Funérailles de M. Népomucène Lemercier

Le 10 juin 1840

Narcisse-Achille de SALVANDY

FUNÉRAILLES DE M. NÉPOMUCÈNE LEMERCIER.

DISCOURS DE M. DE SALVANDY,
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE.

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. NÉPOMUCÈNE LEMERCIER,

Le 10 Juin 1840.

 

MESSIEURS

Ce n’est pas une douleur officielle que j’apporte sur cette tombe. Étranger, il y a peu d’années encore, à l’excellent, à l’illustre confrère que nous avons perdu, j’ai appris, au sein de la compagnie, à aimer l’homme que j’honorais. Bien que séparés peut-être par ce qui sépare le plus les hommes dans les temps tels que les nôtres, personne ne m’a donné plus que lui tout ce que promet ce nom heureux de confrères qui nous lie tous. Je me rappelle avec émotion que si j’ai l’honneur de payer aujourd’hui à sa mémoire, au nom de l’Académie française, le tribut de l’estime et de la douleur communes, il l’a voulu.

Combien, Messieurs, cette tombe qui nous rassemble s’est rapidement ouverte ! Il y a peu de jours encore, il prenait sa part de nos travaux, avec son incomparable assiduité, son zèle généreux pour les intérêts des lettres, sa parole ingénieuse et ferme, son esprit indépendant et sage. Vous vous rappelez quels sujets il traitait au milieu de nous dans nos dernières assemblées. Il semblait plein de vie. Qui nous eût dit que la compagnie fût menacée de si près en lui ! Quel sujet de méditations, Messieurs, et de regrets !

Nous ne faisons pas une perte commune : nous perdons un caractère. C’est chose rare, à une époque où les événements ont roulé comme un torrent, précipitant, entraînant, brisant les empires, les idées, les institutions, les renommées. Les cinquante ans qui viennent de s’écouler ont compté des noms puissants, des talents admirés et des vertus qui furent la consolation et l’honneur des générations contemporaines… Mais combien de caractères l’histoire comptera-t-elle ? Combien d’âmes supérieures et fermes qui aient voulu la même chose toujours, toujours professé la même foi, ne se laissant pas emporter au delà de leurs pensées par l’entraînement des partis et des événements, ne s’en laissant pas détourner par les difficultés de l’entreprise, par le découragement des mécomptes, par les séductions de la puissance, les mêmes dans la variété infinie des vicissitudes publiques, modérés et simples dans l’action, résolus et persévérants dans le repos, inspirant une considération universelle dans la retraite et dans l’obscurité ? Tel fut Népomucène Lemercier. Il a vécu cinquante ans dans une révolution qui a porté tout le monde aux affaires, où tout le monde a voulu le pouvoir et y a mis la main. Il est resté cinquante ans étranger à tout ! Lui seul de nos contemporains n’a jamais accepté des honneurs, jamais participé au gouvernement, jamais paru sur la scène publique ! Et cependant il a un rôle dans nos révolutions ; il a une plaie dans l’histoire ; il a une place dans la pensée de son pays. Il l’a, Messieurs, par son caractère.

Entré dans la vie sous la plus noble des tutelles royales, elle de deux princesses, de deux victimes augustes, la reine Marie-Antoinette et madame la princesse de Lamballe, son esprit précoce, son jeune cœur s’attachent à la cause des idées de 1789 ; il aime déjà, il veut dès ce jour la liberté ; il la voudra toute sa vie. Il la veut contre le gouvernement populaire, il la veut contre la gloire couronnée. Quand ce grand nom de liberté est arboré sur les échafauds, il lance aux passions régnantes le Tartuffe révolutionnaire : le talent sert chez lui à révéler l’homme de cœur, l’homme de bien à son pays.

Plus tard Napoléon s’annonce ; il exerce sur Népomucène Lemercier la première des séductions d’un grand homme, celle de son amitié ; il en espère une autre. Le héros vient sauver la France de cette anarchie sanglante contre laquelle, protesta l’écrivain. Mais Lemercier ne se méprend pas. C’est au delà de l’ordre qu’on l’entraîne, et on en cherche les conditions loin d’un régime auquel il croit encore, parce que la vertu, selon Montesquieu, en est le principe, et que ce principe, il le porte en lui. Il repousse la dictature, il abdique l’amitié de cet homme à part, si grand que c’est également un honneur dans l’histoire d’avoir été son ami, et d’avoir pu être son ennemi.

