Discours sur les prix de vertu 1854

Le 24 août 1854

Narcisse-Achille de SALVANDY

Discours sur les prix de vertu

de M. le comte de Salvandy
Directeur de l’Académie française

Lu en séance le 24 août 1854

 

 

MESSIEURS,

C’est une rude tâche, et que le devoir seul pouvait me prescrire, de prendre la parole dans cette solennité, entre toutes les grandes choses que nous venons d’entendre, que nous voudrions écouter encore, et les beaux vers qui nous sont promis, où vous êtes sûrs de trouver le talent, où vous trouverez sans mélange un digne tribut à la Grèce antique, une noble et fidèle offrande à la Grèce moderne. Réclamer quelques moments d’un auditoire si profondément ébranlé, si justement impatient, c’est être trop dans mon sujet : c’est vous demander un acte de vertu.

Appelé pour la quatrième fois, par une précieuse bienveillance, à l’honneur de remplir ce ministère, dans les circonstances et les situations les plus diverses, j’éprouve qu’il m’étonne et me trouble toujours. Qui est-on pour distribuer de telles palmes ? Quelle conscience assez intrépide, quel cœur assez dégagé de l’étreinte des passions humaines, pour ne pas se sentir humble devant ceux qu’il nous faut couronner ? Cette mission doit enseigner à l’Académie, ou du moins à son interprète, la modestie que nous risquons de désapprendre à la vertu.

Il y a quelques années, dans cette enceinte, un vieil ami de mon enfance, le comte de Cessac, ancien ministre de l’Empire et contemporain de M. de Montyon, s’étonnait que le genre humain eût attendu jusqu’aux derniers jours de l’ancien régime, qu’il lui eût fallu trois mille ans pour passer des prix olympiques aux prix Montyon, des récompenses pour le ceste et le disque aux récompenses pour la vertu. Oserai-je le dire ? je ne suis pas certain que le genre humain eût aussi tort qu’on le supposait. Tout le monde sait en quoi, dans les combats du disque et du ceste, consiste la victoire ; mais à quels traits constants reconnaître toujours ces combats et cette victoire de l’âme qui constitue la vertu ? Qu’était ce exactement que la vertu ? De quels éléments précis se composait-elle ? Quel mélange des imperfections humaines pouvait-elle supporter, sans perdre sou nom et ses droits ? L’œil des hommes découvre-t-il les mobiles cachés qui font le vrai caractère et la moralité des actions humaines ? Quel autre juge, pour les pénétrer sûrement de son regard que celui qui sait et qui voit tout ? C’est par toutes ces raisons que, dans les sociétés chrétiennes, on n’avait admis jusqu’alors, pour la rémunération des œuvres de l’homme, d’autre arbitre que Dieu lui-même. Le juge était infaillible, le mérite certain, la récompense infinie. Elle avait provoqué au bien tous les hommes, pendant toute la vie, par le seul attrait du bien même. La religion se chargeait de nous faire entendre, tous les jours et à toutes les heures, l’arrêt destiné à retentir dans l’éternité.

Mais d’autres temps étaient venus, d’autres pensées. La loi morale s’était séparée hautement de la loi religieuse, qui seule lui donne une solide base. Tout cédait aux entraînements de ce siècle qui vient d’être condamné de si haut à l’instant même, moins par la sévérité des jugements que par la grandeur du contraste et l’éloquente opposition des maximes siècle imprévoyant, qui commença par des chimères, continua par des sophismes, termina par des holocaustes, toujours dans le faux ; et, en conséquence, se disant, avec une effrayante bonne foi, l’âge des lumières et de la vérité ; siècle tout français par l’esprit et le courage, pour qui nous avons tous du faible dans notre pays par cela même, qui nous a donné les dernières conquêtes que nous ayons gardées jusqu’à l’Algérie qui a inscrit clans nos fastes, avec les noms de Fontenoy, de Berghen de Fleurus nos dernières grandes victoires navales jusqu’à Navarin ; siècle brillant, généreux, décevant, qui devait perdre tous ceux qu’il charma, qui avait charmé presque tous ceux qu’il perdit, et, chose étrange, les charmait encore, rares et confiants naufragés, au sortir des abîmes ; siècle prospère et libre comme aucun autre ne l’avait été dans l’histoire, et qui tourna toutes ses forces contre lui-même, en les tournant sans merci contre toutes les assises de l’état social ; qui partit de l’innocente utopie du royaume de Salente pour arriver à la république que nous savons ; qui se mit à célébrer l’état sauvage en pleine France et en plein Versailles, sans imaginer qu’il put en receler dans son sein les fureurs et les misères ; qui fut une pastorale de quatre-vingts années sur l’amour de la nature, l’amour des hommes, l’amour des lumières et de la vertu, pour aboutir à la Terreur ; siècle malheureux, qui ne pouvait pas avoir un autre destin car il voulut étouffer dans l’âme humaine le principe saint , le besoin de foi et d’espérance divines, que la philosophie antique y a reconnu et célébré sans pouvoir le satisfaire, que la loi chrétienne a satisfait et constitué, qui est le fondement de la vie de l’homme, le fondement de la vie des États. Et comme il a répudié, en même temps, toutes les traditions, les idées, les institutions qui étaient les points d’appui de l’autorité et les points d’arrêt des nations, il devait rendre également impossibles après lui, sur le sol mouvant qu’il a fait, le pouvoir et la liberté : le pouvoir, dans les jours d’agitation, la plupart du temps sans but et sans cause, la liberté, dans les temps de désarmement, de peur ou de lassitude. Jamais la pensée humaine n’avait été si hardie, jamais si confondue !

Il faut dire que la société française, au milieu de la carrière où elle était entraînée, sans s’effrayer encore de sa marche, s’en étonna. Devant ce grand vide de la religion absente, elle voulut quelque chose pour le remplir. En abattant l’arbre qui abritait le monde, on prétendit ne pas renoncer à ses fruits. Comme la raison humaine avait remplacé la raison divine, on pensa raffermir l’ordre social en remplaçant la religion par la vertu. La vertu devint la sollicitude, la prétention, l’idolâtrie de la société la plus distraite du devoir qui se vît jamais. Ce fut entre les opinions, les classes, les partis, à qui tiendrait le plus haut le drapeau de la vertu. Nous ne trouverions pas un livre du temps où le mot sacramentel ne brille tracé à toutes les pages ; et, bien entendu, cette vertu sans définition, sans code et sans sanction, était un mot vide de sens. Elle n’entendait ni rien prescrire, ni rien proscrire. Elle s’accommodait de tous les désordres au besoin, elle encensait ceux des trônes, comme leur contingent dans l’œuvre de la démolition universelle. En renversant le vrai Dieu, l’homme, suivant l’usage, mettait de faux dieux à sa place, sans se méprendre sur leur vanité. Ceux même qui osaient encore les combattre se servaient indifféremment de la langue de tout le monde. Un grand athlète de l’Église de France (l’abbé Maury), prenant séance dans l’Académie française (1785), se félicitait, bien moins, disait-il, de voir autour de lui les noms les plus illustres de la littérature, que d’y voir les plus vertueux des hommes ! On ne parlait pas autrement à nos heureux devanciers. Personne ne l’eût imaginé.

Ce tour étrange des esprits eut pour résultat de charmer réellement et de rassurer les âmes élevées ; il leur montra un point d’arrêt dans la transformation sociale pressentie et acceptée par tout le monde. Tout le monde avait fait son deuil de l’ordre religieux. On crut tenir à l’ordre moral par une ancre solide. Ce fut alors qu’une main inconnue, qui s’est révélée plus tard, afin de donner, du moins, quelque consistance, s’il se pouvait, à ce qui n’en avait si visiblement aucune jusqu’alors, institua, pour la première fois, un prix pour la vertu. Cette création fut une satisfaction universelle. On crut à une innovation immense. On prophétisa hautement la prochaine abolition des lois répressives. On vit le terrible besoin de punir remplacé bientôt par le soin facile de récompenser. Le grand monde, qui mettait sa gloire à marcher à la tête des idées nouvelles, le bienfaisant duc de Penthièvre, la jeune et noble duchesse de Chartres, l’auguste reine Marie-Antoinette, cette reine de tous les enchantements, de tous les héroïsmes et de tous les martyres, témoignèrent avec éclat leur admiration. On admettait généralement que le règne d’Astrée allait commencer. Et, à cette époque, tout le monde, sans en excepter les têtes couronnées, regardait l’avénement d’Astrée comme une très-belle perspective pour le genre humain.

Le généreux M. de Montyon, car c’était lui, avait rendu sa création plus populaire par l’attribution à l’Académie du jugement d’un concours si nouveau à tous les titres. Magistrat, l’esprit qui régnait ne permettait pas au fondateur. d’imaginer qu’il y eût aucune magistrature au-dessus de celle de la pensée. Les lettres étaient les grandes puissances du siècle. Les gens de lettres, sous le nom de philosophes, voyaient les trônes s’abaisser devant eux. Ils avaient eu des rois, et les plus grands de tous, pour courtisans. Ils constituaient l’aristocratie de l’esprit, sous laquelle on se faisait gloire de courber toutes les autres, surtout quand on était des autres car on se croyait assuré de garder sa place dans la noblesse du sang ou des charges, et de la marquer d’autant mieux dans celle de l’esprit. L’abdication couvrait un cumul. D’ailleurs, ce que les flatteurs des lettres, et c’était tout le monde, célébraient surtout en elles, c’était bien moins le talent, ou même le génie, que l’amour de la vertu. Les paroles que nous avons citées étaient les plus modérées de toutes. On n’abordait pas l’Académie sans l’appeler une assemblée de sages. On ne réfléchissait pas que quarante, c’était beaucoup. L’antiquité n’en compta que sept, en y mettant des siècles. Encore quelques-uns eussent-ils été embarrassés, s’il leur avait fallu décerner le prix de la vertu. On a cherché les motifs du choix qui était fait de nous : les voilà. C’était acte de justice, autant que de déférence, envers la grande autorité du temps.

