Discours sur les prix de vertu 1850

Le 8 août 1850

Narcisse-Achille de SALVANDY

Discours de M. le comte de Salvandy
Directeur de l’Académie française

Sur les prix de vertu

Lu en séance le 8 août 1850

 

 

MESSIEURS,

Le cours entier de cette séance vous l’a rappelé : vous assistez aux travaux des seuls corps[1], aux solennités de la seule institution, dans notre patrie, dont la génération présente n’ait pas vu le berceau, qui remonte au grand siècle, et semble restée debout parmi tant de ruines pour servir de lien entre tous ces passés détruits et l’avenir inconnu qui nous attend.

Dans toute la suite de nos exercices, dans l’exposition éloquente des récompenses que l’Académie décerne et le vivant souvenir des fondations successives qui les ont instituées, vous avez vu le travail des classes éclairées de notre pays, à toutes les époques de notre histoire et sous tous les régimes, pour élever, pour honorer, pour doter noblement l’esprit français. Vous retrouvez la même pensée, patriotique et généreuse, soit que vous remontiez jusqu’à ce vieux prix d’éloquence, aussi ancien que nous-mêmes, qui fut établi pour maintenir la langue, le grand instrument de notre empire dans le monde, et qui a suscité tant de brillantes renommées autrefois et de nos jours ; soit que vous considériez les créations du baron Gobert, inventant le majorat de la pensée, pour préparer à l’histoire nationale une succession de monuments dignes d’elle, ou du comte de Maillé, appliqué à fortifier l’homme de lettres contre les doubles amertumes de son déclin et de ses débuts ; soit, enfin, que vous vous arrêtiez devant l’image de M. de Montyon, opposant la foule de ses munificences aux diversités de la corruption des esprits, et conviant particulièrement la littérature à restituer aux mœurs publiques, avec l’appui de ses préceptes, celui de ses exemples.

Le nom de Mme de Staël, qui a suffi pour appeler autour de l’Académie ce nombreux concours parce qu’il est des âmes qui ont le privilége que tout le monde se sente de leur famille, le nom de Mme de Staël vous offrait le même spectacle, et vous invitait aux mêmes réflexions. Ce nom éclatant, avec tous les souvenirs chers et illustres qui s’y rattachent, avec le cortége de grands esprits qui ont semblé s’inspirer de sa pensée et porter ses nobles spéculations dans le champ de la politique active, vous a montré l’élite de notre nation répandant d’une main prodigue, sur la France et le monde, des trésors d’idées généreuses, de maximes libérales, d’espérances et d’impulsions constitutionnelles. Toute la partie positive des idées du XVIIIe siècle s’est déployée là, dans sa pompe et sa force, pour s’étendre, de ces régions fécondes, les seules où croisse la liberté véritable à travers la nation. Vous avez vu la monarchie constitutionnelle naître et s’affermir par ce travail de l’aristocratie intellectuelle d’un grand peuple. La monarchie constitutionnelle ! grand nom que vous me pardonnerez de ne pouvoir pas rencontrer sur ma route, sans céder à l’émotion de ma douleur et de mon respect. Ce beau, ce noble régime nous avait semblé l’attente et le couronnement de la civilisation ; il fut, pendant trente années, notre orgueil et notre amour ; l’histoire dira qu’il a tenu envers la France toutes ses promesses de liberté, de richesse et de grandeur. La France, dans un jour d’orage, avait pensé le rendre plus solide en le rendant plus populaire, en déplaçant ses bases pour les appuyer aux données du Contrat social, à l’assentiment, non des temps, mais du temps, à la souveraineté, non des traditions et des règles séculaires, mais de la raison, du nombre, de la force. Et cette déception nous attendait, qu’un flot et un jour ont tout englouti

Maintenant, Messieurs, c’est une autre partie de la philosophie du XVIIIe siècle que nous allons voir à l’œuvre, la partie morale dans ses intentions les plus bienfaisantes. C’est encore la main libérale de M. de Montyon qui sera notre appui et notre guide. Nous pénétrerons avec lui dans une autre région de la société, dans ses couches les plus cachées, pour y chercher les filons de la vertu, comme ailleurs on cherche ceux de l’or ; et, hâtons-nous de le dire, nous les trouverons ! Il n’y aura point là de mécomptes. Si le thème philosophique prête à l’examen et au doute, le résultat lui-même n’aura rien que de rassurant et d’honorable pour notre patrie.

