Épître à Clio

Le 25 octobre 1851

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

ÉPÎTRE À CLIO,

LUE DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 25 OCTOBRE 1851

PAR M. VIENNET.

 

O toi que le Destin, tyran des dieux d’Athènes,
Condamne à recueillir les sottises humaines,
Dont le burin se plaît à nous les retracer,
Pour nous remettre en goût de les recommencer,
Pardonne-moi d’abord si ma voix te refuse
Les honneurs surannés et le titre de Muse.
Le progrès, dieu du jour, qui les détrône tous,
Vous traite en royautés et ne veut plus de vous.
Phœbus et les neuf Sœurs sont de vieilles gazettes.
Une muse aujourd’hui sert à tous les poëtes.
Soit qu’ils aient à gémir sur t’urne d’un tombeau,
Ou que, de nos travers égayant le tableau,
De nos mœurs au parterre ils offrent la satire,
Ou soupirent en vers leur amoureux martyre ;
Soit qu’en des prés baignés d’un ruisseau gazouillant,
Ils peignent la brebis et son agneau bêlant,
Qu’exploitant d’un héros la gloire ou la misère,
Ils rampent sur les pas de Corneille ou d’Homère,
Nos rimeurs, engoués de leur muse sans nom,
S’arment tous de la lyre, et n’en tirent qu’un son.
De tes propres feuillets le lyrique s’empare.
Tacite, s’il revient, nous fera du Pindare.
Contre le goût du jour la critique échouera
Tout est lyrique enfin, hors nos vers d’opéra.

 

La liberté le veut, le public s’en arrange,
Vingt journaux à sa gloire entonnent la louange
Le Siècle et l’Union sont d’accord là-dessus.
Quintilien a tort, Boileau ne compte plus.
It n’est rien qu’ici-bas le succès n’autorise ;
Et quand la fantaisie en tous lieux s’intronise,
Quand l’art n’a plus de lois, rien n’est plus importun
Que le vieux radoteur qu’on nomme sens commun
Laisse-le se morfondre en nos vieilles écoles.
Poursuis la fantaisie, enfle-toi d’hyperboles,
De grands mots, de pathos, et sur le même ton
Parle d’un chef d’émeute et de Napoléon.
L’honneur n’a qu’un devoir, un seul à te prescrire
C’est que dans tes récits la vérité respire.
C’est là que je t’attends ; et si, dans le chaos
Où nous font patauger et les fous et les sots,
Tu peux la démêler et la mettre en lumière,
Que tu sois Muse ou non, je te tiens pour sorcière.

 

On t’a prise à mentir, et ta crédulité
Me fait douter souvent de ta véracité.
Hérodote, qui fut ton premier secrétaire,
A-t-il mis en crédit des contes de grand mère ? 
Tite-Live, après ho, n’a-t-il pas débité
Son couple de héros par la louve allaité,
Et cette invention d’Egérie et d’anciles,
Qui fit un peup1e-roi d’un peuple d’imbéciles,
Le gouffre où, pour sauver tout ce peuple alarme,
Ce fat de Curtius se jeta tout armé ?
Tu n’as point aux Français donné de Tite-Live ;
Mais avec quelle ardeur et quelle foi naïve
N’as-tu pas, sous le nom d’un prélat tourangeau,
De prodiges sans nombre Illustré leur berceau ?
Qui t’a fait voir Clovis saisissant la framée,
Pour secourir le Dieu qu’on prêche à son armée :
Et Martel dans la tombe en couleuvre changé,
Pour avoir de ses biens dépouillé le cierge ?
Où prends-tu qu’a Bouvine, en s’effaçant lui-même,
Philippe ait au plus brave offert son diadème,
Quand son vieux chroniqueur, priant au même autel,
N’a ni vu ni décrit ce tableau solennel ?
N’as-tu pas, d’une phrase avec art arrondie,
Étançonné l’honneur du vaincu de Pavie ?
Ces fraudes, diras-tu, ces contes ont leur prix ;
Et, malgré les clameurs de quelques érudits,
D’un peuple ou d’un héros embellissant l’histoire,
Ils sont d’un bon exemple et tournent à leur gloire.