Cela se passait sous le règne du plus vertueux des rois, comme on disait alors, comme on avait tant de raisons de le dire cette fois, en 1782 au moment de la paix d’Amérique, à ce moment d’allégresse triomphale ou la monarchie française, plus que jamais puissante plus que jamais tranquille sur ses destinées, dominait, sans rivale, l’ancien monde et le nouveau par son ascendant et ses victoires. Parmi ces prospérités venait de naître, comme pour les perpétuer, le premier fils de Louis XVI, le frère aîné du royal enfant dont nous couronnions tout à t heure la douloureuse histoire. Le marquis de Condorcet entrait à ce moment à l’Académie française. Il ne savait pas plus que la France où il allait, et pensait simplement ce que pensait tout le monde. Aussi, dans son discours de réception salue-t-il les trois grands événements la conclusion de la guerre d’Amérique, la royale naissance, et les prix de vertu. Il proclame sincèrement combien il est doux à la France de voir son jeune roi (c’était le Louis XVI !) donner l’exemple de vouloir toutes les libertés que l’homme tient de la nature ! et il expose les nombreux actes qui justifiaient cette louange. Ensuite il remercie le destin de la France d’accorder à nos vœux un petit-fils d’Henri IV et de Léopold de Lorraine (M. Villemain disait tout à l’heure, de Marie-Thérèse), qui croîtra pour le bonheur de la nation ! Il entrevoit, sous les auspices de l’heureux enfant, des horizons fort au delà de la vertu ; car, enfin, la vertu suppose des résistances vaincues ; « et les lumières, a dit-il, rendent la vertu facile. Pourquoi ne les verrions-nous pas créer, pour une génération fortunée, une méthode d’éducation et un système de lois qui rendraient presque inutile le courage de la vertu ? »

« Déjà, disait-il encore, l’homme, écoutant la voix de son cœur et de sa raison, met au rang des crimes la fureur des conquêtes ! Les guerres seront plus rares. N’avons-nous pas la consolante CERTITUDE qu’il n’y aura plus de ligues de factieux, plus de proscriptions, PLUS DE MASSACRES ?... » Ne trouvez-vous pas, Messieurs, que ce mot, prononcé alors, si près des démentis qui l’attendaient, fait frémir ? Le siècle des illusions ajoutait, par la voix de son enthousiaste interprète : Né dans un siècle éclairé, au milieu d’une nation où la lumière plus vive est aussi plus également répandue, le fils de Louis XVI sera le bienfaiteur de siècle, et il apprendra de sa mère à préférer aux respects qu’on doit à la puissance, les hommages volontaires que le cœur aime à décerner à la bonté ! comme elle, il ne se souviendra de sa grandeur que pour pardonner les injures. » Je m’arrête, Messieurs. De tant de prédictions, la dernière était la seule qui dût être tenue.

Voilà parmi quelles promesses grandissaient les augustes et malheureux enfants dont nous venons d’entendre déplorer en si magnifique langage les destinées ! Voilà par quels chemins de fleurs une société entière courait aux abîmes ! et elle y entraînait avec elle ses guides, si confiants, si augustes, qui avaient par eux-mêmes et par toute notre histoire tant de recommandations héroïques. Comment n’être pas épouvantés de voir quels courants successifs de rêves, de mensonges, de colères, de peurs, de sujétions, pourront s’établir, impétueux et invincibles, au sein d’un peuple plein de courage et de génie, qui n’a plus de règle fixe, plus de loi suprême, plus de croyances, sinon en ses lumières, son bon sens et ses droits, de sorte qu’il ne voudra plus ni frein ni barrières

On serait bien étonné aujourd’hui, si je faisais voir, par les périls qui attendaient nos couronnes, le péril fondamental des définitions arbitraires de la vertu quand on ne s’appuie pas à des données invariables et immortelles. L’antiquité avait dit admirablement qu’il n’y a point d’institutions sans les mœurs, et elle s’était arrêtée là forcément. Elle ne pouvait appuyer les mœurs à des religions qui enseignaient les systèmes du monde, et non la morale. Au contraire, c’était de propos délibéré que l’esprit moderne se privait de cette pierre angulaire. On rétrogradait de deux mille ans, au nom du progrès ! On revenait à des temps qui étaient ceux de la chute d’un monde, pour faire un monde nouveau, pensait-on en réalité, pour ravoir tout ce que ces temps avaient donné

En effet, la Vertu eut officiellement des autels, comme chez les anciens, sous le Directoire. La Raison venait d’avoir des temples, pendant le sauvage délire dont on sortait. Jamais ces noms augustes n’ont tant retenti chez une nation que sous des régimes qui les outrageaient d’une façon inconnue parmi les hommes. Dans cette déclamation universelle qui avait été, depuis cinquante ans, et qui restait l’ivresse commune, ils étaient arrivés, de proche en proche, aux dernières profanations. C’est chose douloureuse, entre tant d’autres, dans les annales de la Terreur, de voir les plus grands coupables se pousser réciproquement à l’échafaud, en invoquant le nom de la vertu. La vertu est la prétention des vainqueurs du jour, la consolation de ceux de la veille, l’orgueil effrayant de tous. Mais, chose plus étrange, j’allais dire plus douloureuse, ce n’était pas hypocrisie ! Si profond avait été le travail pour dévaster les consciences, pour fausser et pervertir les esprits, que la démagogie, croyant être le droit de tous et le devoir de chacun, s’appelait sincèrement la vertu. Le crime se sentait en droit de régner, sous ce manteau ; il frappait en sûreté de conscience, sous cet abri. Car jamais le mal ne s’appelle par son nom ; Dieu ne l’a pas permis. S’il le disait, il ferait horreur ; peut-être si lui-même le savait à l’avance, se ferait-il horreur à lui-même. Les peuples seront sauvés quand, à force d’expériences extrêmes ou de saines maximes, ils sauront le discerner sous les noms trompeurs, et s’arrêter dès le premier des pas qui mènent aux abîmes !

D’autres temps sont venus. Les vocabulaires de la révolution ont péri avec elle, grâce à Dieu, et les mots ont repris leur véritable sens. Mais qui ne reconnaît d’où était venu le plus profond désordre d’idées qui se soit vu dans l’univers ? Comment se peut-il qu’il y ait des esprits qui s’abusent encore, qui ne sentent pas que la société entière périt, pour avoir brisé ses ancres ? Le XVIIIe siècle a fait un mal plus grand que ses fautes et ses maximes c’est de flatter, an plus profond de nos âmes, des passions généreuses qui les lui enchaînent encore ; c’est de faire vivre après lui des idées et des principes qui ont été, qui seraient de nouveau, s’ils restaient debout, nos obstacles insurmontables ; c’est de se créer des apologistes qui le protègent, sans lui ressembler, jusqu’au milieu de nos impossibilités et de nos douleurs, dont il est le vrai coupable. Jeunes gens d’esprit et de cœur, n’appelez pas grands généraux ses combattants à outrance et en pleine paix, ses assaillants par le fer et le feu, qui attaquèrent le christianisme, et Dieu lui-même sur ses autels, pour faire la guerre, disaient-ils, à la superstition, ou renversèrent le trône et les lois, et firent régner à la place les échafauds, pour combattre les abus ! Vous parlez des grandes batailles qu’ils ont gagnées ! Lesquelles ? Contre la Providence, contre les croyances et les respects du monde, contre les consolations de tout ce qui souffre, contre les espérances, les refuges, les forces, la dignité de l’âme humaine. Encore les ont-ils reperdues, grâce à Dieu. Cette séance, à elle seule, ne vous l’aurait-elle pas dit ? Tout ce qu’ils ont abattu, principe religieux, pouvoir souverain, s’est relevé. Il ne reste dans la poussière, foulées aux pieds par les générations, que des idées tutélaires, qu’ils n’entendaient pas mettre en cause pour la plupart, et qui nous ont laissés sans une pierre sous la main, quand nous avons voulu bâtir ! Tant que nous conserverons de tels cultes, nous serons dans le vide et dans le faux toujours placés entre le péril des avortements et celui des destructions.

Quoi ! n’avons-nous pas senti ce qu’est l’insuffisance des croyances morales et sociales, dans notre propre histoire ? Tous les siècles ont un rôle et un esprit à part. Le nôtre seul n’a pas de caractère encore. Arrivés à la moitié de notre course, nous nous demandons avec inquiétude quel sera le vrai sens de l’époque contradictoire dont nous sommes les artisans étonnés. On a vu les générations présentes poursuivre tour à tour les plus grands buts de ce monde, des buts de géants, y atteindre, et tout s’évanouir. L’œuvre impossible de la monarchie universelle par la victoire, l’œuvre difficile et glorieuse de la monarchie constitutionnelle par le droit des trônes, plus difficile et plus périlleuse par le droit des peuples, ont eu le même destin, des succès admirables et une chute soudaine La gloire des armes, la gloire des lettres, la gloire des sciences, la gloire des arts, la gloire de l’industrie, la gloire de l’éloquence, la gloire des conquêtes, nous ont été prodiguées, nous le sont encore. Et aucun orgueil ne nous reste de tant de grandes choses ; aucune joie, de tant de dons du ciel ! Témoins et acteurs de prodiges inouïs, nous n’entendons parler que de découragement et d’impuissance ! Pourquoi, quand telle est notre force que chacun de nos mouvements contraires entraîne le monde ? Force glorieuse, malgré tout ! car ce que nous avons accompli d’extraordinaire a été notre ouvrage et notre honneur ; ce que nous avons tenté sans succès de légitime et de sensé a péri du fait d’autrui du fait de nos devanciers.

