Discours de réception de Charles-Claude Genest

Le 27 septembre 1698

Charles-Claude GENEST

Monsieur l’Abbé Genest, Aumosnier ordinaire de Madame la Duchesse de Chartres, ayant esté éleu par Messieurs de l’Académie Françoise à la place de feu Monsieur BOYER, y vint prendre séance le Samedy vingt-septiéme Septembre 1698, & prononça le Discours qui suit.

 

Messieurs,

Toutes les fois que j’ay considéré attentivement l’institution de cette illustre Compagnie, ses Loix, ses Exercices, je me suis representé ce que les Poëtes & les anciens Philosophes ont dit de ces Isles fortunées où estoient receuës les Ames innocentes & genereuses. C’estoit une Assemblée de bien-heureux Esprits qui n’avoient rien conservé de ce qu’ils possedoient parmi les hommes, que leurs nobles Inclinations. Grandeurs, Richesses, Dignitez ; tout ce qui éblouit le vulgaire ne les avoit point suivis. Une aimable Égalité regnoit entre eux. Ils conversoient tranquillement à l’ombre des Palmes & des Lauriers. Socrate y estoit à costé d’Achile, Alexandre auprès de Menipe, Ulysse avec Homere. Véritable Idée de ce que nous voyons sous ces lambris aussi paisibles qu’augustes. Les grands Noms, les grands Titres n’y règlent point les rangs, ni les successions. Les Prélats, les Ministres, les Magistrats, les Guerriers n’y ont jamais prétendu de préséance sur les Orateurs, les Poëtes & les Historiens. L’Égalité y maintient l’Ordre, & l’Harmonie. L’Authorité n’y parle qu’avec la Raison. La, différence des Conditions n’y est reconnue que par les divers talens de l’Esprit. L’excellence de l’Esprit mesme, les thresors de la Science qui inspirent quelquefois tant d’orgueil n’y doivent estre admis qu’avec la Politesse, l’Élegance, l’Honnesteté & les Graces.

A ce discours, Messieurs, vous pouvez juger de tout ce qui se passe dans mon ame ; il suffit seul pour vous expliquer mon ravissement & ma reconnoissance. Je sens bien au moment où je parle que la pudeur s’élève sur mon visage avec la joye. Mais enfin s’il y a eu beaucoup de présomption à moy de vous demander la place glorieuse que vous m’accordez aujourd’hui, vous voyez aussi, Messieurs, combien il m’estoit difficile de ne la pas désirer.

Je n’ignore pas qu’en des occasions semblables à celle-cy vous avez accoustumé de recevoir des tesmoignages d’une joye éloquente & d’une reconnoissance ingénieuse, mais au lieu de ces efforts estudiez, peut-estre, Messieurs, prendrez-vous plus de plaisir à voir mon cœur profondément pénétré de la grace que vous me faites. Je ne m’engageray pas non plus à des louanges recherchées pour Celuy à qui j’ay l’honneur de succéder. Ce soin est peu necessaire pour un Homme dont le Mérite est si connu. Il a esté assidu à vos Assemblées durant plus de trente ans. Il y en a plus de cinquante que la Réputation est establie, & que les Theatres ont retenti de ses Ouvrages. Ce que j’aurois particulièrement à remarquer, c’est qu’il a traité si long-temps les Passions humaines sans jamais en éprouver le désordre ; qu’il a, pour ainsi dire, habité ce pays de l’illusion & des Fictions sans altérer en rien la Probité exacte & sincère. Pour son coup d’essay, il fit parler une illustre Romaine, qui receut de grands aplaudissemens ; & il a encore plus heureusement fini par une Héroïne sacrée, qui attira le concours de tout Paris. Il a sanctifié ses dernieres productions en les adressant au Ciel. Le Public a souvent entendu de luy des Paraphrases, des Stances, & des Cantiques remplis du feu de la Poësie & du zele d’une véritable Pieté. Qu’ajoûterois-je encore, Messieurs ? Vous l’aimiez, vous le regrettez, ce sont de beaux traits à sa louange, & je ne doute point, à son égard, que tant qu’il a vescu il n’ait compté pour la principale Gloire celle d’estre parmi vous.

Pour moy, Messieurs, je le rediray mille fois, ce sera tout mon remerciment, rien ne me paroist préférable à l’honneur d’estre receu dans une Assemblée où tout le mérite de l’Esprit vient chercher la perfection & sa récompense. Les grands Artisans de la Gloire, ceux qui par leurs brillans & solides Ouvrages enseignent ou couronnent la Vertu, se sont formez dans vostre Compagnie, ou se sont unis avec Elle.