M. de Montyon voulut relever le peuple par les œuvres, comme madame de Staël par les idées. Tous deux étaient du même temps et du même monde. L’un poursuivait le progrès moral, l’autre le progrès intellectuel et politique, c’est-à-dire la vertu et la liberté. Liberté, vertu Les grands noms du XVIIIe siècle... Ceux de tous les siècles, espérons-le ; car, tout éprouvé qu’ait été notre pays par la tourmente, nous ne prononcerons pas sur eux, sur aucun des deux, l’anathème du défenseur vaincu des lois de Rome, s’écriant : « Vous n’êtes que de vains noms ! » Croyons que la France, pour son honneur et sa sûreté, ne le prononcera jamais. Mais ces grandes choses ont des conditions qui remontent d’anneau en anneau plus haut qu’elles et que nous. La liberté veut l’ordre, on le sait aujourd’hui ; l’ordre avec toutes ses garanties : beaucoup le pensent et le disent. N’en est-il pas ainsi de la vertu ? N’y a-t-il pas des principes qui tiennent à son essence même, et dont on ne peut non plus sans péril la séparer ?

M. de Montyon n’avait que des vues généreuses. Répandre sur ceux qui souffrent le trésor de ses libéralités, comme les riches font toujours dans nos sociétés chrétiennes, ne suffisait pas à ce sage, à cet ami des hommes. Il voulait surtout rendre les hommes meilleurs. Il le voulut autrement que la charité selon l’Évangile, qui se propose le même but, car elle ne se borne pas à secourir en secourant, elle console, elle relève, elle fortifie, elle perfectionne. L’esprit du siècle était de n’admettre que des moyens humains dans les choses humaines. M. de Montyon résolut donc de recourir au ressort de l’émulation, assisté de ces deux aiguillons puissants : la renommée et la récompense. Ce fut si bien son dessein, que, pour mieux exposer aux regards publics ce travail intime de la conscience, qui ne mérite les regards que s’il n’avait pas pour but de l’attirer, et qui n’a de titres aux rémunérations que si idée de rémunération lui est étrangère, il invoqua la compagnie instituée par Richelieu pour couronner les œuvres de l’esprit dont l’essence même est le bruit et l’éclat, qui trouvent nécessairement dans l’approbation du monde leur aliment, leur but et leur gloire. Sachons le dire à un temps, maître souverain de lui-même, environné de périls, et qui avait tant à revoir dans l’héritage de son devancier : qu’il s’agisse de morale ou de politique, on risque de faire fausse route quand on donne à l’homme, pour principe et pour fin uniques, l’homme même. La grande institutrice du monde moderne, la Religion, avait proposé Dieu pour principe et pour but aux actions humaines. Par cela même, elle interdisait aux actions choisies le bruit et la récompense. Pour elles, il n’y avait qu’un juge, un salaire, une gloire, qui n’étaient pas de la terre.