La suite des temps, à elle seule, veut que l’œuvre de la reconstruction morale soit la tâche du siècle où nous sommes. Si brisée qu’elle ait été par tous les chocs, espérons qu’il n’y faillira pas. Nous sommes tous ses ouvriers. Le travail qui nous est ici donné fait partie de l’œuvre commune. L’action que de grandes fondations nous appellent à exercer trouve désormais dans les croyances une base certaine, et le public sait comment nous comprenons nos devoirs. Il vient d’applaudir le de Officiis d’un grand corps qui a l’honneur de représenter les lettres chez une nation sensée et éloquente. Les sociétés n’ont jamais vécu qu’à ces conditions.

Après la tourmente, M. de Montyon avait repris avec confiance l’ouvrage de sa jeunesse. Il le développa et l’agrandit. Tout ce qu’il avait pensé, tout ce qu’il avait voulu avant l’émigration et la Terreur, il le pensait, il le voulait encore. Sous la rude épreuve des événements, il n’avait jeté à la mer aucune de ses espérances, aucune de ses convictions. Je l’ai connu dans ma jeunesse. C’était quelque chose d’imposant et de touchant que cette fidélité d’une existence si éprouvée à toutes les idées d’humanité, de justice, de civilisation, de liberté, de vertu, qui avaient charmé sa jeunesse, entendues dans leur vrai sens. Jusque dans ses vêtements surannés et sévères qu’il faisait respecter, le noble vieillard était resté si semblable à lui-même sur les deux rivages opposés du courant terrible, qu’on aurait pu croire qu’il n’avait rien oublié ni rien appris. Il avait appris une grande chose qui en atteste beaucoup d’autres la nécessité d’une direction morale pour cette puissance des lettres, si longtemps déréglée, parce qu’elle avait été absolue, parce qu’elle n’avait plus eu ces contre-poids de la religion, de l’autorité, des hiérarchies sociales, qui sont nécessaires à tout chez les nations. L’utilité positive de ces prix de la moralité littéraire, si on peut parler ainsi, serait suffisamment établie’, quand la société ne leur aurait d’autre obligation que ce rapport annuel dont vous êtes émus encore ! Il va porter, chaque année, cette émotion réparatrice et féconde dans toute la république des lettres, et par là on n’entend pas parler seulement de ceux qui écrivent. Ceux qui lisent sont la partie essentielle, le vrai forum de cette république, seule nécessaire, grâce à Dieu, et universelle.

En rétablissant, au même moment que les prix littéraires, ses anciens prix de vertu, et en les agrandissant, à l’époque et sous les auspices ou il le fit, M. de Montyon sut bien que dans ce double ministère, nous rattacherions, d’une main résolue, au principe et au sentiment religieux, la loi morale qui ne s’en séparera plus. Ainsi le voulait désormais le temps ; ainsi le firent immédiatement les premiers interprètes de l’Académie, ces personnages illustres, Daru, Desèze, Laplace, Ségur, l’évêque d’Hermopolis, et tous les autres que je ne puis nommer. Les deux créations étaient liées l’une à l’autre elles attestaient et voulaient une même pensée.

Certes, c’eût été une grande chose si, à côté de l’inventaire de nos richesses et de nos directions littéraires, on avait pu placer un inventaire moral, rendant compte à un grand peuple de lui-même, de ses mœurs, de ses croyances, de ses vertus de tout ordre, par conséquent de ce qui fait à la fois sa force et son génie. Autant je suis convaincu qu’en contemplant les grands travaux les grandes découvertes les solides renommées du demi-siècle qui vient de venir, on trouvera que le génie national ne porte en soi aucun caractère d’abaissement et d’infériorité, que le nom de décadence n’atteindra pas des générations qui ont été, par tant de côtés, fécondes et glorieuses, autant j’ai le bonheur de penser également qu’en tenant compte de tout, en ne s’arrêtant pas aux superficies, aux accidents à des émotions qui passent, cet inventaire montrerait l’état moral de la société française dans un progrès plein de consolations et d’espérances. Quand on veut procéder à l’un ou l’autre de ces jugements, il faut se détacher du point de vue contemporain, faussé toujours par la multitude des objets et la vivacité des impressions. Ainsi, nous ne voyons, dans l’histoire, les hommes supérieurs qu’à distance, et dans le vide que le temps a fait autour d’eux. De leur vivant, ils ne dépassaient que de peu de chose la foule échelonnée à leurs côtés. La preuve, c’est qu’on les méconnaissait ! Maintenant, ils dominent de toute leur hauteur le cours entier de l’histoire ; ils peuplent seuls, comme des statues immortelles, tout ce passé qui, sans eux, serait muet et désert. Ainsi arrivera-t-il pour le temps où nous sommes. Nous n’avons pas de mesure certaine pour fixer la taille et le rang de nos contemporains illustres. Nous les touchons de trop près. Nous voyons leurs côtés faibles ; ce sont les grands que verra l’avenir. Considérons déjà ce que sont quelques noms des commencements du siècle, quelques fortes images qui se détachent par degrés de la foule, et soyons assurés qu’au jugement de la postérité, redevables à Dieu de nous avoir fait naître dans un grand pays, nous le serons encore de nous avoir fait vivre dans une grande époque, et en société de ces statues immortelles dont je parlais, aujourd’hui pleines de vie, et attendant, quelquefois à leur insu, leur plénitude de renom et de gloire.

De même pour l’ordre moral. Le demi-siècle que nous avons déjà fourni a été marqué par un caractère général dont tout homme de sens doit lui tenir compte : c’est l’opposition à l’esprit du dernier siècle, opposition qui est à elle seule un témoignage marqué du rétablissement des grandes conditions de la moralité humaine parmi nous. Au milieu du va-et-vient des entreprises et des pensées, l’ordre a été l’idée dominante depuis cinquante ans, en y comprenant, bien entendu, tant de généreux efforts pour les libertés publiques, régulières et sensées, qui sont le dernier terme de l’ordre, mais qui ne le sont qu’à la condition d’être possibles, c’est-à-dire d’être régulières et sensées, de s’appuyer à tous les principes sociaux, puissants et respectés.

Les incertitudes, les défaillances, les changements même, ont porté un caractère de délaissement des vieux préjugés, de répudiation des prétentions extrêmes, de retour aux idées saines, de rapprochement des divers éléments de la société française, qui constitue un état moral où le bien est possible plus qu’il ne l’a été réellement parmi nous, à aucune époque de notre orageux passé. Qu’on me pardonne de chercher le bien dans mes propres mécomptes, et de m’applaudir si je l’y trouve ! L’optimisme désintéressé est une offrande qu’on peut toujours adresser à son pays.

Indépendamment de nos sentiments exclusifs, de nos naturelles et glorieuses partialités, nous avons, pour apprécier notre temps, une difficulté profondément morale, qui tient à ce que le mal nous blesse plus que le bien ne nous étonne. C’est le mal que nous remarquons ; ce sont les ombres du tableau qui frappent nos yeux, qui se déploient, qui nous importunent. On ne prend pas garde à la lumière, quand on y vit. Mais parcourez, sur les pas des guides les plus favorables et les plus illustres, la première moitié du grand siècle, qui ne fut jamais plus admirée qu’aujourd’hui. Quoique ses orages aillent à peine jusqu’aux premiers mouvements des tempêtes dont nous avons épuisé les fureurs et les inconstances, on peut affirmer que les caractères se sont trouvés, de notre temps, plus fortement trempés, que les âmes ont soutenu plus facilement de plus difficiles épreuves, que nous sommes injustes pour nous-mêmes quand nous ne remarquons pas, en très-grand nombre, les actions, les sentiments et les idées qui ennoblissent une époque dans l’histoire. Tout le monde, par cela même, peut en accepter la louange, car c’est une part de la richesse publique. Jamais, en particulier, l’adversité, qui est le grand signe de la valeur morale des époques historiques, n’a été si bien portée. Quelquefois héroïque, elle a été digne toujours. Elle a été calme, patriotique, faisant des vœux pour la fortune de la France. Nous aurions tort de l’oublier, surtout les jours où nous rendons hommage à la vertu. Car nous avons ce malheur qu’elle ait été presque invariablement, depuis 1789, une des gloires de la France. Condé aujourd’hui ne se séparerait pas de sa maison pour se réunir aux ennemis. Il n’aurait pas de feuillets à arracher de son histoire, pas de sentiments à arracher de sou cœur.

