Funérailles de M. de Jouy

Le 7 septembre 1846

Pierre-François TISSOT

FUNÉRAILLES DE M. DE JOUY

DISCOURS DE M. TISSOT,
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

MESSIEURS,

Il y a soixante-huit ans qu’à Versailles, notre pays natal, j’étais le condisciple de mon cher de Jouy, dans une espèce d’école militaire au petit-pied. Là commença notre liaison, que le temps devait transformer en amitié inaltérable. Un peu plus âgé que moi, de Jouy se distinguait par une extrême vivacité d’esprit et par la promptitude de l’intelligence. Il saisissait pour ainsi dire au vol les divers enseignements de nos maîtres. Quelquefois il semblait les avoir devinés, tant il montrait d’impatience à devancer la fin d’une démonstration. On remarquait en lui une certaine élégance de mœurs inconnue à son âge, et un amour aussi ardent que précoce pour le monde qu’il avait entrevu.

À quatorze ans, de Jouy était déjà sous le charme irrésistible de Voltaire ; je n’ai jamais oublié le début du sixième chant de la Henriade qu’il me récitait avec délices. La discipline de l’institution Gorsas nous laissait peut-être une liberté trop grande pour des écoliers ; mais cette liberté même paraissait une servitude à notre aventureux camarade ; aussi chaque jour le voyait essayer ses ailes pour prendre l’essor. Bientôt le désir de voir et l’humeur inquiète l’emportèrent vers l’Orient ; il y servit avec honneur sous le drapeau de la France, et vit plusieurs fois ce fameux Tippo-Saeb, qu’il devait un jour produire sur la scène française.

Dans l’Inde, notre jeune officier courut d’autres dangers que ceux de la guerre : plein des leçons du philosophe de Ferney, il voulut un jour empêcher une belle veuve de se laisser brûler sur le bûcher de son mari. L’imprudence était grave ; de Jouy n’échappa qu’avec peine à la fureur des fanatiques partisans de l’auto-da-fé volontaire. De retour dans sa patrie, il courut s’associer sur nos champs de bataille au généreux élan des premiers défenseurs de la liberté. Mais les temps devinrent orageux : on méconnut son dévouement ; et, trop heureux d’échapper à l’échafaud, il abandonna, quoiqu’à regret le noble métier des armes pour se vouer tout entier au culte des lettres.

De Jouy déploya une ardeur infatigable dans sa nouvelle carrière. La riante école des successeurs de Collé, le gai Vaudeville, le théâtre de Sedaine, notre grand Opéra, et enfin la scène française virent éclater tour à tour les heureuses productions de sa brillante fécondité. Il suivit encore avec succès les traces d’Addison. Sous l’Empire, Paris, la France et l’étranger faisaient leurs délices de son Ermite de la Chaussée d’Antin.

De Jouy fut heureux partout ; il n’obtint pas moins de succès dans le monde que sur le théâtre. Accueilli par les femmes, recherché par les hommes les plus distingués dans les arts et dans les lettres, il était le roi des salons et le favori de l’opinion. Malgré tant de triomphes, il eut beaucoup d’amis et mérita de les avoir, parce qu’il était sincère, fidèle, et d’un commerce très-facile, sauf quelques saillies d’humeur qui passaient bientôt comme de légers nuages. Il joignait à un excellent cœur une générosité instinctive. On se rappelle encore, qu’en 1815, il se hâta d’envoyer à l’un de ses collaborateurs, menacé d’un arrêt de mort, 4,000 francs pour l’aider à gagner une terre hospitalière. Le don était accompagné de ces simples mots : « Sauve ta vie ; elle est trop précieuse pour que tu risques de la perdre par une imprudente confiance. »

La réputation et la faveur publique, loin de glacer son cœur, parurent au contraire augmenter sa sensibilité naturelle. Il se prit alors d’une tendresse particulière pour les jeunes talents ; il les encourageait et les produisait avec une bonté toute paternelle. Millevoye, Victorin Fable et leurs émules trouvèrent en lui un soutien et un admirateur.

Personne n’a plus tendrement affectionné la patrie que l’auteur de Sylla. Nos immortels triomphes l’avaient comblé de joie ; nos revers lui causèrent la plus profonde douleur. Ce fut alors qu’il embrassa la liberté comme une sublime consolatrice. De Jouy salua avec transport la révolution de juillet ; on peut dire qu’il l’avait préparée avec les Foy, les Benjamin Constant, les Étienne, et tous les hommes d’élite de l’époque, si remarquables de talent, de courage et d’habileté dans une lutte de seize années contre un parti assez insensé pour vouloir rétablir l’ancien régime sur les ruines de notre gloire et de notre liberté.

Tous les ouvrages de notre ami, même les plus légers portent l’empreinte de la philosophie. L’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, et une céleste espérance, furent les croyances de son esprit et la religion de son cœur.

Voilà, Messieurs, l’homme que la mort vient de nous ravir. La patrie perd en lui un défenseur, la littérature un écrivain fécond et distingué, l’Académie l’un de ses membres les plus honorables, l’amitié l’un de ses plus fervents adorateurs. Quel vide il laisse au milieu de nous, et comment nous arracher de la tombe qui nous l’enlève à jamais ? Il le faut cependant : il faut saluer pour la dernière fois celui que nous regrettons amèrement.

Adieu, mon cher de Jouy ; adieu, mon ancien camarade, adieu mon confrère à l’Académie ; adieu, mon ami d’enfance. Honneur à ton nom, respect à ta mémoire, gloire à tes ouvrages, et paix à ton âme dans la patrie céleste !