M. de Montyon avait vu s’affaiblir et se perdre le principe religieux ; il y suppléait par les ressorts que ce principe ne connaît pas. Il en résulte que l’administration a maintenant des dossiers de la vertu, comme de tout le reste. Les candidats, car c’est ainsi qu’on les nomme, sont vivement présentés, soutenus, recommandés, comme pour les autres carrières. Mais, disons-le bien vite et bien haut : jusqu’à ce jour, ils ne se sont pas présentés eux-mêmes ; souvent ils ignorent qu’on les présente ; la plupart n’avaient pas entendu parier du testament de M. de Montyon, quand, déjà depuis des années, ils étaient devenus ses légataires par leurs vertus. L’Académie ne peut donc que s’applaudir de la mission qui lui est échue. Ajoutons que, dans un temps ou le dérèglement des idées et des espérances a systématiquement tenté de déchaîner, à travers les classes laborieuses, tous les courants de l’esprit de révolte contre la grande loi de la souffrance et du travail, il est beau et consolant d’y découvrir tant de travaux et de souffrances volontaires, tant de sacrifices qui n’étaient pas même des devoirs, d’autant plus méritoires qu’ils sont plus obscurs, et vraiment dignes de nos couronnes, parce qu’ils ne les attendaient pas. On ne peut contester qu’un grand sentiment moral n’éclate dans nos inventaires annuels des mœurs populaires. Aussi aimerions-nous notre ministère, quand il ne ferait que nous donner l’occasion de montrer combien l’homme, dans toutes les conditions et malgré tous les efforts, conserve vivement l’empreinte du sceau attaché à son âme par son auteur.

Cette impression, Messieurs, sera d’autant plus vive cette année, que les belles actions que nous aurons l’honneur de vous exposer n’ont aucun des accessoires éclatants qui ont quelquefois, dans les précédents concours, sollicité particulièrement l’attention publique. Elles vous intéresseront seulement par elles-mêmes ; car elles ont bien réellement toute la simplicité de la vertu.

Ce n’est pas que l’Académie n’ait dû se préoccuper d’une catastrophe qui a ému, il y a quelques mois, Paris, la France, et, on peut le dire, le monde entier, quand on apprit tout à coup que trois cents de nos soldats, par une de ces fatalités surhumaines, avaient péri sans vaincre, sans combattre, sans donner leur vie pour leur pays. La douleur fut universelle. Le premier magistrat de la République accourut, avec la sollicitude qui appartenait à sa charge et à son nom. Il trouva des héros aussi bien que des victimes ; car les grands dévouements naissent des grands désastres. Pouvaient-ils ne pas naître plus pressés quand la catastrophe atteignait notre brave armée ? Les chefs et les soldats avaient rivalisé de sacrifices et de courage. Là s’était montrée dans toute sa puissance cette véritable fraternité des armes, qui est la force et l’honneur des troupes françaises. Pour elles, l’officier et le soldat ne forment qu’une seule et même famille. La communauté de sentiments, de périls et de destinée resserre la discipline au lieu de l’énerver ; l’affection et la confiance descendent, avec le commandement, du premier échelon au dernier, pour remonter, avec l’obéissance, d’une extrémité à l’autre de l’échelle entière. La tête mène ; mais le cœur est partout : disposition admirable qui fait les héros sur le champ de bataille, dans les marches, dans les épreuves, toujours. Nous avons souhaité de connaître ceux de la fatale journée d’Angers, ceux de la cité comme de la troupe, car ils ont été nombreux. Nous les avons ignorés. Notre hommage n’arrivera pas moins à son adresse : nous nommons le peuple et l’armée.

Viennent nos lauréats. Napoléon Humez, de Guines, département du Pas-de-Calais, est le premier de tous. Humez est un brave ouvrier, honnête et laborieux, qui, depuis plus de trente années, fait profession de sauver la vie de ses semblables. À treize ans, il sauvait son frère jumeau qui se noyait. Il a continué. Quiconque court un danger est un frère pour lui. Il n’a pas de spécialité. L’eau ou le feu, la terre et la mer, les rivières, les canaux, les tourbières, les inondations, tout lui est bon pour dévouer sa vie. On ne meurt plus par accident dans le comté de Guines. Humez est là toujours pour sauver ceux qui se noient, qui s’effondrent, qui périssent dans les flammes. La nomenclature dûment constatée de ses actes de courage et d’humanité fait voir que presque pas une année n’a passé, sans lui laisser des titres de plus à l’estime et à la reconnaissance de ses concitoyens. Ils l’appellent l’Homme providentiel. Quatorze d’entre eux lui doivent la vie. Les anciens n’auraient pas contesté à Humez la couronne de chêne. L’Académie lui décerne un prix de trois mille francs.

