Réponse au discours de réception de l’abbé Massieu et de M. Malet

Le 29 décembre 1714

Claude FLEURY

REPONSE DE M. L’ABBÉ FLEURY, aux Difcours prononcez par M. l’Abbé MASSIEU & par M. MALET, le jour de leur reception.

 

MESSIEURS,

 

Vous avez un avantage qui vous eft commun que vôtre élection, quoique faite à différens jours, a été parfaitement uniforme : chacun de vous a eu le nombre d’électeurs que demandent nos Loix les plus rigoureufes, chacun a remporté tous les fuffrages ; & le Roi nôtre Augufte protecteur a témoigné que cette union de la Compagnie lui étoit très-agréable. Il étoit donc bien jufte de vous recevoir en même jour ; & ne pas différer plus long-temps le plaifir & l’utilité que nous efpérons, de vous voir fouvent affifter à nos féances.

 

Vous, MONSIEUR[1], particulierement dévoüé à l’étude & à la propagation des belles Lettres, tant comme Profeffeur Royal en langue Grecque, que comme très-digne membre de l’Académie des Infcriptions, qui fraternife avec la nôtre : vous avez déjà donné au public des preuves de vôtre mérite fuffifantes pour juftifier notre choix. Ce beau Difcours que vous prononçates en prenant poffeffion de la chaire de Profeffeur, & qui vous attira l’admiration de tous les Auditeurs, fit paroître en même tems vôtre érudition & vôtre éloquence. Mais ce jour fi brillant pour vous nous rappelle un trifte fouvenir de la perte d’un de nos plus illuftres confreres à qui vous avez fuccédé en cette chaire, M. l’Abbé Gallois fi fameux par le Journal des Sçavans, dont il fut le premier Auteur, & par l’amitié d’un grand Miniftre, protecteur des Lettres & membre lui-même de l’Académie Françoife.

 

Vous avez encore, MONSIEUR, fait paroître vôtre mérite académique par ces fçavantes Differtations que vous avez récitées dans l’Académie des Infcriptions, à ces jours folemnels, où elle ouvre les portes à tout le Public. Vous fçavez les applaudiffemens dont elles ont été fuivies, particuliérement celle qui a pour fujet les trois Graces, & qui vous a fait connoître pour un de leurs favoris.

 

Je ne parle point des deux ouvrages que vous n’avez pas encore rendu publics : l’Hiftoire de la Poëfie Françoife & la Traduction de Pindare. Ceux à qui vous avez bien voulu communiquer cette Hiftoire, perfonnes diftinguées par leur littérature & par la fineffe de leur goût, l’ont trouvée auffi poliment écrite qu’elle eft curieufement recherchée ; & la préface fur-tout a paru incomparable.

 

Nous aurions fujet de vous plaindre au nom du public de ce que vous retenez cette Hiftoire dans l’obfcurité du cabinet, fi nous ne fçavions les raifons qui vous y engagent. Vous l’avez regardé comme une oeuvre de furerogation ; & vous avez cru qu’il étoit plus conformre à vos devoirs de vous appliquer à quelque autre travail, qui en infpirant l’amour de la langue Grecque, ne laiffât pas de faire honneur à la vôtre. C’eft dans cette vuë que vous avez entrepris une traduction de Pindare, avec des explications fi claires & fi naturelles, qu’elles fermeront la bouche à ceux qui méprifent cet Auteur, faute de l’entendre.

 

Défaut trop ordinaire à nôtre fiecle, de fe faire honneur de l’ignorance & de la pareffe, & fous prétexte de relever nôtre langue & nos auteurs, blâmer les langues mortes & les écrivains antiques, fans s’être donné la peine de les connoître. Je ne m’étendrait point en raifonnemens pour combattre cette erreur ! je ne veux que la preuve fimple de fait. Si la nature fuffit pour former d’excellens écrivains, puifqu’elle eft toujours la même, d’où vient que nous en trouvons fi peu durant tant de fiécles ? Qu’on nous montre un feul Poëte, un feul Orateur, un feul Hiftorien comparable aux anciens pendant les mille ans qui fe font écoulez depuis la chute de l’Empire Romain en Occident jufqu’à la prife de Conftantinople par les Turcs : fi ce n’esft peut-être quelqu’un qui ait imité de plus près les Auteurs Latins. Qu’on nous montre dans un fi long intervalle, un édifice, une ftatuë, une médaille, qui mérite l’eftime des connoiffeurs, Qu’on nous dife enfin pourquoi depuis qu’on a recommencé à étudier les ouvrages antiques, le monde a changé de face.

 

Or c’eft principalement l’étude de la langue Grecque qui a produit un fi heureux changement. Cette langue eft une clef d’or qui noua ouvre tous les tréfors de la fçavante antiquité. Nous avons emprunté d’elle jufques aux noms des fciences & des beaux arts ; Grammaire, Dialeftique, Rhétorique, Mathématique : fans elle nous ne pouvons exprimer les notions les plus communes de la Religion ; Eglife, Evangiles, Myftéres, Apôtres, Martirs. Or la connoiffance de la propre fignification des noms eft une grande avance pour avoir des idées nettes des chofes mêmes.

