Bernardin de Saint-Pierre et Casimir Delavigne. Poème dithyrambe lu au Havre

Le 9 août 1852

Jacques-François ANCELOT

BERNARDIN DE SAINT PIERRE ET CASIMIR DELAVIGNE.

POÈME DITHYRAMBIQUE,

LU AU HAVRE, LE JOUR DE L’INAUGURATION DE LEURS STATUES,

9 AOUT 1852,

PAR M. ANCELOT (DU HAVRE).

 

 

Où va cette foule empressée,
Désertant son foyer, ses comptoirs, ses sillons ?
Pourquoi, sur cette mer par les vents caressée,
A la cime des mâts ces mille pavillons ?

 

Pour qui ces joyeuses fanfares,
Ces chants, ce pompeux appareil ?
Quels sont, étincelants sous les feux du soleil,
Ces deux bronzes jumeaux, semblables à deux phares
Rayonnants d’un éclat pareil ?

 

Est-ce un guerrier fameux vainqueur dans cent batailles ?
Est-ce un fastueux souverain,
Qui, de notre vieux Havre honorant les murailles,
Revivent dans ce double airain ?

 

Non ! Rois par le génie et vainqueurs pacifiques,
De la noble cité ces enfants immortels
Ont demandé la gloire aux combats poétiques,
Et le Havre aujourd’hui, comme aux jours olympiques,
Pare leurs fronts normands de lauriers fraternels.

 

La mort a fait taire l’envie !
Et, devant tout un peuple heureux de les fêter,
Pour louer dignement leur vie,
Il suffit de la raconter.

 

1

Voyez-vous, fuyant sa patrie[1],
Ce jeune et hardi pèlerin ?

Adieu beaux vallons de Neustrie,
Jours heureux sous un ciel serein !
La Muse à ses nobles études
Ouvre les vastes solitudes
Au fond des bois au bord des mers,
Il demande au chêne superbe,
A la fleur, au sable, au brin d’herbe,
Les grands secrets de l’univers.

 

2

Dans les déserts glacés où l’âme
Se heurte aux aspects désolés[2] ;
Aux lieux où des songes de flamme
Glissent sous les cieux étoilés[3],
II rêve. Et des hautes pensées,
Des couleurs au loin amassées
Rapportant les riches moissons,
Sa muse, sublime ou touchante,
Offre à l’Europe qu’elle enchante
Et des tableaux et des leçons.

 

3

Tandis que d’un siècle sceptique
L’audace, dépeuplant le ciel
Foule aux pieds la croyance antique
Et chasse Dieu de son autel
Du rêveur la pensée austère,
Au firmament et sur la terre,
Dans l’œuvre admirant l’ouvrier,
Voit ce Dieu dont la loi féconde
Fait naître et cache tout un monde
Sous l’humble feuille d’un fraisier[4].

 

4

Peintre inspiré de la nature,
Philosophe consolateur,
Toi qui fais à la créature
Aimer l’éternel Créateur,
Frappés des splendeurs infinies
Et de ces grandes harmonies
Que l’univers te dévoila[5],
Nos cœurs te gardent un asile
Entre l’auteur troublé d’Émile
Et l’heureux chantre d’Atala.

 

5

Sur les ailes de ton génie,
Emportés vers des bords lointains,
Près de Paul et de Virginie
Nous suivons leurs jeux enfantins ;
Et nous croyons revoir sans cesse
Cette nature enchanteresse
Ces oiseaux aux mille couleurs,
Ce frais sentier des Pamplemousses[6],
Ce bonheur sans bruit, sans secousses,
Ces amours nés parmi les fleurs.

 

6

Que n’as-tu, vallon solitaire,
Où l’avenir leur souriait,
De leur sort caché le mystère
Au monde qui les oubliait ?
Ternissant de son souffle aride
Leurs jours si purs, ruisseau limpide
Dont rien n’avait troublé le cours,
Devant eux se dresse le monde[7]
Le bonheur fuit !... l’orage gronde,
Brisant les fleurs et les amours.

 

7

Ainsi, philosophe et poëte
Loin du tumulte des cités,
Plaçant au sein de la retraite
les ineffables voluptés,
Jusque dans la pauvre chaumière[8]
Où le mépris de l’Inde entière
Suit le proscrit qu’elle exila,
Partout où la vie isolée
S’écoule innocente et voilée,
Tu nous dis : « Le bonheur est là »

 

8

Aujourd’hui, devant cette grève,
Ces verts coteaux, ces heureux champs,
Ce cap sourcilleux de la Hève
Qu’illustrèrent tes premiers chants[9],
Regretterais-tu d’autres plages,
Et les gigantesques ombrages
De leurs forêts de bananiers,
Toi dont les songes poétiques
Rêvaient, sous l’arbre des tropiques,
La blanche fleur de nos pommiers ?

 

9

Non ! le Havre t’est cher encore !
Et, du haut de son piédestal,
Le bronze que ton nom décore
Semble sourire au sol natal !
Aux lieux où commença ton rêve,
Tu reparais, suave élève
Et dernier ami de Rousseau,
Pour que le Havre, d’âge en âge,
Soit fier de montrer ton image,
Comme il est fier de ton berceau !