Des prix de deux mille francs sont donnés à Marguerite Briand, de Ploufoagan, département des Côtes-du-Nord ; à Marguerite Bosson, de Gouénigan, département du Finistère ; aux époux Balemboy, de Wanbaix, département du Nord.

Marguerite Briand et Marguerite Bosson sont deux pauvres vieilles filles de Bretagne, nourries depuis leur enfance dans la foi et les mœurs de cette contrée, et qui, en conséquence, ont vécu depuis leur enfance pour autrui. Leur histoire est la même. Entrées jeunes au service de personnes que le malheur a frappées, elles ont continué, depuis quarante-cinq et cinquante années, à servir leurs maîtresses ; et, de plus, elles les ont nourries. Dieu a béni leur dévouement ; car il a fait vivre, malgré les souffrances et le temps, les personnes à qui ces existences généreuses se sont consacrées. Maintenant la vieillesse est venue pour les bienfaitrices, comme pour celles qu’elles nomment encore leurs maîtresses. La pauvreté n’avait pas à venir : elle a été là toujours ! mais la résignation, le courage, le sacrifice, le travail y sont restés avec elle. Messieurs, vous savez bien quel usage sera fait de votre offrande. M. de Montyon entendait seulement récompenser la vertu. Évidemment il aura fait plus les deux infortunes seront visitées par lui et consolées.

Les époux Balemboy, du département du Nord, sont gens de la même race. Balemboy est un vieux soldat de l’Empire. À présent il est couvreur. Lui et sa femme avaient dix enfants. Ils n’ont pas trouvé la charge assez lourde ; ils y ont ajouté une pauvre femme malade qui ne pouvait plus travailler, que personne ne voulait recueillir, qui n’avait ni pain ni asile. Ils l’ont abritée, nourrie, soignée, soignée pendant quinze ans, dans les souffrances et les horreurs d’une maladie dont les relations font frémir. Cela se passait, Messieurs, dans les environs de Cambrai. Croyez-vous que, si Fénelon ramenait encore les vaches des pauvres gens dans la contrée, il trouverait les germes féconds de sa parole desséchés dans l’âme du vieux soldat ? À la longue, Dieu a eu pitié, non pas des bienfaiteurs, mais de la malade qu’ils secouraient ; il l’a rappelée à lui. Alors le malheur a fondu sur eux ; car, pour aller jusqu’au bout de leur sacrifice, ils avaient tout dépensé, tout vendu, tout engagé. La pauvre maison du soldat est réclamée aujourd’hui par les créanciers. Ils l’ont saisie. M. de Montyon la lui conservera.

L’Académie décerne trois premières médailles, de mille fr. chacune : deux à Catherine Michaud, de Garcenne, département de la Haute-Saône, et à Claire Simonnin, de Moftans, même département, dont la vie a été celle de Marguerite Bosson et de Marguerite Briand. Claire Simonnin servait à Bercy des gens riches à qui elle confiait ses modiques épargnes : ils dilapident sa fortune avec la leur ; ils s’enfuient ; puis, après des années, on frappe à sa porte : c’était sa maîtresse, vieille, sans asile, sans pain, venant chercher là un refuge pour sa vieillesse et sa misère. Vous devinez, Messieurs, que la porte s’est ouverte. La compagnie associe à la même rémunération Jeanne Fraizot, de Langres (Haute-Marne), qui a la même constance dans son abnégation et sa charité, mais qui en change les objets souvent, se faisant, sans d’autres ressources que son travail, la ménagère du vieillard, de l’infirme, de la malade ; malade elle-même, infirme, chargée d’années, et cherchant encore à dévouer les restes de sa vie.