 

Continuez donc, MONSIEUR, de nous faire connoître de plus en plus les richeffes & les beautez de cette Langue ; mais continuez auffî de cultiver la nôtre avec autant de fucces que vous avez commencé. Sur-tout ne trompez pas l’efpérance que nous avons conçûë avec tant de fondement de vous voir très-affidu à nos exercices.

 

Ainfi vous nous confolerez de la perte de vôtre digne Prédéceffeur M. l’Abbé de Clérambault : fi diftingué par l’éclat de fon illuftre naiffance, par fes talens naturels & fes connoiffances acquifes, cette mémoire prodigieufe, cet efprit vif & pénétrant, fertile en expreffions fortes & finguliéres : cette vafte érudition, qui embraffoit tous les tems & tous les lieux, & lui rendoit familiéres les curiofités les plus rares de l’Hiftoire de la Chronologie & de la Géographie.

 

Vous fuccedez auffi, MONSIEUR[2], à un homme, qui dans un caractére différent ne fe diftinguoit pas moins. M. de Tourreil, né dans une ville où l’efprit & la politeffe font des qualités ordinaires, étoit remarquable par ces mêmes qualités : fa famille étoit illuftrée par les premieres dignitez du fecond Parlement de France. Son naturel exquis avoit été cultivé par une excellente éducation ; & amené jeune à Paris, il avoit perdu jufqu’à ces légers défauts qui font fouvenir de la Province. La vivacité & la facilité de fon efprit ne l’empêchérent pas de s’appliquer à des études férieufes & pénibles ; & les effais de Jurifprudence qu’il donna au Public dès fa jeuneffe, montrérent le progrés qu’il avoit déjà fait dans cette fcience, & le talent qu’il avoit pour donner de l’agrément aux fujets qui en paroiffent le moins fufceptibles : mais fon principal attrait fut pour les belles Lettres & pour l’éloquence en particulier. Il fe livra tout entier à cette étude : & perfuadé que l’ancienne Grece en étoit la fource la plus pure, il en appris par un travail infatigable la Langue, les Mœurs, l’Hiftoire, & tout ce qui peut faire connoître après tant de fiécles cette fçavante Nation.

 

Le fruit de ce travail fut la traduction de Démofthene ; ouvrage difficile s’il en fut jamais en ce genre. J’en puis parler, puis que j’eus la témérité d’en effaïer dans ma jeuneffe ; mais ne connoiffant pas encore alors les richeffes de notre langue, je me voiois fouvent arrêté : je ne trouvois point de paroles pour exprimer la folidité, la fimplicité & la nobleffe de mon grand Original ; & mon travail fe termina à le mieux connoître, moi-même, non pas à le faire connoître aux autres.

 

M. de Tourreil, donna donc au Public une élégante traduction de Démofthene ; & cru devoir un peu tempérer la févérité du ftyle Attique pour s’accommoder au génie de notre Langue & au goût de notre fiécle. Mais ne pouvant fe contenter lui-même lorfqu’il contentoit les autres, & il retouchoit continuellement fon Ouvrage, & il a pouffé ce travail auffi-loin que fa vie.

 

Cependant il produifoit auffi de lui-même, il ne fe bornoit pas à de fimples copies ; & il fit entre autres ces beaux difcours, pour lefquels l’Académie lui donna deux fois le prix d’Éloquence. Elle le reçeu enfuite dans foin Fein, & deux ans après fe trouvant à la tête comme Directeur, il eut l’honneur de préfenter au Roi la premiere édition de notre dictionnaire. Ce fut principalement en cette occafion, qu’il fit paroître la fécondité de fon efprit : par trente-deux complimens au Roi, aux Pinces & aux premiéres perfonnes de la Cour, tous convenables & tous differens les uns des autres, prononcez avec une liberté & une grace merveilleufe. J’en parle comme témoin.

 

C’eft donc à cet illuftre Académicien que vous fuccedez, MONSIEUR, & dont vous nous confolerez par votre affiduité à nos affemblées. Vous nous avez donné des preuves éclatantes de vôtre mérite académique par cette belle Ode qui vous fit gagner le prix que nous avons accoutumé de diftribuer ; & un autre prix encore, auquel fans doute vous ne vous attendiez pas & qui ne vous eft pas moins glorieux. Vous voyez bien que je parle de ce tefmoignage public de fon eftime que vous donna la Reine que l’Angleterre vient de perdre, lorfqu’ayant lu avec admiration cette même Ode, elle vous envoia par l’Ambaffadeur de France la médaille d’or que vous confervez fi précieufement, & qui a été repréfentée au Roi, lorsqu’il a approuvé vôtre élection. Il eft jufte que le Public foit informé d’une circonftance fi finguliére.

