Funérailles de M. Étienne

Le 15 mars 1845

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

FUNÉRAILLES DE M. ÉTIENNE

DISCOURS DE M. VIENNET,
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

AU NOM DE L'ASSOCIATION DES AUTEURS DRAMATIQUES

 

MESSIEURS,

C’est au nom de l’association des auteurs dramatiques que je viens déposer sur la tombe de son illustre président le tribut d’une douleur profonde. Étienne ne laissera pas seulement dans l’esprit des hommes un long, un éternel souvenir de son talent ; ceux qui l’ont connu comme nous garderont au fond du cœur la mémoire de ses entretiens aimables, de ses qualités éminentes, de cet esprit de bienveillance qui ne s’est démenti ni dans la bonne ni dans la mauvaise fortune. C’est à nous de dire aux autres que, si les lettres ont honoré sa vie, il a honoré les lettres par son caractère.

Arrivé à Paris sans autre appui que sa confiance dans l’avenir, il ne dut son illustration qu’à lui-même, et ne tarda point à paraître avec éclat sur un théâtre que soutenaient alors les Collin d’Harleville, les Andrieux, les Picard et les Duval. Dès le premier pas, il marqua sa place parmi ces glorieux disciples de Molière ; il révéla tout à coup cet esprit observateur qui l’a toujours distingué, et une facilité merveilleuse à saisir, à traduire sur la scène les travers et les ridicules de son siècle. Malgré la modestie de ses premières compositions, le public en conçut les plus hautes espérances. Le Pacha de Surène et la Petite école des pères, firent pressentir les Deux gendres et l’Intrigante. On remarqua la vérité de ses tableaux, la variété de ses sujets, la conduite de ses drames, l’ingénieux agencement des scènes, le naturel de ses dialogues, l’élégance soutenue de son style, la pureté de son goût, la franchise de son talent, les heureuses saillies de son esprit, la grâce des détails, la finesse des traits, l’abondance d’une gaieté communicative qui ressortait des situations et des caractères.

Des protecteurs puissants accueillirent un poëte qui n’en avait déjà plus besoin. Un homme régnait alors, qui, du sein de la plus grande gloire où il soit permis d’atteindre, croyait s’honorer lui-même en accordant aux favoris des muses une protection dont la munificence égalait la dignité. Étienne sentit les rayons de cet astre qui donnait tant de vie et d’éclat à toutes les parties de son empire. Un pouvoir lui fut confié, pouvoir fatal à bien des renommées, et qui, loin d’altérer la sienne, lui donna un titre de plus à l’estime de ses contemporains. Entré sans ambition dans la carrière administrative, comme il fut jeté plus tard dans l’arène politique, il ne connut jamais cette passion qui dégrade tant de caractères, cette ennemie intérieure du repos de l’âme et de la liberté de l’esprit, ou plutôt il n’eut que l’ambition d’être utile à son pays et aux jeunes hommes qui promettaient à la France quelque honneur et quelque lumière. Les ennemis ne lui manquèrent point. Il n’essaya pas de les désarmer, certain que le temps lui viendrait en aide; la bonté de son cœur ne se démentit point dans ces épreuves difficiles, et nous ne saurions dire assez haut que, chargé de censurer les feuilles publiques revêtit souvent de sa signature officielle des diatribes dirigées contre son talent et contre sa personne, sans en distraire une syllabe.

Ce trait seul révélait une âme noble et belle, un cœur digne de la liberté qu’il réclamait plus tard pour son pays avec tant de force. C’est qu’il y avait un libéralisme vrai dans le poëte qui avait pour mission de flétrir ces tartufes de philanthropie qui ont tant exploité, qui exploitent encore la crédulité publique. C’est cette franchise, mêlée de tolérance et de générosité, qui lui donnait à la fois tant d’équité dans ses actes, tant de justesse dans ses idées, tant de réserve dans ses paroles, et ce tact parfait des convenances qui lui faisait respecter dans ses drames la pudeur de son auditoire, et dans ses écrits politiques l’honneur des personnes dont il attaquait les principes.

Quelle finesse d’aperçus, quelle délicatesse d’expression, quel atticisme dans ses Lettres sur Paris, qui firent la fortune de la Minerve, et entretinrent cet esprit public si favorable à la liberté de notre pays ! Regrettons, toutefois, aujourd’hui que sa plume est brisée, regrettons le temps que cette polémique a fait perdre au poëte. Accusons la politique de l’avoir enlevé au théâtre. Le bien qu’il a fait pouvait être accompli par d’autres ; les comédies dont il nous a privés ne pouvaient être faites que par lui. C’est un malheur pour les lettres et un malheur irréparable. Mais personne n’est maître de sa destinée. Il n’est plus permis à un homme de quelque valeur de se soustraire aux suffrages libres de ses concitoyens. Étienne subit cette fatalité qui pèse sur tous ceux qui se distinguent à quelque titre ; mais il resta fidèle aux lettres comme il l’était à toutes ses amitiés. Nous le savons, nous qui l’avons vu, dans nos réunions littéraires, occupé sans relâche des intérêts de notre association, lui donnant même de son lit de douleur ses conseils et ses derniers services. Il était heureux de ces relations intimes que lui avaient imposées les suffrages de la génération littéraire qu’il avait précédée, à laquelle il était digne de servir de modèle. Ses succès de tribune et de polémique ne lui causèrent jamais d’émotions plus vives que lui en donnait la reprise toute récente de ses productions lyriques. Il y voyait comme une consécration de sa renommée, comme un jugement de la postérité. Il en jouissait comme un enfant et la mort est venue le frapper au milieu de ces jouissances pures qui reposent de tant de peines, qui consolent de tant de rivalités ; et nous le perdons au moment où quelque autre production, inspirée ou encouragée par cette manifestation nouvelle de l’admiration publique, allait peut-être nous rendre quelque chose de ce que nous avions perdu. Consolons-nous, s’il est possible, en songeant qu’il a du moins assez fait pour sa gloire. Donnons à son ombre, qui nous entend sans doute, l’assurance de cette immortalité dont la pensée a dû occuper ses derniers moments et soulager ses dernières souffrances.