Funérailles de M. Ballanche

Le 14 juin 1847

Alexis de TOCQUEVILLE

FUNÉRAILLES DE M. BALLANCHE

DISCOURS DE M. DE TOCQUEVILLE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE,

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES DE M. BALLANCHE,

Le 14 juin 1847.

 

MESSIEURS,

Je pourrais vous entretenir du rare mérite littéraire que possédait l’homme excellent dont nous entourons la dépouille mortelle. Parlant ici au nom de l’Académie française, je le devrais peut-être. Vous l’avouerai-je, Messieurs, au bord de cette tombe encore entr’ouverte, à la vue de cette figure austère et solennelle de la mort, dans ce lieu si plein des pensées de l’autre vie, je n’ai pas le courage de le faire. Le talent de l’écrivain, quelque grand qu’il soit, s’efface un moment pour ne laisser voir que le caractère et la vie de l’homme.

Ailleurs, Messieurs, nous dirons quelle fut la supériorité de M. Ballanche dans l’art d’écrire, comment, plus qu’aucun autre auteur de notre temps, il sut faire passer dans la langue française le génie grand et simple de la haute antiquité ; ailleurs, nous peindrons les grâces chastes et graves de son style, l’étendue et souvent la profondeur de ses pensées. Aujourd’hui, ce ne sont pas ses œuvres littéraires que nous aimons à rappeler, c’est lui-même.

Qui de nous, Messieurs, ne se sent ému et comme attendri au souvenir de ce doux et respectable vieillard auquel le bien semblait si facile, et qui rendait le bien si aimable. Sa pure et rêveuse vertu, qui, au besoin, fût aisément montée jusqu’à l’héroïsme, ressemblait, dans les actes de tous les jours, à la candide innocence du premier âge. Non-seulement M. Ballanche n’a jamais fait le mal, mais il est douteux qu’il ait jamais pu le bien comprendre, tant le mal était étranger à cette nature élevée et délicate. Pour lui, la conscience n’était point un maître, mais un ami dont les avis lui agréaient toujours, et avec lequel il se trouvait naturellement d’accord.

À vrai dire, la vie tout entière de M. Ballanche n’a été qu’une longue et paisible aspiration de l’âme vers le bonheur des hommes et vers tout ce qui peut contribuer à ce bonheur : la liberté, la confraternité, le respect des croyances et des mœurs, l’oubli des injures ; qu’un constant effort pour apaiser les haines de ses contemporains, concilier leurs intérêts, renouer le passé à l’avenir, et rétablir entre l’un et l’autre une harmonie salutaire.

En même temps que M. Ballanche portait à l’humanité tout entière un amour sincère et profond, il prenait grand soin de ne livrer son cœur qu’à un petit nombre d’affections choisies. Il obtint de cette manière, chose rare, la bienveillance de tous et l’amitié ardente de quelques-uns. La première moitié de sa vie s’était passée au milieu des orages de la révolution et des douleurs physiques ; la seconde s’écoula paisiblement près d’amis illustres et dévoués. Plusieurs des personnes qui ont le plus brillé de nos jours par leurs vertus et leurs talents ont été intimement liées avec M. Ballanche. Aucune n’a été séparée de lui que par la mort.

Dans les dernières années de sa vie, M. Ballanche s’était créé comme une société à part dans la grande société française ; il s’y occupait plus des idées du temps que des faits ; il s’y unissait à ses contemporains par les pensées, par les sympathies, non par l’action ; il n’y restait pas étranger à leur sort, mais à leurs agitations. C’est là qu’il vécut dans une atmosphère calme et sereine où pénétraient les bruits du monde, mais où les passions du monde n’entraient point. C’est là aussi qu’il s’est éteint.

Quoique M. Ballanche et survécu à tous les siens et qu’aucun de ses proches ne puisse aujourd’hui nous accompagner à ses funérailles, nous ne saurions le plaindre. L’amitié avait depuis longtemps remplacé pour lui et peut-être surpassé tout ce que la famille aurait pu faire.

Pour nous, Messieurs, qui venons de rendre un dernier hommage à sa mémoire, nous rapporterons de cette cérémonie un souvenir triste, mais salutaire et doux : le souvenir, d’un homme qui a bien vécu et qui est bien mort, d’un écrivain dont la plume désintéressée n’a jamais servi que la sainte cause de la morale et de l’humanité.