 

Mais tandis que la ville, orgueilleuse et charmée,
Voit de l’un de ses fils l’image bien-aimée
Se dresser, souriant à ses transports joyeux,
N’avons-nous pas ouï des sons mélodieux ?
Chantre de Procida, ta lyre réveillée
Revient-elle enivrer la foule émerveillée ?
Et de ce large front élevé vers le ciel,
Des lèvres, d’où les vers coulaient comme un doux miel,
Entendrons-nous encore, au souffle du génie,
S’échapper la pensée en torrents d’harmonie ?
Vain espoir !... Il se tait !... Et l’écho de ces bords
Ne tressaillira plus à ses nobles accords !

 

1

Eh bien, si pour jamais dort sa lyre muette,
Toujours jeune et vivant, le passé du poëte
Est notre orgueil et notre amour !
Remontons ce passé, que tant d’éclat colore :
Gloire à ses premiers chants ! Jamais plus belle aurore
Annonça-t-elle un plus beau jour ?

 

2

L’aigle était abattu, la patrie insultée ;
Un poëte, un enfant, prend le luth de Tyrtée[10],
Il console, il fait oublier !
Et, du pied des vainqueurs balayant les souillures,
De la France qui saigne il cache les blessures,
A l’ombre d’un jeune laurier !

 

3

Vous qu’évoqua sa muse ou plaintive ou folâtre
Il vous convie encore aux luttes du théâtre ;
Accourez vers lui – Les voilà !
Glacester va frapper[11] ; Procida crie : « Aux armes[12] ! »
en riant, vient essuyer les larmes
Que nous donnions à Néala[13].

 

4

Rimeur, de qui sa verve aiguisa la malice,
Victime de travers cachés dans la coulisse[14],
Tour à tour austère et plaisant,
Viens rendre à nos bravos ce portrait si fidèle,
Frais tableau, dont le peintre ensemble et le modèle
Se vengeait en nous amusant !

 

5

Au cœur de Faliero j’entends gronder l’orage[15] :
Le sang patricien va laver son outrage ;
Tout un peuple s’arme à sa voix !...
Non la vengeance échappe, et voici la torture !
Pleurant sa gloire éteinte et sa femme parjure,
Il expire, trahi deux fois !

 

6

L’orateur couronné du laurier populaire[16]
Va-t-il des passions affronter la colère ?
Garder ou perdre son pouvoir ?...
S’il lui coûte un remords, que son pouvoir s’écroute !
Qu’on brise sou laurier !... Les faveurs de la foule
Parient moins haut que le devoir !

 

7

Regardez ce tyran, que l’épouvante enchaîne,
Pâle de ses terreurs et de sa mort prochaine[17],
Au fond d’un lugubre séjour ?...
Puis le vieux Charles-Quint[18] et la jeune Aurélie[19],
Fiers d’une double intrigue en jouant accomplie,
L’une au cloître, l’autre à la cour.

 

8

Du barde de Neustrie éblouissant cortège,
Contre un ingrat oubli votre éclat le protège !
La mort, qui sur son front plana[20]
Lorsque vos noms vibraient dans toutes les mémoires,
Le prit pour un vieillard en comptant ses victoires,
Et le noble front s’inclina !

 

9

La douleur lui criait que la vie est fragile !
Près du berceau du Tasse, au tombeau de Virgile,
Réveillant des échos sacrés,
Il va porter alors sa chaste rêverie
Et, pour adieu suprême, il lègue à sa patrie
Les doux chants qu’ils ont inspirés[21].

 

10

Des poëtes divins, orgueil de l’Ausonie,
Les ombres, écoutant cette pure harmonie,
Se ranimaient à ses beaux vers,
Mélodieux accents, que son pays recueille
Comme un dernier parfum de la fleur qui s’effeuille
Au premier souffle des hivers.

 

11

Il meurt !... mais son destin fut beau !...Si de la France
Sa lyre filiale a charmé la souffrance
Et consolé les jours de deuil,
Tendre mère, en des jours plus sereins et plus calmes,
Au front de son poëte elle entassa les palmes,
Et vint pleurer sur son cercueil !

 

12

Et sa ville natale aujourd’hui dit au monde :
« Honorez de mon fils la devise féconde,
« Gloire, patrie et liberté !
« Ces mots, resplendissant d’une magique flamme,
« Comme un phare céleste illuminaient son âme,
« Et c’est pour eux qu’il a chanté ! »

 

 

[1] Voyage du jeune Bernardin de Saint-Pierre à la Martinique.

[2] Voyage en Russie, en Finlande, etc.

[3] Voyage à l’Ile de France.

[4] Études de la Nature, livre Ier.

[5] Harmonies de la Nature.

[6] Roman de Paul et Virginie.

[7] Voyage de Virginie en France ; naufrage du Saint- Géran.

[8] La Chaumière indienne.

[9] Allégorie de la nymphe Héva, dans l’Arcadie.

[10] Premières Messéniennes.

[11] Les Enfants d’Édouard.

[12] Les Vêpres siciliennes.

[13] Le Paria.

[14] Les Comédiens.

[15] Marino Faliero.

[16] La popularité.

[17] Louis XI.

[18] ) Don Juan d’Autriche.

[19] La Princesse Aurélie.

[20] Premiers symptômes de la maladie de Casimir Delavigne.

[21] Ballades et poésies composées en Italie, réunies et publiées après la mort de l’auteur.