L’avouerai-je ? Les femmes même du XVIIe siècle, dussé-je avoir l’air de contester un idéal des intelligences supérieures que je respecte, que je ne veux pas détruire, mais rapprocher, nie semblent, par les grands côtés de la vie, inférieures aux modèles que notre temps nous offre. Je doute qu’ou eut trouvé au même degré, chez les plus admirées, ce sceau de pureté supérieure, de dignité simple et forte, de facilité au sacrifice, de .calme de l’existence dans l’activité de l’esprit, d’inspiration toujours haute et généreuse, de vertus de la famille avec tous les dons du monde, qui fait le charme et l’honneur du siècle où nous sommes. Dans ce passé brillant et illustre, qui emprunte inévitablement une partie de son éclat à la distance des temps, qu’on oublie, et aux hiérarchies que nous avons tant dédaignées, on trouve, je le sais, beaucoup de parties de ce noble sceau, mais en ayant bien souvent à les chercher dans les repentirs.

Je suis obligé de dire que le concours de M. de Montyon, tel qu’il est établi, restreindrait fort, à lui seul, la revue morale que j’indiquais. Il ne pouvait s’étendre jusqu’aux vertus publiques, trop manifestement placées au-dessus de notre juridiction. Il ne s’arrête pas non plus aux vertus privées, qui sont les vrais fondements de l’état social, et qui, ou peut le dire, n’eurent jamais plus d’empire qu’aujourd’hui. La pratique des devoirs domestiques est considérée comme constituant le droit commun. Nous ne sommes appelés à couronner que les exceptions.

Encore, ces exceptions, malheureusement, ne concernent-elles pas les classes élevées, riches, aisées même. C’était une conséquence et un malheur de l’institution, de ne pouvoir s’appliquer aux régions de la société où les vertus hors ligne, mises en lumière, auraient eu le plus d’ascendant. Elles serviraient à faire tomber la barrière de vieux préjugés et d’idées fausses que l’esprit de désordre, dans ses compositions de chaque jour, s’attache encore à maintenir entre le grand nombre et des classes qui ont été retrempées par nos malheurs, où les vertus de la famille simples, touchantes, puisées à leur vraie source, commandent partout le respect, chez qui les titres anciens sont sans cesse ravivés par des services nouveaux, dont l’active bienfaisance s’égale à la fortune et quelquefois la surpasse. Cette omission inévitable, qu’il faut toujours constater, nous donne du moins l’occasion de dire qu’elles ne furent jamais plus dignes de leur rang. Que cette pensée soit un de nos éléments de satisfaction et de sécurité ; car les nations ont besoin de toutes leurs forces. Trop de conséquences fatales suivent le divorce avec l’illustration séculaire, la fortune ancienne et honorée, les influences consacrées de longue date, tout ce qui fait partie de la valeur morale d’un grand peuple et des éléments de stabilité d’un vaste empire. Qui pourrait ne pas comprendre ces vérités, dans un temps où celui de nos confrères illustres qui s’appelle Mathieu Molé a pu dire ici même, avec une si légitime fierté : « Nulle part le riche ne vit plus rapproché du pauvre ; nulle part il ne se souvient autant qu’il est enfant du même Dieu ! »

Ainsi le concours sur lequel nous statuons n’est ouvert qu’au sein des classes pauvres, celles où les tentatives pour corrompre les idées, et par suite inévitablement les mœurs, exercent encore trop de ravages, mais où aussi la foi religieuse s’est fortement retranchée et où elle porte des fruits admirables. On verra quelles inspirations elles savent y puiser. Cette démonstration est un des côtés les meilleurs de l’institution.

Les vertus d’exception qu’il nous faut exiger se bornent exclusivement à des actes de dévouement qui se produisent sous les deux formes dont la société porte en soi le type héroïque, l’une dans l’abnégation patiente du prêtre, de la religieuse, de la sœur de charité ; l’autre dans l’abnégation toujours prête, mais instantanée, du soldat : celle-ci, qui est le sacrifice soudain et entier de la vie ; l’autre, qui est le même sacrifice accompli lentement, tous les jours, sans émotion, sans éclat, tant que les forces y suffisent.

Personne ne s’étonnera que celle-ci soit plus particulièrement l’apanage et l’honneur des femmes. Les femmes chrétiennes ont un ministère et un rang à part. Elles seules pouvaient montrer au monde le miracle perpétue ! et vivant du dévouement des sœurs de charité qu’admirent nos cités, qu’admirent et vénèrent nos armées, pour qui elles sont à la fois la religion, la patrie et la famille ! On va voir que, dans le pays entier, leurs exemples semblent une semence heureuse qui féconde le sol partout.

La bonté qui souffre des souffrances dont elle a le spectacle, et qui, si elle peut, les soulage, est si naturelle au cœur des femmes, qu’elle ne devient méritoire que par la persévérance. La persévérance atteste l’intérêt sérieux et durable, qui est la meilleure des consolations. C’est la persévérance qui fait de la femme secourable le bon ange d’une autre existence, qui lui mérite, en effet, ce nom, pris de si haut que seul il exprime bien ce qu’il veut dire, et si naturel qu’il est sans cesse employé. Des âmes blessées par la douleur, blessées par de cruels et faciles parallèles, sentent vivement cette assistance qui descend sur elles, et qu’elles appellent angélique, parce qu’elle semble, en effet, venir du ciel. La lassitude dans le bien ferait sortir du mal, des maux plus grands le mécompte, l’abandon, le désespoir. La bonté dévouée, qui ne se décourage pas, a une récompense que tout le monde ne saurait pas sentir, mais qui convient aux âmes d’élite ; c’est une existence consolée, soutenue, j’ajoute dirigée. Car le cœur reconnaissant qui s’élève vers celle dont la main s’étend sur ses maux inguérissables, ne s’arrête pas là. Une fois en chemin, il monte jusqu’à Dieu.

Femmes de toutes les conditions, vous ne sentez pas assez combien vous pourriez être utiles et secourables autour de vous, quels maux différents vous pourriez guérir, quelle influence heureuse vous pourriez exercer ! Combien d’âmes inquiètes, oisives, entraînées dans des voies mauvaises, que votre naturel empire, si fatal dans les sociétés faibles et corrompues, si bienfaisant dans celles qui sont fortes ou se relèvent, pourrait régler et fixer ! Il y a un prosélytisme du devoir et de l’honneur, de la dignité personnelle, du bon et noble emploi de la vie, de la sollicitude sur les obligations du rang et de la fortune, de la culture sérieuse des intelligences et des âmes, que vous pourriez accomplir avec autant de fruit que l’apostolat de la charité. C’est une œuvre digne d’esprits et de cœurs éclairés par une sainte lumière. Ne la croyez ni au-dessus de vos forces, ni au-dessous de votre mission ; c’est votre mission même. Sœurs de charité de maux que le monde ignore ou dédaigne, et qui le blessent au cœur sans qu’il y prenne garde, soyez secourables à la faiblesse qui s’abandonne et à la force qui s’égare. Il doit être doux de guider un grand cœur où il doit aller, de guider les autres où ils n’iraient pas seuls. Sans doute, toutes les femmes n’auront pas la fortune de Béatrix ; elles ne trouveront pas toujours ce Dante brillant et terrible, à inspirer mais elles créeront des mœurs sérieuses et dignes. Dans tous les cas, le mal qu’elles éviteront sera à lui seul un réel et grand bien. Nous leur avons rendu, ou plutôt elles ont reconquis le respect que le dernier siècle leur ravissait : qu’elles sachent y joindre, noble et pure, l’influence qui le leur avait fait perdre ! Les vicissitudes diverses et terribles qu’elles ont vues comme nous les grandes institutions qu’elles ont traversées, les grands événements qui ne cessent de nous environner, n’ont pas été pour elles de vains spectacles. Qu’elles nous aident à préparer à la seconde moitié de ce grand XIXe siècle, grand, dis-je, sans hésiter, quoiqu’il ait été tour à tour bien hardi et bien timide, son véritable sens. L’ordre moral s’est raffermi par le seul effet de nos malheurs. L’ordre religieux s’est relevé. Ce concours annuel le prouve, à lui seul, pour les classes populaires. Fortifions de plus en plus dans tous les rangs ces deux colonnes du temple, pour restituer pleinement à la société, trop faible encore, l’appui de toutes deux. Œuvre de sagesse, assurément ! œuvre de temps ! œuvre de retour sur nous-mêmes, mais à laquelle est attaché tout l’avenir de la France !

 

MESSIEURS,

Cent soixante demandes environ nous sont parvenues. Un examen préliminaire les a réduites à cent trente. Nous écartons toutes celles qui ne sont que des demandes de secours. Car les autorités et les notables se laissent quelquefois entraîner à confondre l’assistance et la récompense. On sollicite les prix Montyon pour l’infortune : ils n’appartiennent qu’au sacrifice. Quelquefois aussi les intéressés réclament eux-mêmes, et nous sommes à cet égard inflexibles. L’Académie ne reconnaît pas le droit de pétition à la vertu.

Dans le nombre, vingt-six ont fixé définitivement, à des rangs et des titres divers, les suffrages de la compagnie. En proclamant les noms qui vont prendre place dans les fastes de la vertu nous avertissons qu’il ne faut pas s’attendre à ces faits éclatants, à ces dramatiques scènes qui ont quelquefois saisi vivement l’attention publique, quand, par exemple, le petit-fils du grand Sully venait ici, aux pieds de la statue de son aïeul, se jeter, tout en pleurs, dans les bras du serviteur généreux qui élevait son enfance, en promettant à lui et à nous de faire honneur un jour au sang qui coulait dans ses veines. Cette fois, ce qui fait le mérite des héroïsmes que nous couronnons, c’est leur touchante, leur uniforme simplicité. Ce sont, pour la plupart, de pauvres femmes qui possèdent, dans leur indigence, la richesse du cœur, la mine inépuisable du travail et de l’abnégation pour secourir des infortunés qui ne semblent plus à plaindre qu’elles, bien souvent, qu’en une seule chose c’est qu’ils ne se dévouent pas. Il n’y a rien là à raconter. Dire un jour, c’est dire la vie entière et découvrir de telles vies, c’est apprendre que la vraie fraternité, tant cherchée, est celle des sociétés chrétiennes. Elle consiste dans l’égale noblesse des sentiments, des sacrifices et des vertus.

