Funérailles de M. Baour-Lormian

Le 20 décembre 1854

Désiré NISARD

FUNERAILLES DE M. BAOUR-LORMIAN

DISCOURS DE M. NISARD,
DIRECTEUR,

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. BAOUR-LORMIAN,

Le 20 décembre 1854.

 

 

MESSIEURS,

L’année qui va finir aura coûté cher à l’Académie française : voilà le cinquième vide que la mort a fait dans nos rangs. Hier, c’était M. de Sainte-Aulaire, esprit charmant, cœur si affectueux qu’en perdant un tel confrère chacun de nous a eu le droit de croire qu’il perdait un ami ; aujourd’hui, c’est un homme éminent dans un art où le talent même imparfait est un don supérieur, c’est un poète dont les beaux vers et les douces mœurs méritent également le regret.

Un grand éclat littéraire avait entouré la jeunesse et l’âge mûr de M. Baour-Lormian. II y a un demi-siècle, ses succès occupaient les esprits, à une époque où ils avaient de quoi être absorbés par la gloire de nos armées et par la grande nouveauté d’une société rétablie sur ses bases. Son élégante et libre imitation des poésies d’Ossian fut un des premiers plaisirs de ce public français, rendu enfin à la vie de l’esprit, et qui, dans l’ingénieux mensonge littéraire de Macpherson, avait embrassé l’ombre de la poésie, dans son impatience d’embrasser la poésie elle-même. Le talent brillant de M. Baour-Lormian, la douceur et l’harmonie de ses vers, ajoutaient à l’illusion, et accréditaient l’aimable supercherie du poète écossais par l’originalité de la paraphrase. Avant la grande vogue de ces poésies, il avait fait apprécier des connaisseurs un talent pour la satire dont il ne messied pas de le louer sur sa tombe, car il y était piquant sans être amer, et d’ailleurs c’était moins une vocation qu’une tentation ; il n’y persista pas : En 1807, des caractères bien tracés, des vers d’une simplicité élégante et expressive faisaient applaudir au Théâtre-Français sa tragédie d’Omasis, où les meilleurs juges crurent reconnaître, non une imitation étudiée, mais une naïve inspiration de Racine. C’est cet ouvrage qui valut à M. Baour-Lormian les libéralités honorables et les éloges de Napoléon. Ces éloges étaient mêlés de quelques-unes de ces critiques justes et frappantes qui avertissent un écrivain de lui-même, et lui font trouver un plaisir supérieur à reconnaître ses fautes. M. Baour-Lornnian parla toute sa vie avec reconnaissance des libéralités de l’Empereur ; il parlait aussi de ses critiques, non pour rappeler à l’occasion les éloges, mais comme d’un jugement sur lui-même auquel il s’en était sagement tenu.

D’autres pièces dans divers genres, une traduction célèbre de la Jérusalem délivrée, où sa touche brillante parut si propre à rendre les beautés du poète de la chevalerie, accrurent la réputation de M. Baour-Lormian et lui conservèrent la faveur publique jusque vers le milieu de la Restauration. Depuis lors, un retour de goût, en faisant passer Ossian de mode, et en substituant, dans nos admirations étrangères, au poète épique de l’Italie moderne le grand poète dramatique anglais, porta la popularité vers des talents plus jeunes, peut-être vers une autre mode. M. Baour-Lormian ne s’en découragea ni ne s’en plaignit ; il écrivit d’agréables livres en prose, auxquels on fit un tort d’avoir succédé à des poésies très-admirées ; il se souvint de ce qu’il avait été sans s’aigrir de ce qu’il n’était plus ; et ce poète si applaudi se mit à applaudir ceux qui le remplaçaient dans la faveur publique. « Il faut que chacun ait son tour, » me disait-il avec une aimable bonhomie, un jour qu’il me parlait des vicissitudes de la réputation ; douce sagesse, et bien nécessaire dans un pays où l’on peut reprocher au goût public de quitter trop tôt ce qu’il a adopté trop vite. M. Baour-Lormian emporte dans la tombe une charmante pièce de vers sur cette résignation du poète qui s’en va en saluant doucement les poètes qui viennent. S’il eût été possible, en ces derniers temps, de l’intéresser assez à sa réputation pour qu’il les publiait, ces vers auraient enrichi d’un petit chef-d’œuvre le recueil de notre poésie légère.

Un sens très-droit, un cœur sans envie, lui rendaient cette philosophie facile. Quelque chose de meilleur et de plus sûr, la piété du chrétien, l’aida à supporter des maux bien plus sérieux que l’indifférence de la foule pour un poète autrefois aimé ; je veux parler d’infirmités cruelles dans une vieillesse prolongée au delà de la mesure commune. Il les oublia en méditant, dans les livres saints, l’idéal de la misère humaine, Job, dont il fit le compagnon de sa solitude douloureuse, et qu’il traduisit, en des vers parfois dignes de leurs aînés, plutôt pour le lire de plus près qu’avec le désir téméraire d’égaler les accents de cette sublime plainte. Cette traduction fut son dernier ouvrage : c’était couronner dignement une vie de poète, et j’ajoute, c’était bien employer la vieillesse d’un chrétien.

Depuis bien des années déjà, M. Baour-Lormian avait cessé d’assister à nos séances. Il ne venait qu’aux jours d’élection, malgré le péril de plus en plus certain de quelque aggravation de ses maux au retour ; il voyait dans le candidat de son choix, dans celui qu’il souhaitait pour confrère, un ami pour lequel on doit risquer même sa santé. Pour nos assemblées ordinaires, il avait dû y renoncer ; ses yeux n’y pouvaient plus voir ses amis, et son oreille n’entendait qu’à peine leur voix. Cette privation fut le plus sensible de ses maux ; car il goûtait plus que personne ce que nous regardons comme la plus grande douceur de la vie académique, ce commerce d’égalité et de libres entretiens entre les esprits les plus divers, unis dans le commun amour des lettres. Ne plus aller à l’Académie, c’était, pour M. Baour-Lormian, comme le mal du pays. L’Académie le savait : voilà pourquoi, aux publics regrets qu’elle donne avec tout le pays au poète qui l’a honorée par ses talents, elle a à mêler de vifs regrets domestiques pour un confrère excellent qu’elle a perdu sans l’avoir assez possédé.