Peut-on nier que tout ce qui a paru de plus estimable & de plus achevé dans l’Empire des Lettres ne soit sorti de cette Source si pure & si feconde ? Veut-on voir l’utilité de l’Académie ? veut-on voir ce qu’elle a contribué pour amener nostre Langue à cet estat de perfection qui fait tant d’honneur à la France & à nostre Siécle ? qu’on examine ses commencemens & ses progrez.

Lors que de laborieux Génies nous eurent apporté sans choix les précieuses dépouilles de l’Antiquité, il en vint de plus heureux qui par un goust exquis cherchèrent chacun selon leurs veues à découvrir & à pratiquer l’Art qui estoit encore enseveli sous cette Érudition confuse. De ceux-cy l’Académie Françoise fut composée, comme le fut autrefois la République d’Athenes des Tribus séparées dans l’Attique. Croira-t-on que tant de lumières reunies n’ayent pas produit une plus grande lumière ? Croira-t-on que tant de forces jointes ensemble n’ayent pas agi avec plus de succez ? Qu’on en juge donc par l’experience & avec un équitable discernement.

Depuis l’Examen du Cid, Épreuve célèbre de l’Académie naissante, & action si considérable par les interests qui la causerent ; depuis ce fameux Examen, le grand Corneille qui avoit déja surpassé tous ses Rivaux, ne s’éleva-t-il pas jusqu’à se surpasser luy-mesme.

Après ses belles Tragédies, n’en a-t-on pas veu encore d’autres dignes de l’ancienne Grèce ? n’a-t-on pas veu la Morale vivante joindre à ses instructions pathétiques tout le charme & toute la magnificence des Chœurs.

Une ingénieuse main ne nous a-t-elle pas donné en mesme temps & par les mesmes traits les leçons & les exemples du plus beau des Arts ? La poëtique n’a-t-elle pas esté enseignée par tout ce qu’il y a de beau, de riche, de riant, en un mot, de parfait dans la Poësie ?

Que de sçavantes Traductions nous rendent le véritable Esprit & les secrètes pensées des Autheurs les plus estimez de tous les Temps, en nous parlant si naturellement nostre Langue !

Que d’éloquents Panégyriques meslez aux hymnes & aux chants de Victoire ont esté prononcez dans ce lieu-mesme !

Depuis les sujets les plus simples jusqu’aux plus élevez, la Fable, l’Histoire, la Politique., les Sciences, vous nous donnez tout. Par Vous, Messieurs, toutes les Productions de l’Esprit sont parfaites, & sont distinguées entre Elles, avec les graces, la justesse, l’économie, la force, ou la grandeur qui leur sont propres, & par les traits essentiels qui font leurs vrais caractères.

Où la dignité de nostre Langue n’est elle point parvenue aussi-bien que sa beauté ? Cette divine Science, qui vient immédiatement du Ciel pour éclaircir nostre foy, & dont les Méditations trop abstraites ont exercé si épineusement les plus doctes & les plus célèbres Écoles, cette Science qui nous apprend des Veritez si sensibles, mais en mesme temps si inaccessibles, ne se decouvre-elle pas aujourd’huy avec une netteté lumineuse, & ne charme-t-elle pas nos esprits autant qu’elle les éclaire ?

Enfin, ne voit-on pas cette Langue si heureusement cultivée s’estendre de jour en jour dans les Pays les plus éloignez, y faire aimer la douceur des Loix & des Mœurs de la France, devenir la Langue generale de tous les Peuples dans les grandes Négociations, répandre dans l’Univers les Sciences & les Arts, & faire estimer les François par l’excellence & l’élevation de l’Esprit, autant qu’ils sont renommez par la majesté de leur Empire & par la force de leurs Armes ?

Voila, Messieurs, ce qui a suivi l’establissement de l’Académie Françoise, & voila le plus bel Éloge du grand Cardinal de Richelieu qui la fondée ! on diroit aussi qu’il n’en a point voulu d’autre. Lors qu’il refusa ce tribut perpétuel de louanges que vos Prédécesseurs s’offrirent de luy vouer par leurs Statuts, peut-estre que sa Gloire estoit d’accord avec sa Modestie, & qu’il jugeoit que la Datte seule de vostre Institution honnoroit assez son ministère.

Sa Mémoire tousjours plus reverée & plus éclatante, à mesure que les nuages de l’Envie se sont dissipez, est maintenant au-dessus des Apologies comme des Libelles. Mais s’il falloir mesme accorder quelque chose aux jaloux Ennemis qui l’accusoient de mesler sa propre ambition & ses propres interests à ceux de l’Estat, & à ceux de son Roy, il faudroit aussi qu’ils convinssent que cela n a jamais paru que dans l’Establissement de l’Académie Françoise.