 

ACTES DE DEVOUEMENT.

PRIX.

L’Académie décerne deux prix de 1,500 fr. à Rosalie AUBER, de Bernay, département de l’Eure, et à Madeleine Adèle GROBOT, femme NAUD, d’Angoulême, département de la Charente, la première âgée de soixante et douze ans, la seconde de soixante et un, dont la vie s’est écoulée tout entière dans de semblables sacrifices, dans un semblable dévouement.

Rosalie Auber, de Bernay, naquit en 1782, précisément l’année de la fondation des prix de vertu : elle grandit parmi les devoirs de famille les plus douloureux, comme pour se préparer à le mériter un jour. Après avoir nourri de son travail jusqu’à leur dernière heure, une tante et une mère infirmes, qu’elle perdit en 1818, âgée déjà elle-même de trente-six ans, elle entra, le 2 juin 1822, au service d’une famille Nicolas qu’elle sert encore. Mais servir pour elle, c’est donner son existence entière. Elle n’est pas nourrie par ses maîtres, elle les nourrit ; ce n’est point à une génération qu’elle se dévoue son dévouement se transmet, depuis trente-deux ans, de père en fils. A peine entrée dans cette maison, ses maîtres, qui étaient boulangers, virent leur commerce déchoir et se perdre. Elle pouvait les quitter. Elle reste ; elle supplée à tout par son activité, par son travail, par son abnégation. Elle soutient Nicolas père et sa femme dans leur vieillesse. Après eux, elle suit dans sa misère Nicolas fils, qui a une famille de neuf personnes à faire vivre ; elle s’y consacre. Aujourd’hui à soixante et douze ans elle s’y emploie encore ; seulement, l’heure de la vieillesse est venue aussi pour elle ; ses veilles l’ont précipitée. Rosalie ne peut plus travailler de nuit pour ses maîtres ; elle n’a que les jours pour se sacrifier. Ils ne suffisent pas. Tout ce monde, dont elle est la principale ressource, s’affaisse avec elle. Mais, tandis que ses forces ne font que diminuer avec les années, sa vertu s’accroît de toute son opiniâtreté dans le dévouement et le courage. L’Académie croit faire un digne usage de son ministère, en lui décernant l’un des deux premiers prix. Vous apprendrez avec intérêt que ses vertus ont pour témoins de chaque jour notre éminent confrère de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, M. Auguste Leprévost, et une nièce de Geoffroy Saint-Hilaire, qui se connaît en charité. Elles mûrissaient également sous le regard d’un illustre personnage que j’aperçois à cette séance (M. le duc de Broglie), de toute une illustre maison de qui s’inspire naturellement tout ce qui est bon et grand. J’habite le voisinage, et ces actions d’éclat si méritoires, mais sur un champ de bataille si étroit et si caché, sont si peu de celles dont parle le monde, que je les ignorais. Je les apprends en les couronnant. Vous croirez sans peine qu’on n’a pas cette fortune de les couronner en votre nom, sans être heureux d’avoir autour de soi de tels exemples, d’envoyer un premier prix, si honorable, au département auquel une foule de liens attachent. Nous sommes fiers tous, avec raison, pour notre village, du soldat qui a combattu vaillamment. Comment ne pas l’être, pour sa contrée, d’un combat de trente-deux années pour la vertu ?

L’autre premier prix trouve chez Madeleine Grobot, d’Angoulême, le même courage, le même oubli de soi, pour tout dire, La même vertu ; l’unique différence est que ce soit aux membres de sa nombreuse et indigente famille qu’elle ait consacré le trésor de son zèle et de sa résignation incomparables. Son père meurt, il y a quarante-cinq ans, laissant onze enfants à la charge de leur mère, qui devient folle, trop réellement folle, de douleur et d’épouvante devant ce fardeau. L’aînée des enfants est l’intrépide Madeleine. Elle a seize ans à peine. Mais elle a grandi dans une foi vive, seul et heureux patrimoine des onze orphelins. Elle voit le fardeau, d’une âme plus soumise et plus courageuse que sa mère, malgré cet affreux incident qui vient le rendre plus douloureux et plus lourd. Elle l’accepte sans hésiter, tel que Dieu l’a fait. Elle sera la mère de famille de tous, y compris de sa mère, qu’elle ne consent pas à livrer aux soins de la charité publique. Elle ne veut pas l’éloigner d’elle. Aujourd’hui encore, elle la conserve sous son humble toit, âgée à présent de quatre-vingt-huit ans, et ne sachant pas ce que, depuis quarante-cinq années, sa fille a fait pour elle. Pendant ce temps-là elle élève ses frères, ses sœurs, par son travail. Elle fait mieux que de les élever ; elle les élève religieusement, saintement ; elle les fait à son image, tous croyant en Dieu, tous travaillant pour l’œuvre commune. Elle les établit, elle les marie, pauvres, mais honnêtes, laborieux, estimés. Quand sa tâche est terminée, alors seulement elle pense a elle-même, ou plutôt, non ! c’est à un autre, à un galant homme qui l’aimait depuis vingt ans, qui était resté fidèle à cet amour par admiration pour tant de vertus, et dont elle n’avait pas accepté le dévouement tant que sa tâche n’était pas finie, de peur de se laisser distraire, par de nouveaux devoirs, des premiers de tous. Alors donc elle consent ; elle a trente-sept ans. Naud l’attendait toujours. Elle met pour condition qu’ils garderont la vieille mère et seront deux à soigner sa longue enfance. Depuis vingt-trois ans, cette condition est fidèlement remplie. Nous remarquons que Madeleine était née pendant la Terreur, quand le prix Montyon disparaissait avec tout le reste. Ç’eut été le cas de le rétablir pour le ménage Naud. L’Académie l’envoie avec sécurité à ces braves gens ; je dis à ces braves gens car évidemment le mari et la femme sont dignes de le recevoir, et ne pensez-vous pas qu’il leur sera plus doux, partagé ?

 

MÉDAILLES DE 1,000 FRANCS.

L’Académie offre cinq médailles de 1,000 fr.

A Marie BOURDET, de Navarrens, département des Basses-Pyrénées ;

Marie DOGIMONT, de Rœux, département du Pas-de-Calais ;

Anne TREPSAT, d’Aurillac, département du Cantal ;

Joséphine-Hortense DE VAUGRIGNEUSE, à Bécherel, département d’Ille-et-Vilaine ;

Sabine-Françoise BAUMONT, à Boulogne-sur-Mer, département du Pas-de-Calais.

Marie Bourdet, âgée de soixante-deux ans, a vécu de la vie de Rosalie Auber. Domestique d’un ménage pauvre, où s’élevaient cinq enfants, qui se sont trouvés, un jour, abandonnés par la mort de la mère, par l’inconduite du père et sa fuite, elle les a, pendant vingt années, gardés, nourris, dotés d’un état, et, ce qui vaut plus, de principes excellents, si bien qu’une de ses filles d’adoption a obtenu le prix de vertu de sa commune. Le nôtre sera à sa place sous ce toit privilégié.

Marie Dogimont a les mêmes titres. Agée de soixante-neuf ans, elle sert, depuis quarante années, dans la même maison ; depuis seize années, sans gages ; elle soigne les infirmités de ses maîtres, infirmités qui nous seraient pénibles seulement à raconter ; elle est l’institutrice de leurs enfants ; elle vient en aide par son travail à toutes ces misères. La Société d’agriculture de Rœux a déjà consacré tant de vertus par une de ses médailles. Nous ne pouvons mieux faire que de l’imiter.

L’histoire d’Anne Trepsat est la même. Entrée en 1820, à l’âge de trente-cinq ans, chez un tanneur d’Aurillac, après quelques années elle avait toute la famille à sa charge. La mort, des infirmités hideuses, des désordres plus hideux encore, lui laissèrent le fardeau de la grand’mère infirme, du père incapable de se venir en aide, de cinq enfants, dont un, muet et idiot, compte aujourd’hui trente ans. Son âme n’a pas fléchi un jour ; ses forces sont près de l’abandonner. Puisse notre juste hommage les soutenir

Mademoiselle de Vaugrigneuse n’appartient pas aux classes pauvres ; la pauvreté lui est venue des longs malheurs de sa famille, qui ne s’est pas enrichie de la vie militaire de son père, colonel sous l’Empire. Elle était la septième fille du vaillant officier. Elle a conservé, du souvenir des jours meilleurs, l’habitude de la bienfaisance. Elle continue. Dans le lieu où la fixe un modique bureau de poste, elle a trouvé moyen de fonder une œuvre qui fait l’admiration de la contrée, pour l’éducation exemplaire qu’y trouvent, à ses frais, douze jeunes filles, depuis des années. Les soins qu’elle donne aux malades sont plus sentis encore. Les populations demandent, pour payer leur dette, la récompense que nous lui décernons. Ses repas, dit le conseil municipal de Bécherel, se composent de pain trempé quelquefois dans du lait, et ses nuits se passent aux travaux d’aiguille, qui assurent une bonne nourriture à ses filles d’adoption. La personne qui honore sa vie par de telles actions s’appelle Hortense-Joséphine. On comprend d’où lui viennent ces noms ; ils se rattachent au grand drame dans lequel son père tint dignement sa place. Nous les rappelons, parce que cette mention peut lui être utile j’en ai l’assurance en voyant qui m’écoute. (M. le maréchal Vaillant, membre de l’Académie des sciences, ministre de la guerre, présent à la séance, donne de vives marques d’assentiment.) Je suis heureux de ces assurances, et me félicite d’autant plus d’avoir rappelé des noms qui ne retracent que le souvenir de ce qui accompagne toujours si bien la puissance des sentiments généreux et de la bonté ! A cet égard, mademoiselle de Vaugrigneuse fait honneur à ses garants. Sa médaille le constatera, en prenant place justement entre les titres d’honneur de son père.

