
Sur le tapis d’une verte prairie,
Vient tout à coup lancer en tournoyant
Mille jets de lumière à sa vue éblouie.
Devant notre donneur d’avis,
A ce miroir fatal vingt oiseaux s’étaient pris.
Il l’oublie à son tour, il y vole avec joie :
Et tandis qu’à ses chants répondent les échos,
Un filet tombe sur son dos ;
Et l’oiseleur en fait sa proie.
« C’est bien fait, on n’est pas plus fou que ce pinson, »
Dit en ricanant un mouton
Qui paissait près de là sur un puits sans margelle...
Mais je n’ai pas dessein de parcourir l’échelle
De tous les animaux qui se mangent entre eux
Sur la planète de Cybèle.
Remonterais-je, hélas ! jusqu’au plus vaniteux,

A cet être si fier de sa vaste science,
De son esprit, de sa raison,
Je trouverais partout qu’il n’est pas de leçon
Plus vaine que l’expérience.

 

LE SINGE DE L’ANTIQUAIRE

Ou L’INFLUENCE DES COIFFURES.

Un singe avait pour maître un savant antiquaire
Qui, de tous les coins de la terre,
Avait dans son musée à grands frais amassé
Des reliques du temps passé,
Des défroques de rois, des vases, des armures,
Des cercueils de Memphis, des bronzes, des tableaux ;
Et, parmi ces trésors de diverses natures,
On vantait surtout les coiffures
Dont s’étaient abrités vingt illustres cerveaux.
Sur les pas de son maître entré dans ce musée,
Mon singe prit un casque à visière brisée,
Qu’au grand jour de Ravenne avait porté Bayard ;
Et le voilà faisant le diable à quatre,
Jurant, sacrant, n’aspirant qu’à se battre,
Criant : Meurs ! pille ! tue ! et frappant au hasard.
Mon savant s’ennuya bientôt de ce tapage,
Et, du casque fatal lui dépouillant le front,
D’un tricorne à grands bords coiffa le rodomont.
Mon singe prit alors l’air d’un saint personnage,
Le cou tors, l’œil baissé, le regard patelin.
Mais, à l’aspect d’un portrait de Calvin,
II recule d’horreur, pousse des cris de rage,
Appelle des archers, des bourreaux, et pourquoi ?
C’est que le vieux tricorne était un héritage
Du jésuite Tellier, confesseur du grand roi.
Aux cris de l’antiquaire il le jette à la hâte ;
Mais il prend par malheur la toque d’avocat
Que portait à Clermont le célèbre Domat,
Et parle, parle, parle à se rompre la rate.
Puis, croyant la remettre en son premier état,
Il ceint, au lieu de toque, un bonnet écarlate.
Le maladroit c’était le bonnet de Marat.
Dans les rois et les grands il ne voit que des traîtres,
Dévoue à l’échafaud les riches et les prêtres,
Crie à l’aristocrate, au suspect, au brigand,
Au réfractaire, à l’émigrant.
Mon savant, cette fois, en perdit patience,
Saisit un bonnet de coton
Pris sur Jacques Bonhomme au pied de sa potence,
En couvrit du braillard la nuque et le menton,
Et le singe endormi garde enfin le silence.
Vous qu’ont endoctrinés ou Gall ou Lavater,
Qui jugez les humains de ce siècle de fer
Sur le crâne ou sur la figure ;
Et vous qui rejetez nos mœurs et nos défauts
Sur l’éducation, l’exemple ou la nature,
Vos jugements portent à faux :
Tout dépend de notre coiffure.

 

LES CASTORS ET L’ÉCUREUIL.