En dormant ce nouvel éclat au Règne de Louis le Juste, & à la France un ornement si utile & si glorieux, il s’assuroit à soy-mesme une gloire durable dans tout l’avenir, & satisfaisoit pendant sa vie l’ardente passion qu’il avoit pour les Lettres, disons pour les Muses qui luy estoient familières, qui luy estoient necessaires. Elles luy avoient communiqué tous leurs secrets, & répandant sur ses lèvres les charmes de la persuasion, aidoient l’authorité naturelle qu’il tenoit desja du Ciel, à gagner tous les Esprits capables d’entrer dans ses grands desseins. Elles le délassoient dans ses travaux. Elles adoucissoient les cruelles atteintes que la Haine & l’Envie portoient incessamment à sa vertu. Par la hauteur & la sublimité de leurs Pensées, elles luy ouvroient des Routes nouvelles & de plus grandes Veues. Par les vives images de l’Immortalité, elles fortifioient l’ardeur de son Courage heroïque contre tant d’injustices de traverses & de difficultez qu’il avoit tous les jours à surmonter, & contre la deffaillance mesme d’un Corps accablé de veilles de travail & de langueur. Il mourut ce grand Homme sans doute avec le regret de n’avoir pas accompli ses projets pour l’affermissement & pour la splendeur de l’Académie Françoise : mais l’Esprit du grand Armand avoit rencontré un autre Esprit capable de suivre & de remplir ses idées. Un Chancelier élevé parmi vous, Seguier, le plus digne fils de l’Académie, sortit de son sein pour la protéger. Il rassura cette Compagnie errante & désolée. Il la receut auprès de luy. Digne Chef des Conseils & des Parlemens, Émulateur de ces Temps renommez, où quand le Sénat de Rome decidoit du destin des Peuples & des Rois, une sage éloquence déterminoit les décisions du Sénat : ce grand Chancelier crut ne pouvoir mieux placer les Maistres de la Parole que dans le Temple de la Justice. Il semble mesme avoir laissé à ses Successeurs l’estime & l’amour qu’il eut pour Vous comme un devoir, ou comme un honneur attaché à cette suprême Magistrature.

Le cours de vos belles destinées n’en devoit pas demeurer là. A mesure que l’Académie acqueroit de nouvelles forces, & que les fruits de tant de nobles veilles s’avançoient vers la perfection, de nouveaux Emplois luy estoient réservez, une plus haute Protection luy estoit deüe. Vous vous estes élevez par degrez auprès du Trosne, vous estiez appellez dans le Palais d’un Roy pour qui seul vous estes formez, & qui trouve en vous les plus excellens Ouvriers des Couronnes immortelles qu’il mérite, comme vous trouvez en luy l’Objet le plus parfait qui pust jamais animer vostre Zele à vos Travaux. Il estoit bien juste aussi que tant d’Hommes choisis dans toutes les Conditions eussent à leur teste Celuy qui commande à toutes les Conditions, qui en sçait tous les Devoirs & qui en a toutes les Vertus : & pour vous parler encore plus précisément, Messieurs, de ce qui vous regarde comme Académiciens, jusques icy quelque chose manquoit à l’accomplissement de l’Académie. Après tous les differens caractères de vos éloquens Autheurs, vous aviez besoin d’avoir encore parmi vous le modelle d’un nouveau genre d’éloquence. Définissez hardiment quel est le langage des Rois, le langage de la Souveraineté & de l’Empire ; vostre Protecteur l’apprend à tout le Monde, à vous-mesmes, à sa Cour, à tous ses Sujets, à tous les Estrangers, jamais on ne parla mieux en Roy.

Vous qui avez recherché dans toutes les Langues ce qui pouvoit encore embellir la nostre, & enrichir vos Escrits, reconnoissez-vous dans les Histoires de tous les temps, dans celles mesme qu’on soupçonne le plus de n’estre qu’imaginées, des Exemples de Grandeur & de Vertu pareils à ceux dont vous estes les témoins, & dont vous devez instruire la Postérité ? Avoit-on jamais veu dans aucun Règne une si durable égalité de Gloire & de Bonheur, & une si admirable variété de grands Projets & de merveilleux Evenemens ?

Combien de fois la Victoire a-t-elle volé sur les pas de ce grand Roy, ou par son commandement, au gré de son Courage & de la Justice ? Combien de fois la Paix est-elle descenduë des Cieux rappellée par sa Clémence & par sa Modération ?