Mademoiselle Baumont, de Boulogne-sur-Mer, département du Pas-de-Calais, est de la même famille de cœurs généreux que mademoiselle de Vaugrigneuse. Elle s’est faite pauvre par charité ; elle a consacré sa modique fortune, revenu et capital, à une bonne œuvre. Elle brille au premier rang de ces personnes privilégiées devant Dieu, dont le lot, dans ce monde, est de se faire une famille d’adoption avec les enfants des autres, quand les autres ne veillent plus sur eux. Dès 1829, elle recueillait quelques orphelines, et, avec elles, quelques autres jeunes filles plus malheureuses encore, plus orphelines, dirons-nous car l’inconduite et le vice venaient de les délaisser, et peut-être les allaient perdre. En 1849, devant le fléau qui semble si fatalement prendre racine au milieu de nous, comme pour ajouter au sentiment de la fragilité humaine, elle constitue d’une manière plus positive son orphelinat. Elle réunit, à l’exemple de monseigneur de Quélen, toutes les filles pauvres de la contrée qui n’ont plus de mères. Son établissement restait leur unique refuge. Elle le fait école, pensionnat, ouvroir surtout ; car l’ouvroir est un atelier qui soutient tout le reste. Les 4,000 francs de rente que possède, je veux dire que possédait la fondatrice, n’y suffiraient pas. Aujourd’hui, mademoiselle Baumont compte vingt-six élèves, vingt-six enfants adoptives qui ne la quitteront que pour être bien et sûrement placées. L’autorité municipale de Boulogne caractérise son dévouement d’une façon aussi élevée que touchante. Le conseil académique du département du Pas-de-Calais le nomme sublime. Nous n’avions plus à délibérer. Ce mot fixera la valeur morale de nos médailles.

 

MÉDAILLES DE 500 FR.

Dix-sept médailles de 500 fr. iront instruire du suffrage de l’Académie autant de personnes signalées à notre justice par des actions de même nature que celles que nous venons de raconter, quoique peut-être à des degrés différents.

Pour des années de services de quelques-uns de ces serviteurs qui s’attachent à leurs maîtres jusqu’au tombeau et au delà, non pas à cause des profits et des jouissances, mais à cause de la misère, de la ruine, de la mort, à cause d’enfants à nourrir, à élever, de vieillards, d’infirmes, d’idiots, quelquefois même d’ivrognes et de débauchés, à ne pas laisser mourir de misère, et leur malheureuse famille, avec eux ; serviteurs incomparables, plus nombreux qu’on n’oserait l’imaginer, si nous en jugeons par la foule des propositions qui nous sont adressées de toutes parts :

Marguerite JACQUOT, de Sapois, département des Vosges, âgée de quarante ans vingt-cinq ans de semblables services, dans lesquels il faut que la charité publique vienne à son secours pour aider la sienne à aller jusqu’au bout.

Victoire ROULIN, au Pecq, département de Seine-et-Oise, âgée de soixante ans trente-trois ans de séjour dans la même maison, dont dix-huit d’une abnégation et de sacrifices que Dieu seul peut bien récompenser.

Cléonice LACROIX, à Foigny, département de l’Aisne, âgée de soixante et un ans continuation de ses soins aux cinq enfants de son ancien maître, enfants nés dans de tristes conditions, qu’elle régénère par une éducation excellente, qu’elle fait religieux, honnêtes, laborieux, qui, depuis vingt-quatre ans, bénissent en elle une tendresse et une sollicitude maternelles.

Peyronne MARECHAL, de Crohat, département du Puy-de Dôme, demeurant à Paris, âgée de cinquante et un ans : persévérance de trente-cinq années dans une bienfaisante et pieuse résolution. Entrée a dix-sept ans chez des maîtres, riches alors, dont toute la fortune s’écroula, et qui voulurent, en conséquence, se séparer d’elle, elle trouva que ce n’était pas le moment de se séparer d’eux elle resta. Elle y est encore. Seulement, ses maîtres n’y sont plus. Elie a soigné leur mort comme leur vie, et maintenant elle tient leur place auprès d’une orpheline qu’elle élève, qu’elle appelle sa maîtresse, et qui l’appelle sa mère. Un de nos confrères, l’illustre auteur de la dernière Histoire de la Convention, est l’un des témoins et l’un des garants de ce touchant tableau, qui doit le consoler de tous ceux que sa plume a si fortement reproduits. M. le curé de Saint-Sulpice, homme héroïque l’abnégation de Peyronne Maréchal. Le mot étonnerait cette pieuse et sainte fille ; mais il ne nous étonne point. Nous savons gré au vénérable pasteur de l’avoir tracé le sentiment public le ratifiera.

Pour des services du même mérite, en étant quelque peu d’une autre nature, car ils n’ont pas commencé avant la misère, mais après la misère et à cause d’elle, par besoin d’aller à ce qui souffre, de secourir la pauvreté, la faim, la maladie, les plaies, la folie, d’arracher des enfants à l’abandon et au vice, enfin de se dévouer à autrui, ce qui est évidemment un des instincts du cœur des femmes

Marie BÉNÉZET, âgée de soixante et un ans, de Montsalvy, également du Cantal, une de ces contrées où l’on craint Dieu ce qui a l’avantage de rendre secourable à ses créatures. Nous trouvons sur ses états de services des octogénaires, des aveugles, des infirmes, d’autres misères ; enfin, des enfants qu’elle nourrit, et que, de plus, elle catéchise, car elle ne juge pas cela moins utile. Une sœur de charité libre, dit le rapport. Que dire de plus ?

Rose MALAFOSSE, de la Parade, département de la Lozère, âgée de cinquante-huit ans, est, de préférence, la servante des orphelins et des malades qui ont besoin de ses secours. Elle a la vocation des épidémies. Comme Marie Bénézet, elle porte dans sa commune le nom de sœur de charité. Ce nom-là dispense toujours d’un plus long examen.

Thérèse COLLIN, de Saint-Maurice-sur-Vingeanne, (Côte-d’Or), âgée de soixante-dix-huit ans, toujours jeune pour la charité qui a consumé sa vie. Il y a cinq ans, ne se croyant pas encore de droits au repos, elle a pris à sa charge deux octogénaires, si repoussants que la charité même reculait devant eux. Elle n’a pas reculé. Elle a voulu se préparer des titres de plus, et voilà les trois vieillards, dont deux n’avaient que les secours et les soins vraiment héroïques de l’autre pour se soutenir péniblement, faisant la route ensemble, ensemble cheminant vers Dieu.

Catherine GUILLEMETTE, d’Auch, département du Gers, est également chargée d’ans autant que de bonnes œuvres ; car elle compte soixante-quinze années, et ses concitoyens déclarent qu’on ne peut compter ses bonnes œuvres que par milliers ! Elle conserve, sous le poids de l’âge, pour tous les dévouements et tous les sacrifices, le feu natif de ce soi privilégié qui a donné tour à tour à la France les guerriers admirables que tout le monde connaît, et des sœurs de charité, tout aussi admirables, qu’il ignore. Guillemette voulait être l’une d’elles. Un frère, qui revint des campagnes d’Italie, blessé, infirme ne pouvant se passer de ses soins, l’a retenue dans le siècle. Elle y a été ce que Dieu visiblement l’avait faite. Depuis soixante ans, il n’y a pas de pauvres si cachés qu’ils aient échappé à ses secours, de plaies si hideuses qu’elles aient échappé à ses soins. Les misères qui nous font horreur, la lèpre qui nous épouvante, sont les seuls attraits de cette âme qui vit déjà dans le ciel. On cite des infirmités qu’elle est allée soigner de ses mains, pendant huit années entières. Elle est, depuis quinze ans, la servante d’une vieille aveugle qu’elle soutient et console. On ne peut lire sans une émotion profonde un mémoire où les autorités, les magistrats, les ecclésiastiques, la foule des citoyens honorables, expriment leur reconnaissance avec cette même chaleur d’âme de la contrée, que Catherine met dans sa charité. Ils disent très-bien que si un homme avait fait une seule des actions qui ont rempli sa vie, nous n’hésiterions pas à le couronner. Contrée heureuse où les hommes ont tant de modestie, et les femmes tant de vertus !

