Funérailles de M. de Chateaubriand, à Saint-Malo

Le 18 juillet 1848

Jean-Jacques AMPÈRE

DISCOURS DE M. AMPÈRE,
CHANCELIER DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE,

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES DE M. DE CHATEAUBRIAND,

À Saint-Malo, le 8 juillet 1848.

 

MESSIEURS,

L’Académie française ne pouvait être absente de ce deuil solennel, de cet hommage extraordinaire que vous décernez si justement à celui qui fut sa plus grande gloire. Le seul titre qui ait pu me valoir l’honneur d’être désigné par elle pour la représenter parmi vous, quand elle eût pu l’être par des voix plus éloquentes et des noms plus célèbres, c’est la constante affection dont m’a honoré le grand homme que nous pleurons, et le privilége que j’ai eu longtemps d’être admis dans une intimité dont le souvenir, aujourd’hui bien douloureux, sera l’orgueil de ma vie. Depuis vingt années, presque chaque jour, j’ai passé plusieurs heures auprès de M. de Chateaubriand. Sous les auspices d’une amitié qui a le droit d’être rappelée ici, car elle a été fidèle jusqu’à la dernière heure, j’ai eu le bonheur d’admirer de près celui dont la renommée remplissait le monde, et en l’admirant de l’aimer. C’est donc l’homme surtout dans le grand homme que mon humble et pieux hommage ira chercher. On ne saurait d’ailleurs les séparer ; et il me suffira de rappeler brièvement les rares qualités de l’âme et du caractère de M. de Chateaubriand, pour retracer à vos esprits les principaux traits de son génie, tel qu’il s’est manifesté dans d’immortels ouvrages ; car ces ouvrages n’étaient que le splendide reflet de lui-même. Pour les plus grands écrivains comme pour tous les hommes, les facultés morales sont le principe et la raison de leurs œuvres.

M. de Chateaubriand adorait, après Dieu, trois choses : l’honneur, la liberté et la France.

La religion revendique la première part dans la gloire littéraire de M. de Chateaubriand. Est-il besoin de dire que l’auteur du Génie du Christianisme, des Martyrs, de l’Itinéraire, était chrétien et catholique, catholique sincère ? Encore plus convaincu par le cœur que par le raisonnement, il avait cru parce qu’il avait pleuré. Je crois, disait-il, les yeux fermés. La foi de ce beau génie, c’était la foi naïve de son enfance et de sa mère. Le grand apologiste du christianisme disait encore, je l’ai entendu de sa bouche, qu’il eût été martyr avec joie.

On n’en saurait douter ; car nul ne fut plus disposé à s’immoler lui-même pour demeurer fidèle à un principe ; nul ne fut plus prompt à signer ses discours d’un acte ou d’un péril.

J’en atteste les nombreux sacrifices qu’il a faits au second culte de sa vie, l’honneur, cet honneur qui était l’essence de son être moral, et dont la tradition se conserve dans une famille où il fut toujours héréditaire. Quand il faut prendre un parti, disait M. de Chateaubriand, un mouvement d’honneur me pousse. Ce fut ce mouvement généreux qui le poussa du sein des forêts américaines dans les camps, qui lui fit répondre par une démission hardie au meurtre du duc d’Enghien ; et, plus tard, par une autre démission à la nomination d’un ministère funeste. Après les journées de 1830, pendant lesquelles les vainqueurs l’avaient porté en triomphe, ce fut encore l’honneur qui lui fit une loi de renoncer à tout, dignité, fortune, influence politique. Enchaîné par le respect du serment bien plus que séduit par les illusions de l’espérance, isolé dans son indépendance et sa fidélité, il conserva le respect unanime des partis qui connaissent si peu le respect. Il put, privilége non moins rare, se respecter lui-même jusqu’au bout ; et quand les années pesèrent sur sa tête, les années seules inclinèrent ce front sans tache et sans peur, qui ne s’était baissé devant aucune tyrannie.

C’est que la liberté n’était pas seulement pour lui une théorie approuvée par sa raison, c’était un instinct de sa noble nature, ennemie de la contrainte et incompatible avec la servitude. Soutenu par cet énergique instinct dans les temps les plus difficiles, le royaliste de 1814 consacra la plume la plus puissante de son siècle à défendre la liberté de la presse ; il fit plus, ministre il la respecta. Le royaliste de 1830, en se sacrifiant au principe qu’une dynastie représentait, eut le droit de flétrir ceux qui l’avaient perdue malgré ses conseils. J’étais auprès de lui à Dieppe quand il apprit la publication des criminelles ordonnances de juillet. J’entends encore l’accent indigné de ses paroles foudroyantes ; je le vois, sublime de colère, en face de cette mer qui nous écoute, tandis qu’un magnifique soleil couchant, qu’il ne pouvait même dans ce moment s’empêcher de contempler en poète, illuminait sa noble figure et resplendissait comme une auréole autour de son front irrité.

La France, qui dans ses annales compte peu d’enfants dont elle soit aussi fière, n’en eut jamais de plus dévoués. En parlant de la France, la voix de M. de Chateaubriand prenait un accent tout particulier, plein d’émotion et de fierté, Il révérait toutes les grandeurs de notre histoire. L’ancien drapeau était son drapeau. Mais il reconnaissait avec admiration la vieille vaillance française rajeunie sous l’étendard tricolore. Tout ce qui a donné de l’éclat à notre pays, attirait sa sympathie ou obtenait sa justice. Dans les Mémoires qui sont datés et qui semblent écrits d’outre-tombe, ouvrage prodigieux que la mort va publier, on verra que si Napoléon, puissant et absolu, eut dans M. de Chateaubriand un ennemi courageux, un ennemi passionné quand la lutte durait encore, l’ardent adversaire de l’empire apaisé par le temps et surtout désarmé par le malheur, a trouvé des paroles d’un magnifique attendrissement sur le grand vaincu de Waterloo et le grand captif de Sainte-Hélène.

