Le monde à refaire. Conte

Le 25 octobre 1853

Charles BRIFAUT

LE MONDE A REFAIRE,

CONTE,

LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 25 OCTOBRE 1853,

PAR M. BRIFAUT.

 

Raoul était un jeune sage,
Comme à Paris nous en voyons,
Cherchant le bien des nations
Sans le trouver, selon l’usage.
Un matin, n’ayant pas dormi,
Et craignant quelque catastrophe
Pour le genre humain, son ami,
Il courut chez un philosophe
Lui demander l’heureux secret,
Non trouvé, mais pas introuvable,
Le secret inappréciable
De rendre le monde parfait.
L’autre répond Dans ma jeunesse,
J’ai comme vous, mon digne ami,
Rêvé bonheur pour mon espèce,
Et, comme vous, j’ai mal dormi.
Mon espèce, hélas j’en frémi,
Ses habitudes sont bien prises.
Les changer, réformer ses mœurs,
Nobles et vaines entreprises
De songe-creux ou de rimeurs !
Les hommes sont toujours aux prises
Avec leurs folles passions.
Je veux croire aux intentions,
Mais je suis témoin des sottises.
Là-dessus, je me ressouvien
D’une anecdote assez piquante.

 

Certain calife, ami du bien,
Dans l’espoir de n’ignorer rien,
Faisait une ronde fréquente
A Bagdad, où son grand vizir r
L’accompagnait, pour son plaisir.
Une fois il prit fantaisie
Au sultan, fureteur jaloux,
D’entrer dans la maison des fous.
Cette maison, comme chez nous,
N’est jamais vacante en Asie.

 

Qu’y voit-il ? Ce qu’on voit partout
Des hommes, des femmes surtout,
Faisant, refaisant leur éloge ;
Un raccourci de nos travers.
Là chaque vice avait ses fers,
Et chaque sottise sa loge.
La des brocheurs de mauvais vers ;
Là des amants et des maîtresses
Qui s’écrivent des billets doux,
Qui se donnent des rendez-vous ;
La des trompeurs ; là des traîtresses,
Des intrigants et des filous.
Avec nous quelle ressemblance !
Entre les sages et les fous
Qui fait pourtant la différence ?
Je n’en vois qu’une : les verrous.

 

Tandis que nos deux anonymes
Au milieu de ces bonnes gens
Promènent des yeux obligeants
Qui du sort plaignaient les victimes,
Voilà que, des groupes sorti,
En appelant son grand muphti,
L’air agité, la marche vive,
Mais gai, mais les regards riants,
Un homme à barbe blanche arrive
Sur le commandeur des croyants.

 

D’une main le sultan l’arrête.
« Sais-tu, » dit en levant la tête
L’homme aussi fâche qu’étonné,
« Sais-tu qui je suis, pauvre bête ?
« — Qu’es-tu ? — Mahomet le prophète, »
Répond l’auguste aliéné.
« Incline-toi, Rends-moi l’hommage
« Que me doit tout bon musulman.
« — Pardon, répliqua le sultan :
« J’ignorais, et c’était dommage,
« Que le saint prophète fût là.
« Vive Mahomet ! vive Allah !
« Vous voyez, je vous dédommage.
« — Je t’en sais gré. Je te prédis
« Le sort brillant des grandes âmes :
« Dans ton sérail quatre cents femmes,
« Tout autant dans mon paradis.
« Tes ennemis, je les maudis.
« Que l’archange noir les assomme.
« Tes amis, j’en fais mes élus ;
« Et voici ce gros petit homme,
« Assez malingre, assez perclus,
« A qui je promets tant et plus,
« S’il veille avec soin sur ton somme. »

 

« — En vérité, ceci promet.
« Eh bien, puisqu’il est Mahomet,
« Reprend Giaffar, qu’il le prouve.
« — Comment ! Qu’oses-tu souhaiter ?
« — Miracles doivent peu coûter
« A l’ami d’Allah ! Qu’il en trouve.
« — Tant que tu voudras. A ton choix !
« Parle. Quel miracle t’arrange ?
« Il va s’accomplir à ma voix.
« Je n’en ferai pas à deux fois.
« Que veux-tu ? — Que ton pouvoir change
« Ce perclus, ce malingre-ci,
« Comme ta franchise me nomme,
« En un leste et brillant jeune homme,
« Point ventru ni point raccourci.
« — Accordé. Commençons. Tiens, monte
« Au sommet de ce minaret.
« — Bon ! — Mesure bien, s’il te plaît,
« Sa hauteur. Qu’est-ce qu’il nous conte ?
« Calcule le saut qu’on ferait,
« En partant de là sans échelle,
« Pour tomber dans cette ruelle.
« — Oh, là, là. — Si le cœur t’en dit,
« Jette-toi hardiment, mon brave,
« Du grenier, et, sans contredit,
« Tu descendras vite à la cave.
« — Moi ! — Toi, toi. — Prophète maudit !
« — Ta chute, ami, sera mortelle.
« — Je le crois bien. — On accourra.
« — Il sera bien temps ! — On verra
« — Un cadavre. — Ouf ! ouf ! — Bagatelle !
« Là mon pouvoir éclatera.
« Un mot te ressuscitera :
« C’est sûr…— Tu me la donnes belle !
« — Et, renaissant de ma façon,
« Tu seras le plus beau garçon.
« — Laisse-moi donc. J’aime mieux être
« Le plus laid vieillard. — Hein !Comment ?
« Tu doutes de moi. — Non, mon maître.
« Vous êtes Mahomet vraiment.
« Je le crois, j’en ferai serment.
« — Tu daignes donc me reconnaître.
« N’importe. Achevons promptement.
« — Du tout. — Je veux te voir renaître
« Frais, charmant. — Je ne veux pas l’être ;
« Sous ma forme je suis content. »

 

— Hé bien, mon fils, si tu t’ériges
En réformateur, promettant
Des phénomènes, des prodiges,
Le monde va t’en dire autant.

 

Ainsi parie le sage austère,
Laissant Raoul triste et confus :
De façon que, sur son refus,
Le monde est encore à refaire.