Monique et Élisa LOPPE, de Wimille, département du Pas-de-Calais, relativement jeunes, jeunes pour des rosières de M. de Montyon ; car elles n’ont que quarante et quarante-trois ans. Ce sont deux sœurs qui ont vieilli promptement dans le respect public, par leurs bonnes actions. Elles ont été dans le nord ce qu’est Catherine Guillemette dans le midi. Il est arrivé qu’une famille de neuf personnes restât, douze ans de suite, à la charge de leurs soins, de leur travail, de leur dévouement inépuisable. Cette contrée si religieuse s’étonne De même des miracles de leur foi. Nous ne séparons pas dans la récompense ce que Dieu a uni dans les œuvres. Nous envoyons formellement la médaille aux deux sœurs.

Pour les adoptions généreuses d’enfants orphelins ou délaissés, adoptions accomplies sous la seule inspiration de la charité

Anne-Françoise BIÉTRIX, veuve PONÇOT, d’Amagney, département du Doubs, âgée de soixante-cinq ans : adoption d’un enfant abandonné, qui grandit pour être valétudinaire et infirme toute sa vie, qu’elle garde et soigne pendant vingt-huit années ; adoption d’un autre orphelin, dont elle ne se sépare que grand, devenu homme, après lui avoir donné un état et l’avoir marié ; adoption, enfin, d’un troisième enfant sans asile, à qui elle donne onze ans de sa vie. Cette vie exemplaire s’est écoutée tout entière dans ces soins généreux.

La veuve BARBIER, rue Jean-Jacques Rousseau, à Paris, ouvrière, âgée de soixante ans adoption des enfants d’une amie qui mourait désespérée de laisser sans appui deux filles au berceau. Elle les a recueillies, elle les a élevées. Veuve jeune, elle trouvait des établissements favorables. Mais sa vie était prise, comme s’expriment très-bien les autorités elle avait à continuer son ouvrage. De ses filles, car on ne les nomme pas autrement, elle fait, dit M. le curé de Saint-Eustache, des modèles de piété, l’édification de la paroisse. Vous remarquerez, Messieurs, que nous trouvons toujours la religion au fond de toutes nos vertus, même rue Jean-Jacques Rousseau !

Jean FOUILLET, instituteur à Saint-Symphorien-des-Bois, département de Saône-et-Loire. Un homme enfin ! et nous aimons particulièrement à le rencontrer dans cette élite de bienfaiteurs pauvres de tout ce qui souffre, car c’est un maître de l’enfance nous voudrions les voir tous environnés de la confiance publique. Adoption, qui dure depuis dix ans, de quatre jeunes sourds-muets des deux sexes, des plus indigents de la contrée, et pris dans le plus bas âge, qu’il dispute, par un sentiment très-élevé, à leur abandon et à leur indigence, qu’il traite avec ses faibles ressources comme ses propres enfants, qu’il nourrit enfin et vêtit comme eux. L’intrépide instituteur s’est résolument appliqué à rendre la liberté à ces intelligences, à ces âmes captives, en rétablissant, par une industrieuse instruction dont il trouve le secret dans son dévouement, leurs communications avec le reste des hommes, qu’une mystérieuse dispensation de la Providence avait interceptées.

Les communes environnantes, en se réunissant pour recommander cet homme généreux à nos suffrages, rapportent une foule d’autres traits honorables, qui prouvent qu’une fois que les âmes sont saisies de l’amour du bien, cette noble passion fait des miracles. Mais nous nous attachons surtout à cette adoption exemplaire. On est ému, en voyant parmi les signataires du mémoire de proposition en faveur du bienfaiteur, les jeunes objets du bienfait. Leur écriture est superbe. Sa fille aînée en Jésus-Christ ! signe Pierrette BERNET, qui est au nombre des quatre infortunés. Le curé constate, en le déclarant admirable, le dévouement désintéressé du charitable émule de l’abbé Sicard. « Grâce à ses constants efforts et à leurs heureux résultats, dit-il, et je pourrai répandre les connaissances religieuses dans cette terre, d’abord si ingrate, que la charité a su rendre féconde  » Ensuite il ajoute ces belles paroles, qu’on voudrait pouvoir faire arriver à toutes les communes, à tous les instituteurs de France : « Puisse ce nouveau genre de dévouement, couronné d’un beau succès, et encouragé par la récompense que sollicitent pour lui la reconnaissance et l’admiration publiques, servir d’exemple aux instituteurs de nos campagnes ! » Le digne pasteur a raison. Il y a, dans le modèle qu’il apprécie et recommande si bien, un élément de libération morale pour trente mille enfants de la France, les égaux de tous les autres, qu’une barrière accidentelle sépare de nous, et que demain un zèle pieux pourrait restituer tout entiers à la famille, à la religion et à la société. Le cœur tressaille, à songer à tout ce que pourraient devenir quelques-uns de ces enfants de Dieu, qui nous paraîtront privilégiés peut-être un jour, à mesure que tous ces esprits se seront développés, grâce à nous et grâce à eux-mêmes, cultivés par l’instruction, fécondés par l’étude, fortifiés par la méditation, sauvegardés par ces fortes barrières du recueillement et du silence, tenus par là, ce semble, plus près de cet idéal que nous faisait en quoique sorte entrevoir, au commencement de cette séance, celui qui en a parlé si bien

Pour dévouement aux sentiments de la famille, au delà du strict devoir et des bornes communes

Hortense JENOT, de Villers-sire-Nicole, département du Nord, âgée de quarante ans. Elle était née dans l’aisance ; le malheur a frappé ses parents. L’indigence, la vieillesse, l’apoplexie, tous les maux sont venus. Elle s’est faite couturière ; elle travaille la nuit ; elle assiste ses parents le jour, et deux de ses neveux ayant perdu leur mère, elle les a appelés. Elle a cru que Dieu ajouterait à ses forces comme elle ajoutait à son fardeau croyons-le comme elle !

Anne PIOGÉR, de Fyé département de la Sarthe, âgée de cinquante-six ans, la providence de sa famille, famille qui semble inexplicable en misères comme elle-même l’est en dévouement. Jeune, elle éleva six frères et sœurs ; plus tard, elle a son père et sa mère, vieux et impotents, à sa charge. En même temps elle recueille quatre de ses neveux qui sont orphelins, et, mère admirable, elle ne leur laisse quitter son giron que pourvus d’un état. Des parents éloignes, mais indigents et infirmes, viennent accroître ce catalogue. Elle suffit à tout ; mais tant de soins ne lui suffisent pas. Elle sort de ce cercle de la famille, qui a cependant offert matière, au delà de toute mesure, à son zèle et à son courage. Déjà vieille à son tour, elle donne un abri à une malheureuse octogénaire qui exige des soins de telle nature qu’à eux seuls nous les reconnaissons pour des actes de vertu.

Claude GOLLOT, de Bellefond (Côte-d’Or), âgé de cinquante-huit ans. C’est la même vie qu’Anne Pioger, sauf que Claude est un homme, et qu’il aurait pu chercher fortune loin du toit maternel car il n’avait plus de père. Il est resté, mesurant sa tache dès l’âge le plus tendre, pour élever quatre frères et sœurs plus jeunes que lui, nourrir de son travail sa mère, infirme de bonne heure, et garder un frère, idiot dès l’enfance et qui insulte tout ce qui l’approche. Gallot n’a jamais réclamé une aide, jamais accepté un secours. Il a refusé tout établissement, trouvant qu’un tel lot n’est pas de ceux qu’on partage. Il y a quarante ans que cela dure. Son frère a cinquante-quatre ans, sa mère en a quatre-vingt-sept. Par malheur, il vieillit ; ce labeur sans repos a usé ses forces, tout en u usant pas son courage. Mes compatriotes du Gers diraient que c’est une nature d’homme, héroïque comme une femme. Ils auraient raison. Je le répète d’après eux car on ne peut pas mieux dire.

Théophile DERHQUE, d’Havrincourt (Pas-de-Calais), âgé de cinquante-cinq ans : même vie, mêmes misères, même piété filiale, même courage, et celui-là rare et difficile ; car ce n’est pas sur le champ de bataille. La plus grande différence avec Claude Gollot, c’est que Derlique a avec lui, outre sa mère, outre une sœur idiote, une sœur folle furieuse, qu’il n’a pas voulu céder aux maisons d’aliénés. II tient à ses droits. L’infortunée est née sous le toit paternel elle doit y mourir. Voilà comment il raisonne ! Lui aussi a commencé son œuvre à quatorze ans ; il y a quarante-deux ans qu’elle se poursuit. Ce sont des vertus qui ont des chevrons.

La dernière que j’aie à dire, dans l’ordre des dévouements prolongés, a très-réellement des chevrons, et de bien glorieux car la Légion d’honneur les surmonte.