 

Vous avez trouvé le fecret, MONSIEUR, d’allier des occupations qui paroiffent ordinairement incompatibles, l’étude des belles Lettres avec les affaires les plus férieufes. De tout tems on a cru que l’étude étoit le fruit du loifir & l’occupation de ceux que rien n’obligeoit au travail. De-là vint le nom d’école chez les Grecs. Il eft vrai toutefois que les affaires ont befoin du fecours des études, non feulement pour délaffer l’efprit en le tournant à des objets plus agréables ; mais pour le nourrir, le fortifier & le diriger dans la conduite des affaires mêmes.

 

C’eft que cette conduite des affaires, foit publiques, foit particuliéres, eft une portion de la fageffe. Le monde, quoique puiffent dire les fpéculatifs pareffeux, ne fe gouverne point de lui-même : fi ce n’eft pour le Phyfique toujours conduit par les loix immuables de la fageffe fouveraine. Quant aux chofes morales, la Politique & l’Oeconomique ne font point des noms vuides de fens, ce font des arts effectifs, & les plus nobles de tous ; puifqu’ils fervent à gouverner les hommes mêmes.

 

Ce n’eft point par hazard que l’ancienne Grece a eu des Républiques fi floriffantes, ni que l’ancienne Rome de fi petits commencemens eft parvenuë à cette puiffance fi vafte qui embraffoit la plus grande partie du monde connu. C’eft que les uns & les autres fe gouvernoient par raifon, & au dedans de leurs familles & dans le général de l’État. C’eft qu’ils avoient des loix certaines, des maximes fixes & une conduite fuivie ; & fi ce grand art de gouverner les hommes eft tombé avec l’Empire Romain, c’eft que le monde a été inondé pendant plufieurs fiécles de nations barbares & ignorantes.

 

Le grand Cardinal à qui nous devons l’établiffement de cette illuftre Compagnie n’étoit pas feulement Protecteur des gens de Lettres, il étoit homme de Lettres lui-même : fçavant dans fa profeffion, comme témoignent des ouvrages qu’il a laiffez, bien verfé dans l’antiquité facrée & profane. C’eft par une étude continuelle, je veux dire par de folides réflexions & des méditations profondes, qu’il a fait dans fon tems de fi grandes chofes : relever & affermir l’autorité Roiale, abattre l’héréfie, affoiblir les puiffances étrangeres ; & après cette pénible application, il fe délaffoit avec nous par le commerce des Mufes, & les études plus agréables.

 

Le grand Chancelier qui prit foin, de nous enfuite, fe diftinguoit auffi par fon amour pour les Lettres & pour ceux qui en faifoient profeffion. Enfin le Roi nôtre Augufte Protecteur les a favorifées pendant tout fon Régne. C’eft de fon tems que la nombreufe Bibliotheque commencée par les Rois fes prédéceffeurs, a été augmentée au point où nous la voyons, & ornée des plus précieux monumens de l’antiquité, & de ce qui fe trouve de plus rare chez les Nations étrangères. C’eft fous fes ordres & par les foins des hommes choifis à qui il confié ce trésor, que les richeffes en font fi libéralement communiquées à ceux qui font capables d’en profiter.

 

C’eft ce grand Roi qui a fondé & logé dans ce même Palais deux autres célébres Académiciens, l’une pour les Sciences, l’autre pour les Infcriptions & les Médailles, & depuis peu encore une troifiéme pour la Politique & les affaires étrangères. Dès qu’il a commencé à gouverner par lui-même, il a répandu abondamment fes libéralitez fur les gens de Lettres, non feulement de fon Royaume, mais des pays étrangers : ce qui a donné occasion à plufieurs excellens ouvrages utiles à nôtre fiécle & aux fuivans.

 

Enfin le Roi a fait paroître fon eftime & fon amour pour les Lettres dans l’éducation des Princes fes enfans, pour laquelle il n’a rien épargné, donnant à ceux qu’il en avoit chargez tous les fecours & toute l’autorité néceffaire ; & nous commencions à en goûter les fruits dans ce Prince que Dieu n’a fait que montrer au monde. Mais il ne me convient pas de m’étendre fur ce fujet, que toutefois il ne m’étoit pas permis de paffer fous filence.

 

Ce qui convient à ce lieu & à l’occaions qui nous y affemble, c’est de relever, comme j’effayois de le faire, les grandes chofes que le Roi a faites pour le progrez des fciences & des beaux arts. Ce feroit une entreprife infenfée de vouloir renfermer en une partie d’un petit difcours les merveilles de fon Regne. je laiffe à d’autres fes victoires, fes conquêtes, fa modération dans la profpérité, fa conftance dans l’adverfité, fon amour pour les loix & pour la Juftice, fon zéel pour la Religion ; & je finis par des vœux ardens pour la confervation de fa perfonne facrée, & la continuation de cet heureux Régne, déjà plus long qu’aucun de ceux de nos Rois, & qu’aucun prefque de ceux dont les livres nous ont confervé quelque mémoire

 

[1] A Mr. Maffieu.

[2] A Mr. Malet.