Mais quelles couleurs emploirez-vous, quels traits assez forts, quelles comparaisons d’Orages, de Tempestes, de Guerre des Dieux & des Geans pour décrire l’effroyable Guerre qu’il vient de terminer ? Seul contre la multitude des Nations conjurées & des Peuples furieux qui fondoient de tous costez sur la France comme des torrens, comme des montagnes de flots prests à l’engloutir ! non seulement ce Héros par son intrépide fermeté nous a fait ignorer les périls, non seulement par sa vigilance infatigable & par son invincible valeur nous a sauvez ; mais nous a tellement accoustumez à vaincre que nous ne songions plus mesme à désirer le Calme & la Paix ! Roy sage & magnanime ! fidelles & généreux Sujets ! Ils sont prests à donner tout le reste de leurs biens & de leur sang pour continuer ses Victoires & ses Triomphes ! Il renonce aux Triomphes & aux Victoires pour ne songer qu’au Repos & à la Félicité de ses Sujets !

Que nos Ennemis eux-mesmes regardent ces florissantes Armées, cet Ordre, cette Discipline, toute cette Pompe formidable qui sert de Spectacle & de Leçon à nos jeunes Héros, d’Exercice pour tromper une envie impatiente de véritables Combats. Dans ces représentations de Sièges & de Batailles, dans ces Attaques feintes, au milieu de ces Eclairs qui ne sont plus accompagnez de la Foudre, qu’on voye si la Foudre n’est pas encore en estat de tomber ? qu’on voye ce que seroient encore nos braves Soldats sous un Roy tousjours vainqueur, & s’ils se sentent de la guerre passée que par la noble ardeur de la recommencer.

Oüy que nos Ennemis, si nous en avons encore, que nos Ennemis viennent donc voir s’ils ne doivent pas la Paix aux seules Bontez que nostre Prince a pour nous, & s’il n’a pas voulu faire le Bonheur de toute la Terre, en faisant celui de ses Peuples.

Où n’irois-je point, Messieurs, si je suivois l’habitude passionnée que j’ay à louer ce grand Roy ? J’en ay fait l’occupation de toute ma vie. Mais malgré tout mon zele & tous mes transports j’ay bien peur de n’apporter icy qu’une foible voix pour applaudir à vos Travaux immortels, sans pouvoir les seconder. Et comment oseray-je entreprendre désormais ce que je trouve mesme si difficile pour vous ? Promettez-moy donc vostre indulgence ou vostre secours, tandis que je vous donneray mon attention & ma déference ; permettez-moy d’esperer que je retrouveray ce temps heureux, cet âge d’or de la naissante Académie, où l’on s’aidoit, où l’on s’animoit les uns les autres, où la douceur mutuelle qu’on trouve à répandre les biens dont on est riche, & à recevoir ceux dont on manque resserroit tous les jours entre les premiers Académiciens, les nœuds d’une solide & sincère amitié. Je me présente à vous avec ces sentimens, Messieurs, & avec une simplicité qui a son mérite, si c’en est un que d’estre sensiblement touché des biens de l’Esprit, & d’aimer sincèrement ceux qui me les communiquent. Et ne scay-je pas que c’est l’illustre Amitié dont plusieurs d’entre vous m’honorent qui a disposé le reste des suffrages en ma faveur ? A ce mot d’Amitié je rappelle encore un souvenir qui m’est bien cher, je nomme icy avec tendresse le fameux M. Pellisson, qui a receu autrefois tant d’honneur de l’Académie, & qui luy en a tant fait par son excellente Histoire. C’est peut-estre au bonheur que j’ay eu d’estre le Disciple d’un Homme si célèbre que je dois aussi la qualité glorieuse de vostre Confrère qu’il possedoit si dignement. C’est luy qui m’a initié dans vos sçavans Mystères. Il traitta d’heureux Génie une Inclination dont je me défiois, il m’enhardit à marcher dans une Route souvent aussi dangereuse que pénible, à moins qu’on n’ait assez de force pour parvenir à ce haut degré de mérite & de réputation où je me contentois de vous reverer. Est-il donc vray que vous m’appellez au partage de vostre Gloire ? est-il vray que mon nom vivra dans ce Sanctuaire de l’Immortalité ? Les expressions me manquent, je suis obligé de finir, en vous protestant, Messieurs, que favorisé si particulièrement des uns, redevable à tous, je n’assisteray jamais à vos Assemblées, je n’entreray jamais dans ce Lieu auguste sans y renouveller ma vive reconnoissance.