 

Soit : les grandes vertus sont fort rares d’ailleurs.
Si ton rôle est enfin de nous rendre meilleurs,
S’il te faut, pour apprendre aux vivants à bien vivre,
Chercher parmi les morts des modèles à suivre,
Tu peux bien quelquefois, pour sortir d’embarras,
Prêter à nos aïeux des vertus qu’ils n’ont pas.
La distance et le temps déguisent l’imposture.
Les hommes, vus de loin, sont plus grands que nature.
Plus leur lointain s’étend, plus ils sont respectés.
Mais, si j’osais nier certaines nouveautés,
Certains bruits, certains mots qu’à plaisir tu répètes,
Mes vers soulèveraient d’effroyables tempêtes.
Ministres, généraux, tribuns et magistrats,
Princes et courtisans, j’aurais tout sur les bras ;
Et l’esprit de parti, l’esprit de coterie,
L’esprit de corps, d’état, de cour, de confrérie~
Tous les esprits fâcheux par l’orgueil enfantés,
Répondraient avec rage à mes témérités.

 

Ce sont eux qui, luttant depuis soixante années,
Troublent notre raison comme nos destinées ;
Qui font flotter au vent des révolutions
Nos sentiments, nos goûts et nos opinions.
Que deviennent, Clio, dans ces métamorphoses,
Le mensonge et le vrai, les hommes et les choses ?
Ce qu’on blâmait hier, on l’exalte aujourd’hui.
L’Etat change dix fois, et tout change avec lui.
Comme nos intérêts, mobiles, incertaines,
Tournent du nord au sud nos amitiés, nos haines.
Ce qu’un parti couronne, un autre le proscrit ;
Ce qu’un journal publie, un autre le dédit.
Tels noms, que vers Saint-Roch le peuple admire et loue,
Autour de Saint-Thomas sont traînés dans la boue.

 

Iras-tu dans les camps chercher la vérité ?
De tout peuple guerrier tu sais la vanité,
Et l’art des bulletins, où chacun s’ingénie
A grossir des succès qu’un rival lui dénie.
Du vainqueur de Toulouse as-tu trouvé le nom,
Et mis enfin d’accord et Soult et Wellington ?
Va dire à Pétersbourg qu’aux champs de la Crimée,
De ses fiers bataillons triomphe notre armée.
Ses Grecs, de Mentzikof montrant les bulletins,
Répondront que ta plume est vendue aux Latins.
Des plages d’Archange ! aux monts de l’Arménie,
De Te Deum menteurs tu seras poursuivie ;
Et ces troupeaux de serfs, par le knout éclairés,
Soutiendront que l’Euxin nous a tous dévorés.

 

Iras-tu dans cet antre où des joueurs avides,
De cent bruits opposés propagateurs perfides,
Se mentent l’un à l’autre, exploitent sans pudeur
Et la guerre et la paix, la gloire et le malheur ?
Que leur fait du pays la joie ou la détresse ?
Ce sont des coups de dés, c’est la hausse ou la baisse,
L’or qui change de main ; et chacun à son tour,
Le fripon de la veille est la dupe du jour.
De ces bruits cependant s’émeut la grande ville.
La Bourse est pour Paris l’antre de la Sibylle :
Dans le cours de la rente il voit son avenir.
Prendras-tu tous ces bruits prompts à se démentir ?
Suivras-tu les reflux de la foi populaire ?
Chaque jour, d’heure en heure, il faudra tout refaire.

 

Te souvient- Clio, de nos premiers débats,
Quand des dieux et des saints chassés des almanachs,
La carotte et le chou vinrent prendre la place,
Quand du trône partout on effaçait la trace a
Si l’art de Guttemberg n’eût sauvé tes écrits,
Les fastes de la France étaient anéantis.
Les œuvres de nos rois, leurs tombes, leurs images,
Les héros que du peuple entouraient les hommages,
Nos grands réformateurs ne laissaient rien debout.
La France, à les ouïr, commençait au dix août.

 

D’autres fous, mieux vêtus, imitant leur délire,
S’en vinrent démentir les splendeurs de t’empire,
Les camps, les boulevards, les royaumes conquis
Déguiser bêtement Bonaparte en marquis ;
Tandis que, pour miner la vieille dynastie,
S’acharnait sur Berry l’ignoble calomnie,
Que de ses détracteurs l’injurieux pinceau
Transformait en ivrogne un prince buveur d’eau.
Sur le roi de juillet t’en ont-ils fait accroire ?
Mais à ta loyauté je livre sa mémoire.
Versailles la protège, et tu sauras prouver
Que de tels harpagons sont rares à trouver.
Sur les hommes du jour on se tait, et pour cause.
Mais l’avenir enfin en dira quelque chose ;
Et je voudrais bien voir, si jamais je revien,
Ce que t’en auront dit ceux qui n’en disent rien.