Il s’agit de Joseph-Henri BONNIVAL, de Die, département de la Drôme, âgé de cinquante-cinq ans comme le siècle, mégissier de son état, puis soldat, sergent, adjudant au 5e de ligne, et chevalier de la Légion d’honneur. L’honneur, en effet, et la piété filiale ont dominé cette simple et ferme existence, l’ont dominée tout entière. Jeune, il abandonne des droits maternels assez considérables pour payer les dettes de son père. Dans le même but, après avoir répondu à l’appel pour son compte, fait la campagne de 1823, obtenu les galons de sergent, passé sept ans sous les drapeaux, il s’engage ; il s’engage successivement cinq fois, ce qui lui fait passer nombre d’années sous le rude soleil d’Afrique, pour achever de dégager son père et puis aussi pour élever au petit séminaire son frère beaucoup plus jeune que lui, pour conduire ce néophyte jusqu’au bout de ses études, le donner à la milice des autels, en faire un digne prêtre qu’il est aujourd’hui. Ses pécules de remplaçant, sa solde d’adjudant, sa paye de légionnaire, ont été employés à écarter une tache de son nom et une difficulté de la carrière sainte de son frère. N’êtes-vous pas touchés, Messieurs, de cet autre soldat, je parle de celui de l’Évangile, professeur aujourd’hui d’un séminaire, qui doit son état, son rang, son ministère, sa science, ses vertus, à cette glorieuse épargne du soldat de nos armées ? Et remarquez que ce sous-officier, qui fait des séminaristes avec le prix de son sang, est un homme qui sert sérieusement et vaillamment. Ses grades, cette croix qui est le prix de vertu de l’armée, attestent ce que le remplaçant admirable était à son corps. Nos belles campagnes de l’Algérie n’ont pas eu de combattants plus fermes et plus braves. Comme dit le conseil municipal de Die, un si bon fils ne pouvait être qu’un bon soldat. Enfin, le moment est venu où le soldat blanchi a dû rentrer dans ses foyers. (M. le maréchal Vaillant applaudit. M. le directeur reprend.) Le ministre de la guerre ne pouvait manquer d’être de cet avis. La ville de Die a dédié au vétéran un logement dans les édifices municipaux. Elle demande pour lui un de ces prix Montyon qui sont la croix d’honneur des vertus civiles. « Vous savez comme moi, écrit le maire au sous-préfet, que les vertus de Bonnival font depuis longtemps l’admiration de la cité qui l’a vu naître. » – « Les classes pauvres, nous disent les habitants, se réjouiront de voir mettre en relief le mérite d’un de leurs enfants. » Ils ont raison ! Bonnival est un de ces cœurs qui sont bons à donner en exemple aux pauvres et aux riches à la cité et à l’armée.

 

ACTES DE COURAGE.

MÉDAILLE DE 1,000 francs.

De Bonnival aux actes de courage, la transition est facile. Ils tiennent une place très-restreinte dans nos concours ; non pas qu’ils ne soient, d’un bout de la France à l’autre, très-nombreux. Les feuilles publiques les enregistrent chaque jour, et font voir l’artisan, le soldat, l’enfant de famille, l’homme du monde, le prêtre enfin, également prompts à se jeter dans tous les périls pour le salut de leurs semblables. Tous les jours aussi, l’administration s’honore de les récompenser, en comptant la publicité pour la meilleure des récompenses. Mais nos distinctions veulent des actes répétés, qui attestent une noble habitude du courage et de l’humanité, une vraie passion de l’âme, une mission fermement acceptée, généreusement remplie.

L’Académie, dans cet esprit, décerne une médaille de mille francs à Louis-Auguste Lechevalier, âgé de soixante ans, tonnelier au Havre, décoré de nombreuses médailles de sauvetage, décoré de la plus belle de toutes. Lui aussi est chevalier de la Légion d’honneur. La ville du Havre tout entière réclame pour lui, en outre, un prix de vertu. Les autorités, dans un mémoire de dix pages de récit et de six pages de signatures, toutes des plus honorablement connues intra muros et extra, demandent que les deux récompenses soient réunies chez celui qui a réuni tous les genres de services et de courage. En effet, M. Lechevalier a commencé de bonne heure sa carrière de dévouement intrépide. Dès 1813, avant d’avoir vingt ans, il sauvait ses semblables à une lieue en mer. Il a continué. L’honorable M. Ancel, maire du Havre, élève à plus de trente le nombre des vies qu’il a disputées aux flots. Mais ce qui touche l’Académie, c’est qu’il n’a pas borné à un seul théâtre les preuves de sa noble vocation. Sauveteur contre la mer et ses dangers, il est officier de pompiers contre l’incendie ; il est officier d’artillerie contre l’émeute ; il est également prompt, résolu, brave partout. Il vient à Paris, dans nos mauvais jours, lutter contre des flots plus dangereux que ceux qu’il a tant affrontés, et il donne la main à nos soldats, d’une façon héroïque. Voilà ce qui nous a convaincus. C’est ce qui dénote dans le digne légionnaire, dans le bon citoyen qui nous est recommandé, le besoin opiniâtre de sacrifices généreux, L’ardeur ou la fierté du sang, dont peut se composer le courage, s’élève ainsi à la dignité d’une vertu. M. Lechevalier a eU droit maintes fois à la couronne de chêne. Il l’a eue maintes fois ; il l’a eue enfin, nationale et glorieuse, comme la donne la France, par l’étoile de l’honneur. Mais le signe particulier de la vertu peut, en outre, lui être décerné. Ce sera entre la ville du Havre et nous échange de procédés. Cette grande cité a donné à l’Académie française deux statues, celles de Bernardin de Saint-Pierre et de Casimir Delavigne. Nous lui envoyons, en retour, ce que nous avons de mieux le prix Montyon.

MESSIEURS, nous avons rendu hommage à tous les courages que le dévouement inspire. Nous avons parlé de toutes les vertus dont les peuples s’honorent. Nous avons rencontré sur notre route les braves de notre armée. Toutes vos pensées, j’en suis sûr, se sont portées sur le plus français de tous les courages ; sur les plus belles des vertus, les vertus guerrières, qui ont fait, de tout temps, notre honneur et notre sécurité sur les cent mille Français qui font voir, en ce moment même, à de lointains rivages, ces séculaires vertus de notre patrie. Pourquoi faut-il qu’aux premiers pas de la carrière, ils aient eu à en faire l’apprentissage ; que sur les plages étrangères, au lieu où les attendaient le nom et les traces de leurs ancêtres, ils aient retrouvé ce fléau dont nous parlions tout à l’heure, venu avec eux, passager du même navire, ennemi à bord, caché dans les plis du glorieux drapeau de la France ? L’armée a été douloureusement frappée ; l’Institut l’a été avec elle. L’un de ces jeunes généraux qui étaient accourus sur la terre d’Orient pour y chercher la gloire, et qui y ont trouvé la mort sans le combat, Carbuccia était des nôtres ; il avait gagné tous ses grades sur les champs de bataille ; même celui-là, qui d’ordinaire ne se conquiert pas ainsi. Une autre Académie lui avait su gré de marcher à la tête de nos colonnes, le flambeau de l’histoire à la main. Il était de cette grande pépinière africaine si chère à la France, et il y était distingué. Je l’ai vu sur ce théâtre de ses travaux différents. Son courage de lion, sa volonté de Corse, son ardeur d’érudit, lui donnaient un rang à part dans cette élite de cœurs, de bras, et d’esprits si français. J’ai su là combien il avait l’estime de l’armée et du grand homme de guerre et d’administration qui était à sa tête. Il portait à l’Orient les mêmes ardeurs. Il y aurait retrouvé partout les traces de la France il l’aurait vue porter sur tous ces rivages la croix et l’épée, fonder de tous côtés des royaumes, remplir de sa grandeur le cours des siècles. Il y rêvait de nouvelles fortunes pour nous et pour lui-même. Il était de ceux qui ont le droit de rêver tous les avenirs. Vous me pardonnerez d’avoir voulu que, de cette enceinte, vers laquelle l’intrépide soldat avait tourné ses plus chères ambitions, un regret ami allât se mêler sur sa tombe à ceux de ses compagnons de gloire il était aussi un compagnon d’armes pour l’Institut.

Vous me permettrez autre chose encore, Messieurs ! A côté de cette tombe, au même moment, et d’une façon aussi terrible, une autre s’est ouverte, près laquelle je ne puis passer sans la saluer d’un cri de douleur. Il y a vingt-cinq ans, j’avais l’honneur de proposer, dans les Chambres, l’inscription du duc d’Elchingen dans les cadres de l’armée. Peu après, il y inscrivait son nom lui-même d’une façon digne de lui, en le gravant avec l’épée sur les murs d’Anvers et les pics de l’Atlas. Je le retrouvai dans nos assemblées, fort, et je dirais beau des plus mâles vertus civiles fermeté d’âme, fermeté de principes, éloquence et attitude d’un esprit sévère, fierté d’une noble nature, d’un hardi coup d’œil devant les orages de la vie publique et les mouvements des partis. Pendant nos dernières tourmentes, un département de l’Ouest, qui m’est cher, reposa, menacé et tranquille, à l’ombre de son calme et fier courage. Il avait quelque chose d’héroïque dans l’air ; dans l’âme, tout héroïque. L’Orient semblait un champ à sa mesure ; la main de Dieu le lui a fermé, ne lui laissant plus d’autre gloire que de donner à nos armées le bon exemple de se courber, par une mort chrétienne, calme et soumis, devant l’arrêt impénétrable. Une grande vie publique et militaire est abattue dans sa force. La France a perdu un noble et grand cœur. Je me croirais pleinement dans la mission que j’ai reçue de vous, Messieurs, si nous avions en ce moment devant nous, comme il est advenu du petit-fils de Sully, le jeune sous-officier qui avait le fardeau de s’appeler Michel Ney, qui a le malheur de s’appeler déjà le duc d’Elchingen, en lui disant en votre nom : Noble enfant, puissiez-vous réunir toutes les vertus civiles de votre père, chez lui si fermes et si sûres, à toutes ses qualités guerrières ; et qu’ensuite la fortune de la France place sur votre route une de ces journées où il est arrivé à votre aïeul de faire voir qu’un homme peut être grand comme une armée !