Venise. Poème

Le 28 août 1851

Jacques-François ANCELOT

VENISE,

POEME,

LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 28 AOUT 1851

PAR M.ANCELOT.

 

 

Sur les flots endormis de cette nier tranquille,
Debout comme un vaisseau sur son ancre immobile,
Voilà Venise ! — Allons ! De ces mille canaux
Qui, tels qu’un long serpent déroulant ses anneaux,
Rampent dans la cité, dont leurs ondes limpides
Viennent avec amour baiser les pieds humides,
Que la noire gondole[1] effleure les détours,
Tandis que ma pensée, évoquant les vieux jours,
Sur le fleuve des ans, aux souvenirs fidèle,
Va s’élancer légère et rapide comme elle.

 

Quel est, à l’horizon, ce verdoyant rideau ?
C’est le refuge aimé du pêcheur !... Le Lido !
Voici la vaste plage et les fraîches prairies
Où couraient de Byron les sombres rêveries[2],
Quand il jetait au monde, effrayé de ses vers,
Du sceptique don Juan les sarcasmes amers.

 

Voyez-vous, gondoliers, sur la lagune immense,
Ce pont qui se déploie où la ville commence ?
Contemplons un moment cet imposant tableau,
Ce long ruban qui glisse en se tendant sur l’eau[3],
Et dont un bout s’attache à Venise étonnée,
Par ce câble de pierre au rivage enchaînée
Puis le vieil arsenal, où se forgeaient les fers
Dont l’altière Venise enveloppait les mers !
Deux fois muets témoins d’une gloire expirée,
Les lions qui veillaient aux portes du Pirée[4]
Semblent ici pleurer, accroupis sur le seuil,
Une double splendeur que suit un double deuil.

 

Courage, gondoliers ! Penchez-vous sur la rame,
Fendez le flot qui s’enfle, et déchirez la lame ;
Devant ces trois palais passons vite, passons !
Nous chercherions en vain les brillants écussons
Qui décoraient jadis leur façade orgueilleuse
Hélas ils ont fait place au nom d’une danseuse[5].

 

Mais ici, compagnons, qu’un mouvement moins vif
Ralentisse le vol de mon léger esquif !
Voyez le Rialto, dont l’imposante masse
S’abaisse, et, par degrés, s’amoindrit et s’efface.
Reposez-vous, amis : laissez le flot glisser,
Et sous ce haut balcon doucement me bercer !
Vous avez reconnu cette antique demeure
Que semble caresser la vague qui l’effleure
Palais des Cavalli, pourrions-nous oublier
Quel hôte enorgueillit ton toit hospitalier[6] ? 
Le silence a longtemps pesé sur ton histoire,
Mais l’exilé royal vient rajeunir ta gloire.

 

Oh ! que j’aime, emporté sur ce large canal,
A voir, mirant dans l’eau leur front oriental,
Ces coquettes maisons, ces pompeux édifices,
Où le passé grava ses vertus et ses vices,
Et, soudain ranimé, nous parle tour à tour
De gloire, de plaisirs, de combats et d’amour !
Que de noms éclatants, de leur splendeur éteinte
Ont laissé sur ces murs l’ineffaçable empreinte !
Balbi, Mocenigo, Lorédan, Foscari !...
Et qui ne saluerait d’on regard attendri
La fenêtre gothique, où Desdémone assise[7]
Rêvait d’amour, au souffle embaumé de la brise,
Et les deux pavillons où Fahéro jadis[8]
Crut vainement tromper l’œil et le bras des Dix ?

 

Mais partout sous nos pas les merveilles semées
Veulent d’autres tributs pour d’autres renommées :
Immortels créateurs de l’art vénitien,
Palladio, Palma, Tintoret, Titien,
Et toi, Paul Galiari, que la fière Vérone[9]
A doté de son nom, ta plus belle couronne,
Déroulez devant moi vos chefs-d’œuvre rivaux,
Orgueil des anciens temps, désespoir des nouveaux ;
Tous ces marbres pieux, ces toiles symboliques,
Dont vos mains ont paré les saintes basiliques
Laissez-moi promener mes regards éblouis
Sur ces récits vivants des jours évanouis
Monuments de grandeur, souvenirs de victoire,
Où le pinceau redit la merveilleuse histoire
De ces républicains, plus despotes cent fois,
Plus fastueux, plus fiers, plus riches que des rois !