Il ne serait pas difficile de signaler dans les compositions littéraires de M. de Chateaubriand l’empreinte des sentiments de religion, d’honneur, de liberté, de patriotisme que sa vie vient de nous montrer ; mais ce n’est ici ni le temps ni le lieu de se livrer à de semblables rapprochements. J’ajouterai seulement qu’à côté des rapports par lesquels l’homme tenait à l’écrivain, il existait entre eux un contraste, et ce contraste était plein de charme.

M. de Chateaubriand n’apportait dans la vie habituelle rien de la solennité de son style et du caractère souvent sombre de ses écrits. Le génie rêveur du chantre des ruines faisait place à un esprit net, lucide, très-sensé et même assez positif, doué en un mot des meilleures qualités de l’esprit français. Son langage qui, comme ses manières, était d’une extrême élégance, était aussi d’une extrême simplicité. La mélancolie de René demeurait reléguée dans les hautes régions de sa fantaisie, peut-être se cachait-elle dans les secrètes profondeurs de son âme, mais elle ne troublait jamais l’agrément de son commerce. Ceux qui arrivaient jusqu’à M. de Chateaubriand après avoir traversé ses ouvrages et franchi pour ainsi dire son éblouissante renommée, étaient émerveillés et un peu surpris de trouver chez lui une gaieté douce, une facilité charmante, une aimable sérénité. Celle-ci était de la force, car elle n’a été troublée ni par les atteintes de la douleur ni par les approches de la mort.

Elle est venue, hélas ! cette mort qu’il avait souvent bravée, et dont la pensée toujours familière était pour lui comme un rêve de prédilection. La respectable compagne de sa vie, en le devançant, avait semblé lui présager une fin prochaine : Sa vigoureuse vieillesse s’est brisée par degrés. À mesure qu’il approchait du terme fatal, il a paru se recueillir et se retirer en lui-même, dans la triste majesté d’un silence qui, semblait une anticipation du silence de la tombe ; il était loin de demeurer étranger à ce qui se passait autour de lui. Je l’ai vu sortir tout à coup de ce silence pour s’indigner d’une apologie de la Terreur qu’on avait osé faire devant lui. Tout ce qui était religion, dévouement, vaillance l’émouvait. Dans les derniers jours de sa vie il a versé des larmes, ses dernières larmes, en apprenant la mort héroïque de l’archevêque de Paris, et en entendant raconter les exploits d’un jeune courage[1]. Ces émotions faisaient vibrer son âme muette, pardonnez-moi ce souvenir celtique en parlant du dernier barde breton, comme les brises qui venaient du champ de bataille faisaient vibrer la harpe silencieuse d’Ossian, suspendue dans les salles abandonnées de Témora.

Un mot que je viens de prononcer me rappelle ce qui ne saurait être oublié ici. Si M. de Chateaubriand réunissait la foi du chrétien, l’honneur du chevalier, le patriotisme du citoyen, s’il eut toujours le cœur français, il fut aussi le type achevé du Breton, loyal, sincère, indépendant, un peu sauvage. Aussi la Bretagne lui demeura constamment chère. Elle était liée aux souvenirs de son enfance, aux rêveries de sa jeunesse, aux créations de sa muse. Dans les bois de Combourg il vécut de la vie de René ; sur les rochers brumeux de l’Armorique lui apparut le gracieux fantôme de Velléda. Enfin, preuve suprême de son attachement pour la Bretagne, et en particulier pour votre ville, pour cette énergique cité, dans laquelle, à son aspect plein d’une poésie sévère, sur ces rochers au milieu des flots, on reconnaîtrait tout d’abord le berceau de Chateaubriand, il vous a légué son tombeau.

Qu’il dorme donc, le glorieux mort, dans l’asile qu’il s’est choisi vivant, sous la croix qu’il a relevée, au bruit des vagues natales et de la mer qu’il aimait, aux accents de la voix de ses compatriotes, sur le rocher malouin, qui dans l’avenir s’appellera l’îlot de Chateaubriand. Ce rocher de granit existait avant les derniers bouleversements qui ont détourné le cours de nos fleuves, élevé les cimes de nos montagnes, changé la forme de nos continents. Quand des révolutions d’un autre ordre auront changé le cours de nos idées, fait surgir des sociétés nouvelles, modifié les formes de la pensée humaine, ce rocher, contemporain des plus anciens âges du monde, subsistera sans doute et conservera son précieux dépôt ; mais ce dont je suis encore mieux assuré, le nom de Chateaubriand, plus indestructible que le granit de vos rivages, s’élèvera au-dessus de cette grande marée de siècles qui monte incessamment derrière nous, et qui, sous son niveau toujours croissant, engloutit chaque jour un nouveau sommet du passé dans le déluge de l’oubli. Nous pouvons le dire hardiment, et c’est la seule consolation terrestre que notre douleur puisse accepter. Cette vie des grands hommes dans laquelle M. de Chateaubriand vient d’entrer après une des carrières les plus belles, les plus complètes et les plus pures ; cette vie de gloire qui commence pour lui en même temps qu’une autre immortalité saluée d’ici-bas par nos hommages, nos prières et nos larmes, elle ne finira point avant que notre planète même ne soit brisée, ou que les derniers pas de l’homme soient effacés de la terre.

 

[1] La belle conduite de M. Jules de Noailles pendant les journées de juin.