Non loin du Missouri, sur les bords d’un ruisseau
Qui lui portait d’une course rapide
Le modeste tribut de son onde limpide,
D’un peuple de castors s’élevait le hameau.
Ce peuple aime des lacs l’eau profonde et captive ;
Et ce ruisseau bruyant, son onde fugitive
Importunant son oreille et ses yeux,
Il voulut que, joignant et l’une et l’autre rive,
Une digue en contînt le cours impétueux.
Le voilà donc formant deux troupes séparées,
Qui rongent tour à tour de leurs dents acérées
Un sapin vigoureux sur la grève planté.
Quand du faîte de l’arbre un cri se fait entendre,
Et vers les travailleurs se hâte de descendre
Un écureuil épouvanté.
« Arrêtez ! » leur dit-il d’une voix attendrie ;
« Grâce pour ce sapin, grâce, mes bons amis !
« Il fut de mes aïeux la demeure chérie ;
« Je dois la léguer à mes fils. »
— « Tant pis pour eux, il nous est nécessaire, »
Lui répond un castor. « Change de logement ;
« Nous avons une digue à faire,
« Et cet arbre en sera le plus sûr fondement. »
— « Ce n’est pas pour mon toit que ma voix vous implore, »
Repart l’infortuné, que ces mots font frémir ;
« Mais j’ai trois fils jeunes encore.
Trop faibles pour me suivre, hélas ils vont périr,
Vous êtes les plus forts, nous sommes sans défense :
« Abuserez-vous sans rougir
« De votre force et de notre impuissance ?
« Par pitié, laissez-vous fléchir. ! »
Les castors gardent le silence ;
Mais leur fatal labeur ne se ralentit pas,
Et l’écureuil a perdu l’espérance.
Vers le nid paternel il remonte à grands pas
Il rejoint en pleurant ses petits et leur mère.
Allons, » dit-il, « allons, il faut fuir de ces lieux :
Cet arbre va tomber sous les coups furieux
D’un ennemi cruel et sourd à ma prière.
Chers enfants, sur mon dos un de vous montera ;
Femme, que le dernier s’attache à ta mamelle ;
« Entre nous deux le plus fort marchera,
Soutenu par ta queue et ma main paternelle. »
Chacun des deux époux a choisi son fardeau.
Ils gagnent à pas lents un solide rameau
Qui, d’un sapin du voisinage,
Venait croiser l’épais feuillage
Où s’était jusqu’alors abrité leur berceau.
Ils sont enfin sauvés ; dans ses bras tutélaires
L’arbre voisin les a reçus.
Mais ils frappaient les airs de leurs plaintes amères,
Sans savoir si leurs vœux pouvaient être entendus.
Les castors cependant ont fini leur ouvrage.
Le sapin, scié par leurs dents,
Craque, tombe ; et soudain de longs gémissements,
Des cris affreux sont partis du rivage.
C’est qu’en un coin de l’univers
Veille une éternelle puissance,
Dont les tyrans et les pervers,
Dans une heureuse imprévoyance,
Ne soupçonnent jamais l’invisible présence.
Un vent fougueux, inattendu,
Sur le sapin branlant tombé comme un orage,
L’avait jeté sur le village
Des inhumains qui l’avaient abattu.
Ils n’avaient rien sauvé de cette immense perte
Cabanes et greniers, tout était saccagé.
De morts et de blessés la plage était couverte,
Et l’écureuil était vengé.

 

L’ÂNE QUI SE PLAINT DE SON SORT.

Un âne cheminait, portant une fermière ;
Et, voyant dans un pré des moutons qui broutaient,
Près d’un riant bocage où des oiseaux chantaient,
Enviait leur bonheur et plaignait sa misère.
« Ils sont joyeux, contents, » disait-il à part soi.
« Ils n’ont rien à porter et ne songent qu’à paître,
« Et moi, pour travailler le destin m’a fait naître
« Le plaisir est pour eux, la fatigue pour moi. »
Sa plainte finissait à peine,
Qu’au bahut d’un bouclier deux dogues attelés
S’arrêtent devant lui sans force et sans haleine,
Tombent sur le chemin, de fatigue accablés,
Et laissent panteler leur langue sur l’arène.
Mon âne les regarde et passe en gémissant.
Mais c’est bien pis quand il voit plus avant
Un mulet tout couvert de sueur et de boue,
Qui vainement s’efforce à tirer d’un bourbier.
Un tombereau plein de fumier,
Et les grands coups de fouet dont son maître le roue
Mon âne à cet aspect, loin de se lamenter,
De maudire son sort, s’y résigne et se loue
De n’avoir pour son lot qu’une femme à porter.
Et toi, bipède humain, quel que soit ton partage,
A plus heureux que toi ne te compare pas.
Pour être heureux soi-même il est prudent et sage
De regarder toujours en bas.

 

LE LION, LE CHIEN ET LES RENARDS.

D’un lion de l’Atlas, héritier de son père,
On célébrait l’avènement ;
Et ses heureux sujets, comme font d’ordinaire
Tous les bons peuples de la terre,
Étaient dans le ravissement.
On distinguait surtout, dans la suite royale,
Des renards fort bruyants qui lassaient les échos
De leurs vivat, de leurs bravos.
Leur fol enthousiasme était même un scandale.
Mais de leur bruyante gaîté
Leur nouveau maître était flatté.
II souriait à leurs gambades,
Y voyait des preuves d’amour,
Et leur envoyait en retour
Les plus amicales œillades.
Un chien suivait en paix, heureux à sa façon,
De son contentement faisait peu d’étalage,
Et des renards parfois condamnait le tapage ;
Mais il ne rencontrait dans les yeux du lion
Que du dépit et de la rage.
Vous devinez que, grâce au bon plaisir,
Chaque jour des renards vit croître la fortune ;
Mais tout ce qui commence est sujet à finir,
Et les rois sont soumis à cette loi commune.
J’abrége mon histoire et cours au dénoûment.
Par le plomb d’un chasseur blessé mortellement,
Mon lion à la nuit dut une heure de vie,
Et put dans les forêts cacher son agonie.
Qui le suivit ? Les renards ? Non, vraiment.
Ils allaient étourdir de leur bruyant hommage
Le futur possesseur du royal héritage.
C’était le chien, qu’à son dernier moment
Mon lion rougissait d’avoir pu méconnaître.
« Pardonne, disait-il, « à ton injuste maître.
« Je te jure, si j’en reviens,
« Que tu seras comblé de faveurs et de biens. »
L’aurait-il fait s’il eût vécu ? Peut-être ;
Mais le bon chien n’y pensait pas.
Il répondait, en léchant la blessure
« L’amitié qu’on affiche avec tant de fracas
« Pour les grands et les potentats,
« N’est ni sincère ni bien sûre. »