Enfin, nous distribuons, ainsi qu’il suit, huit secondes médailles de cinq cents francs chacune

Michelle-Anne Dubois, du Vernet, département du Puy-de-Dôme, une de ces domestiques exemplaires qui n’abandonnent jamais et nourrissent toujours ceux qu’elles ont une fois servis ;

Françoise Duparet, de Grevy (Jura) ; Jeannette Tastu, de Lamure (Rhône) ; Honorine Plet, femme Delbarre, de Moutigny (Nord), dont les humbles demeures sont les asiles de l’idiot, du vieillard, de l’indigent, de tous ceux qui souffrent ;

Jeanne Defayes, de Pamproux (Deux-Sèvres) ; Élisabeth Huchet et Renée Certenay, de Nantes ; la femme Combe, née Marie Richard, de Bourg-Argental (Loire), qui se sont faites les mères adoptives d’orphelins recommandés à force de misères à leur charité ;

Enfin, Marie-Brigitte Gourvennec, de Kersaint (Finistère), qui a tant secouru de malheureux, tant assisté de malades, si courageusement affronté le typhus dans ses plus extrêmes ravages, qu’elle a la gloire d’être appelée par les habitants la sœur de charité. Tous, d’une voix commune, lui ont décerné ce titre ils n’en savent pas de plus beau !

Vous le voyez, Messieurs nous pouvons dire avec assurance qu’il reste des mœurs fortes et saines dans nos populations. Vous remarquerez que les faits qui ont passé sous vos yeux remontent tous à de longues années, qu’ils auraient pu nous être signalés bien plus tôt ; qu’en nous remettant en marche, nous sommes assurés de la même moisson. Cependant, nous n’avons à explorer qu’une classe de la société. Nous ne vous avons signalé non plus qu’un seul ordre d’actions méritoires. En réalité, le nom de prix de vertu, donné à nos concours, est inexact nous ne couronnons, entre tous les actes où s’empreint la beauté morale, que la bienfaisance, le dévouement, humanité. La raison en est simple le bienfaiteur a un complice nécessaire qui le trahit ; c’est l’obligé. Mais le dévouement de l’homme envers l’homme n’est-il pas le plus facile de tous les sacrifices qui constituent la vertu ? L’effort considérable et vraiment héroïque est celui de l’homme sur lui-même. C’est le combat solitaire de l’âme contre les intérêts et les passions qui l’assiégent ou même la dominent. La sont les grandes luttes ; là, les difficiles victoires. Cependant, tous ces héroïsmes de la vie, infinis comme les misères et les épreuves de l’homme, restent ensevelis dans les profondeurs de la conscience, d’autant plus cachés peut-être qu’ils ont coûté davantage ; car le front n’est-il pas d’autant plus serein que l’âme a mieux combattu ? Nous ne pouvons donc pas les enregistrer, les raconter, les couronner. Nous ne pourrions pas même discerner et enregistrer ceux de la vie publique, si active et si militante dans les temps tels que le nôtre : héroïsmes de la place publique, de la tribune, du pouvoir… j’omets ceux de l’adversité. Ces héroïsmes inappréciables et souvent ignorés, la société en est remplie, car ils l’ont sauvée : nos concours en resteraient vides forcément ; grave raison de croire qu’en effet il n’appartient qu’à Dieu déjuger, de connaître et de récompenser la vertu !