 

Mon âme, dévorant ces éloquentes pages,
Sur l’aile du génie a remonté les âges ;
Et je revois Venise avec ses rudes lois,
Ses folles nuits, ses jours marqués par tant d’exploits,
Ses hymnes belliqueux, ses molles sérénades,
Et la mort se mêlant aux jeux des mascarades.
Sous les plombs dépeuplés, dans les cachots déserts,
J’entends grincer encor le bruit rauque des fers
Des puits[10] abandonnés je remplis les abîmes ;
Je compte, sur ce pont[11], les soupirs des victimes
Du terrible conseil j’écoute les arrêts ;
Le tribunal, le prêtre et le bourreau sont prêts ;
Du canal Orfano la vague solitaire
S’ouvre, et de la sentence engloutit le mystère.

 

Puis, un plus doux tableau vient reposer mes yeux :
La place de Saint-Marc éclate en cris joyeux ;
Cent groupes variés, que le plaisir appelle,
S’élancent !... On se presse, on se heurte, on se mêle ;
Le masque, protecteur des discrètes amours,
Oppose à l’œil jaloux son rempart de velours.
Que de propos galants, de tendres causeries,
Courent sous les arceaux des longues galeries
De bruit et de mystère assemblage confus,
Où les vœux, les serments, — quelquefois un refus,
Se croisent, et, frappant l’écho qui les renvoie,
Peuplent ces lieux d’amour, de folie et de joie !

 

Trêve aux jeux ! — Près d’ici j’ai cru revoir encor,
Sous le manteau ducal et la couronne d’or,
A ses mille vaisseaux prêt à parler en maître,
Le doge apparaissant à l’antique fenêtre[12],
Et, du haut du palais gothique et byzantin[13],
Jetant le cri de guerre aux murs de Constantin.
Sur ces trois mâts, scellés dans le bronze et la pierre[14],
Je cherche les couleurs de la triple bannière,
Et mon œil redemande à ces flots azurés
Le noble Bucentaure, aux larges flancs dorés !

 

Pourquoi rêver la gloire où pèse l’esclavage ?
L’Adriatique en deuil pleure son long veuvage,
Et son flot, dans ces murs mollement balancé,
Soupire, en attendant l’anneau du fiancé.
Il ne tombera plus sur la vague soumise ;
Venise est morte !... Adieu, cadavre de Venise !

 

Un jour pourtant, un jour, — l’Autriche en a frémi ! —
Le lion de Saint-Marc, si longtemps endormi,
S’est réveillé, criant : « Du sang, et non des larmes ! »
Ses longs rugissements t’ont fait courir aux armes ;
Mais Dieu n’a point béni ton héroïque effort,
Et le lion vaincu se couche et se rendort.

 

Venise, juin 1850.

 

[1] Toutes les gondoles à Venise sont noires : un ancien décret de la république l’avait ordonné ainsi ; cet usage s’est maintenu.

[2] Pendant le long séjour qu’il a fait à Venise, lord Byron se promenait tous les jours à cheval sur le Lido. C’est là qu’il a composé une grande partie de son poëme de Don Juan.

[3] Le pont qui unit maintenant Venise à la terre-ferme, et qui a été construit pour le chemin de fer. Il n’a pas moins de 150 arches.

[4] Devant la façade de l’arsenal sont quatre lions en marbre, de taille colossale ; ils furent enlevés à Athènes en 1687, par Morosini, surnommé le Péloponésiaque. Le plus grand de ces lions était à l’entrée du Pirée.

[5] Trois des plus anciens et des plus beaux palais de Venise sur le grand canal ont été achetés par Mlle Taglioni.

[6] Le palais Cavalli appartient aujourd’hui à M. le comte de Chambord, qui l’habite pendant l’hiver.

[7] On voit sur le grand canal la petite mais jolie maison habitée, dit-on, par Desdémona.

[8] Le palais de Marino Faliéro, dont les ailes sont formées par deux pavillons qui s’avancent sur l’eau, est situé tout près de la maison de Desdémona.

[9] Paul Galiari, plus connu sous le nom de Paul Véronèse.

[10] On nomme les puits tes prisons inférieures situées sous le palais ducal.

[11] Le pont qui conduisait les accusés des prisons au tribunal s’appelle Pont des soupirs.

[12] La fenêtre du palais ducal qui fait face au môle, et où le doge se plaçait dans certaines occasions solennelles.

[13] Le palais est un composé de différents styles d’architecture, parmi lesquels dominent le gothique et le byzantin.

[14] Les trois mâts gigantesques élevés sur la place, devant la façade de la basilique de Saint-Marc : on admire les sculptures des piédestaux en bronze de ces trois mâts, au haut desquels se déployaient jadis les drapeaux de Chypre, de Candie et de la Morée, pour indiquer la domination de la république de Venise sur ces trois royaumes.