 

De ces dissensions trop fécondes en crimes,
Les hommes de mon temps ne sont pas seuls victimes.
Jusqu’au sein des tombeaux les morts en sont troublés
Au parquet de la presse ils sont tous rappelés
On dirait que dans l’air, plein d’une horreur muette,
Du jugement dernier résonna la trompette.
Mais ce n’est point ce juge impassible, éternel,
Habile à discerner le bon du criminel ;
C’est l’orgueil des partis, leur intérêt qui juge.
Contre leurs passions il n’est plus de refuge.
Le caprice est leur règle, et rend tout incertain
Les réputations n’ont plus de lendemain.
Dix fois, dans leurs retours d’amour et de colère,
J’ai vu mourir, renaître et remourir Voltaire.

 

Sur son siècle aujourd’hui les foudres sont tancés,
Ses auteurs sont flétris, ses arrêts sont cassés.
Des abus qu’il sapait on reprend la défense
Et c’est le même excès, la même violence.
D’Holbach et Diderot avaient tout décrié ;
Par les nouveaux Frérons tout est glorifié.
L’âge d’or va pâlir devant le moyen âge
Rien n’était plus charmant, plus doux que le servage.
Nos innocents aïeux ne connurent jamais
De vices ni d’abus, d’erreurs ni de forfaits.
Il n’est plus vrai, Clio, que, sous le Débonnaire,
Un moine ait soulevé les fils contre le père ;
Que de Louis le Gros les vassaux révoltés
Aient inondé de sang nos champs et nos cités ;
Qu’au nom d’un Dieu de paix, des bandes inhumaines
Aient brûlé l’Albigeois, dépeuplé les Cévennes
Que des prélats français, vendus à nos rivaux,
Aient livré Jeanne d’Arc à d’infâmes bourreaux
Que sous vingt de nos rois, dégradant leurs bannières,
Les grands à l’étranger aient ouvert nos frontières.
Ne viens plus décrier le vieux cloître et ses mœurs,
Citer de saint Bernard les sermons délateurs,
Les actes de Suger, les papes, les conciles,
Tonnant de tous côtés sur les clercs indociles,
Le faste des prélats dénoncé par Glaber
Ce sont des contes bleus inventés par l’enfer.
On niera Médicis, moins reine qu’Euménide,
Donnant l’affreux signal d’une nuit homicide,
Avec ses huguenots Coligny massacré,
Les Clément, les Châtel et leur poignard sacré.
Tout, dans ces temps pieux, fut grand, juste, sublime ;
C’est à Voltaire enfin que commence le crime.

 

Tels sont tous nos partis, l’un par l’autre irrités ;
Et, d’excès en excès par la haine emportés,
Il n’est ni mal ni bien que leur voix n’exagère.
Sous leur plume en pamphlet l’histoire dégénère.
Quels qu’ils soient, cependant il les faut écouter.
Crains de tout accueillir et de tout rejeter ;
Mais crains surtout de croire aux vertus qu’ils se donnent.
Chez eux les grands esprits, les grands hommes foisonnent ;
Ils passent en sagesse Aristide et Caton,
Leur plus mince orateur devient un Cicéron.
S’il leur naît un poëte, ils en font un Virgile.
Garde entre eux, si tu peux, ce milieu difficile,
Où, malgré les brocards dont on cribla son nom,
Comme la vérité se trouve la raison
Et si de mes conseils tu prises la sagesse,
Accorde un peu de place à qui te les adresse.

 

Un temps viendra peut-être où, quittant nos climats,
Les révolutions, le démon des combats,
Les crimes, les fléaux, réduiront tes chroniques
Aux guerres de la Chine et des deux Amériques.
Si dans les doux loisirs que te fera la paix,
N’ayant plus à compter nos travers, nos méfaits,
Tu veux, pour quelques mots lancés de la tribune,
Recueillis par la haine et nuls pour ma fortune,
De ma personne un jour occuper l’univers,
Parle fort peu de moi, mais beaucoup de mes vers.