Toujours est-il, Messieurs, que nous avons là de grands sujets d’espoir. C’en est un déjà que ces choses aujourd’hui puissent se penser et se dire tout haut. C’est que les mœurs publiques valent mieux qu’on ne l’a dit souvent, mieux que les événements n’ont semblé quelquefois le dire, parce que la France a ce privilège que des événements puissent y être très circonscrits en paraissant gigantesques, prendre une grande place dans le monde, une grande place dans l’histoire, et eu avoir sur le territoire très-peu. Au fond, quiconque a vu de près l’étranger pensera que notre peuple conserve en lui plus de germes salutaires que beaucoup de nations placées le plus haut dans la confiance du monde. Il a compris dans quelle voie fatale lui et nous étions entraînés. L’ordre a repris son empire dans les pouvoirs et dans les idées. Le pays a donné ce beau et rare spectacle de l’autorité se replaçant, par le cours naturel des choses et des esprits, au sein de cette région éclairée dont nous signalions en commençant le libéral et tutélaire génie. Les barrières qui y divisaient depuis trop longtemps les Français se sont abaissées devant la grandeur des périls et des devoirs publics. Pour la première fois depuis 1789, la société s’est montrée en réaction contre elle-même. À une époque que, tout à l’heure, une concision magnifique caractérisait par sa splendeur et son silence, en 1800, nous fûmes sauvés par un homme ; c’est par nous-mêmes que nous le sommes aujourd’hui. La France a fait ce miracle de remonter, sans autre force que sa propre sagesse et sa propre vertu, un courant contre lequel tous les pouvoirs s’étaient brisés depuis quarante années. Nous avons senti nos faiblesses et mesuré nos forces : le courage et le bon sens publics ont fait le reste. C’est un grand gage de salut que ces victoires qui ne sont pas l’œuvre de quelqu’un, mais de tout le monde. C’en est un plus grand de voir le plus opiniâtre de nos préjugés vaincu, et la pensée religieuse, comme il arrive sur un vaisseau qui sombre, reprenant librement dans le sentiment public la place qu’on ne pouvait lui contester sans que le vaisseau, privé d’ancrés et de gouvernail, ne courût à tous les abîmes.

Comment n’en eût-il pas été ainsi ?Il y a des temps où tous les événements sont si extraordinaires, ou toutes les attentes sont si déçues, et ou cependant quelque chose de si ordonné se mêle à tout l’imprévu des vicissitudes et de leurs résultats, où les victoires coupables sont suivies de si promptes justices, les injustices de si éclatants démentis, les chimères d’affronts si éclatants, les plus simples divisions, comme les grandes, de si manifestes impuissances, en même temps que les plus extrêmes périls de jours si favorables, ou enfin toute la scène du monde est remplie de tels enseignements et si sensiblement gouvernée par un même dessein jusque dans ses plus extrêmes désordres, que la Providence semble se rendre visible et prendre directement le gouvernement des choses humaines. Le nocher tout-puissant a montré la barque à tous les écueils : il ne l’y a pas brisée. Nous avons paru tout à coup nous anéantir dans nos déchirements, et nous avons continué d’imposer aux nations ! Nous avons un moment perdu le gouvernement de nous-mêmes, et notre main n’a pas cessé de maintenir, en le fécondant, ce vaste empire que notre vaillante armée, capitaines, princes et soldats, nous ont donné au delà de la Méditerranée ! Une division de cette armée française, la même toujours sous tant d’auspices divers, quand la royauté venait de disparaître parmi nous, allait relever au Capitole la plus antique royauté de la terre, celle qui confine aux deux mondes la France en pleine révolution maintenait ainsi son initiative devant l’Europe dans les questions d’ordre, comme elle l’a maintenue dans le temps où ses rois assuraient la Hollande, les États-Unis ou la Grèce, dans les questions de liberté. Cette nation, quand ses passions la précipitent, a toujours quelques grands instincts qui la relèvent. Ils nous soutiendront dans le travail sur nous-mêmes qui a fait ces prodiges. Il est des principes sociaux en dehors desquels on campe, mais on ne bâtit pas nous saurons nous y attacher, vaincre en nous-mêmes les passions et les préjugés que nous combattons dans ce qui est au-dessous de nous, rechercher en tout le bon et l’honnête comme les sauvegardes nécessaires de la société menacée, vouloir l’empire de la loi morale pour la première des familles françaises aussi bien que pour la dernière. L’utile était le principe du dernier siècle ; il ne suffit pas aux nations. Le juste et l’honnête peuvent seuls les concilier, les calmer, les faire à la fois stables et libres. Ce sont les maîtres éternels du monde : ils ne nous failliront pas.

 

 

[1] L’Académie française fut fondée en 1635 ; l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1663 ; l’Académie des sciences, en 1666.