Peut-être Lemercier a-t-il trop oublié alors que les nations ne vont pas droit au terme voulu comme le philosophe, qu’elles avancent comme on gravit un sommet escarpé, en paraissant quelquefois s’éloigner du but permanent de leurs efforts et de ceux de l’humanité. Mais s’il a tort de l’oublier, il honore cette sublime erreur par sa constance, et sa probité. Et il est bon qu’il y ait dans le monde de ces erreurs généreuses qui empêchent que le droit ne soit prescrit et finissent par lui obtenir gain de cause avec le secours du temps.

Sans doute, je pardonne à Napoléon le coup d’État réparateur du 18 brumaire, quand la révolution n’avait été, sous le Directoire comme sous la Convention, qu’un long et inépuisable coup d’État. Sans doute, je lui pardonne d’avoir été roi, quand je veux un roi pour mon pays, et qu’il a su l’être. Mais je suis bien aise, pour l’honneur de la révolution française, pour la génération d’hommes et d’idées de 1789, pour cette cause de la liberté véritable qui est plus grande que tout le monde, qu’il se soit rencontré, en face de l’Empire, un homme croyant encore, après l’anarchie révolutionnaire, ce qu’il professait auparavant, ne soumettant pas son jugement à la tyrannie des événements accomplis et de leur mensongère fatalité, protestant enfin hautement pour les droits comprimés de la pensée humaine.

Au milieu de toute cette gloire guerrière et civile de l’Empire, qui a préparé, qui a fait, qui a rendu possible notre liberté présente, je sais gré à Lemercier d’avoir maintenu sans bruit, mais sans faiblesse, la seule gloire dont Napoléon ne tint pas compte, celle de l’indépendance de la raison et de la conscience. Cette gloire, Messieurs, je la revendique au nom des lettres ; je remarque qu’elle fut, sous l’Empire, le privilége de quelques esprits délite, qui sont l’honneur de la littérature et de la France. C’est une race libre au fond que celle des gens de lettres : elle n’est pas faite pour plier ; elle représente quelque chose d’immuable, de saint et d’immortel.

Messieurs, l’honneur de M. Lemercier, dans cette lutte du poète contre le potentat, c’est de n’avoir pas plus tard tiré profit de la victoire, de n’avoir pas cédé à l’entraînement des réactions qui suivirent, ni pour ses idées, ni pour sa situation. C’est là qu’il fallait une vraie force d’âme. Là eût été l’écueil d’une vertu commune. Son indépendance était réelle : elle survécut. Il resta lui-même, ne tirant pas vanité de sa constance, parce qu’elle ne lui avait point coûté, et ne demandant rien au régime nouveau, qui lui aurait tout offert, parce qu’il ne voulait rien que pour ses principes, pour sa foi intérieure ; il ne voulait que la liberté.

Tel il était entré dans la vie, tel il l’a traversée, tel il l’a quittée Quand Napoléon sort de la tombe, il y descend, comme si ces deux hommes qui s’aimèrent dans leur jeunesse, qui s’encouragèrent à leurs débuts dans leurs succès différents, qui parlèrent ensemble littérature, théâtre, gloire des arts et de la pensée, sous les ombrages de la Malmaison et de Saint-Cloud, avaient été irrévocablement séparés par ce qui est le plus capable de rapprocher et d’enchaîner les hommes, l’accident de la royauté.

Vous le remarquerez Messieurs, c’est de l’homme seulement que je vous ai entretenus. Ailleurs, nous honorerons l’auteur d’Agamemnon et de Pinto, cet esprit indépendant vis-à-vis de l’art comme vis-à-vis de la puissance, mais ayant droit de l’être, parce qu’il est original, d’une originalité vraie, celle qui a des idées et cherche une forme pour les produire. Ici, c’est l’homme seulement qui devait m’occuper : c’est lui que nous pleurons, c’est lui que nous osons louer dans cette enceinte, dans ce moment, quand notre pensée suit notre ami en la présence de Dieu. Lorsque nos cœurs seront plus libres, nous parlerons de ses talents, de ses travaux, de ses succès. Ici, qu’est tout cela ? Il n’y a qu’une chose qui reste grande devant le cercueil, grande et digne d’envie : c’est le sentiment qui lui a dicté, quand déjà sa voix mourante se refusait à exprimer sa pensée, cette digne et simple épitaphe pour son tombeau :

« Il fut homme de bien et cultiva les lettres. »