Discours prononcé lors de la réception de l'Académie brésilienne des Lettres, à l'Académie française

Le 19 mars 2015

Jean-Christophe RUFIN

Réception de l’Académie brésilienne des Lettres

à l’Académie française

Séance du jeudi 19 mars 2015

DISCOURS

DE

M. Jean-Christophe RUFIN
modérateur des débats

 

 

Prezados senhoras y senhores,

E uma grande honra para mim de aconchegar hoje essa delegaçao prestigiosa da Academia Brasileira das lettras. Estamos na hora na grande sala de reuniao do Insituto da França, lugar reservado para o trabalho das Academias. As esculturas que nos superao sao bem conhecidas de os senhores : alguns dos homens de sciença y de cultura que sao rapresentados aqui tiverao una grande influença intellectual no Brazil.

Mas estamos em França y penso que vocês prefirao ouvir falar um francès certo mais que o meu portugues ruim… Por isso, eu vou continuar esse discurso na minha lingua maternal…

 

Le Brésil et la France sont unis depuis toujours par la culture. On célèbre en ce moment le 450e anniversaire de la fondation de Rio de Janeiro, le 1er mars 1565. Cependant, dix ans auparavant, une expédition française menée par le chevalier de Villegagnon a établi un premier lien entre la baie de Guanabara et la France d’Henri II. Cette aventure ne débouchera pas sur une conquête mais elle fera plus : elle installera durablement le Brésil au cœur de la vie intellectuelle française. En effet, l’un des survivants de cette expédition, devenu le secrétaire de Montaigne, lui inspirera le fameux chapitre intitulé « Des cannibales ». Dans ce texte fameux, il crée le concept du Bon Sauvage dont on connait l’immense fortune dans la philosophie des Lumières…

D’autres épisodes, de loin en loin entretiendront le lien précoce entre nos deux nations : la fondation éphémère de la France équinoxiale au xviie siècle, à laquelle nous devons les merveilleux vestiges architecturaux d’Alcantara à Sao Luis de Maranhao ; la triste irruption au siècle suivant du corsaire Duguay-Trouin dont nous ne devrions guère être fiers, s’il n’avait pas eu le bonheur d’inspirer le grand romancier Antonio Torrès qui honore cette réunion de sa présence.

Mais c’est au xixe siècle que les liens culturels entre la France et le Brésil vont devenir étroits. D’Auguste Comte à Victor Hugo, nombreuses sont les figures intellectuelles françaises qui serviront de modèle à la jeune nation du nouveau monde. Il en subsiste bien des traces : les mots « Ordem e progresso » inscrits sur votre drapeau par exemple. Quelques prénoms aussi. Car les Brésiliens ont cette belle habitude de traduire leurs admirations dans l’appellation de leurs enfants. Au milieu des Agamemnon et des Péricles, on rencontre souvent au Brésil des Victor Hugo ou des Émile Zola.

No predio onde eu morava a Recife, tenhia tambem um menino que se chamava Giscard, em homenagem a nosso collega Valery Giscard d’Estaing que visitou o Brazil como presidente da Republica, em 1978.

Mais l’un des plus éclatants témoignages de nos liens culturels est sans conteste l’Académie que vous représentez. Fondée en 1897, elle est placée sous la tutelle spirituelle du grand écrivain carioca Macahado de Assis. Sa déclaration d’ouverture lors de la première réunion de votre Académie est lue solennellement à chaque séance commémorative de cette fondation. Elle fait explicitement référence à l’Académie française.

« L’Académie française, disait Machado de Assis, que [votre Académie] a pris pour modèle, survit aux événements de toute nature, aux écoles littéraires et aux transformations civiles. La vôtre tient à conserver les mêmes forces de stabilité et de progrès ».

Pour affermir ce lien, vous avez pris l’initiative de nommer parmi vous des membres français. Le premier fut Émile Zola et il ne faut pas y voir un hasard. Jean d’Ormesson occupe aujourd’hui à titre étranger le 13e fauteuil. Le xxe siècle va voir s’accroître et s’approfondir les échanges entre nos deux nations. Je citerai seulement la contribution essentielle du Brésil dans le mouvement surréaliste et le développement d’œuvres telles que celle de Gilberto Freyre, qui auront une forte influence sur la sociologie française. Mais surtout, le voyage au Brésil reste fondateur dans la formation intellectuelle de plusieurs de nos membres de premier plan. Dans les années trente, Claude Lévi-Strauss, qui nous a quittés il y a deux ans et auquel Amin Maalouf a succédé, et Roger Caillois ont, l’un et l’autre, subi un véritable choc créatif en découvrant le Brésil. Ce fut dans des conditions et avec des résultats bien différents, mais l’œuvre de l’un comme de l’autre en sera profondément marquée.

Roger Caillois aura l’occasion de reconnaître devant votre Compagnie, qui l’accueillait comme socio correspondente à Rio de Janeiro le 20 août 1972, combien le Brésil avait été important dans sa formation intellectuelle. Il évoquait ainsi la mémoire de Màrio de Andrade, de João Guimarães Rosa et de tant d’autres écrivains brésiliens.

On lui doit, au cours de cette même séance, une définition du rôle des Académies, qui reste aujourd’hui plus que jamais d’une brûlante actualité. « L’esprit, disait-il, a besoin de solitude, de silence et d’un refuge qui le mette à l’abri des rumeurs, des passions, des fanatismes, des haines et de toute excitation importune capable d’obnubiler le jugement. (On croirait entendre notre nouveau confrère Alain Finkielkraut…) Un havre de sérénité, ajoutait Caillois, de maîtrise de soi est nécessaire à l’heureux exercice de la pensée. » Et citant Joaquim Nabuco, premier secrétaire général de votre compagnie, il reconnaissait dans l’Académie, tant en France qu’au Brésil, un havre de cette nature. « On y méprisera, prophétisait-il, la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétition, de nouveauté, de crédulité. C’est là qu’à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d’Hommes libres. » N’est-ce pas le plus beau compliment que l’on puisse nous adresser ?

Maurice Druon, en 1998, eut l’occasion, en conduisant une délégation de notre Académie à Rio à laquelle participait Mme Carrère d’Encausse, de préciser encore l’utilité de nos institutions dans le monde contemporain.

« Fanatisme national, écrivait-il, fanatisme frontalier, fanatisme ethnique ou tribal, fanatisme religieux, fanatisme idéologique : il n’est pas de jour où les écrans ne nous montrent des populations éperdues fuyant leurs demeures, des réfugiés hagards mourant de faim dans des camps improvisés, des vieillards à la gorge tranchée, des enfants déchiquetés, des hurleurs cagoulés de noir brandissant des armes automatiques. [...] Partout, on marche dans le sang.

Or, le fanatisme est le fait de gens qui n’ont qu’une seule culture, ne la conçoivent et ne la vivent que de la manière la plus étroite, la plus bornée.

Dès que l’on participe à deux, et mieux encore à trois ou quatre cultures, on ne peut plus être fanatique, on ne peut plus regarder l’autre comme le diable. Parce que nous connaissons sa religion, son histoire, ses arts, sa langue, nous nous faisons son semblable et il devient nôtre. Nous nous conduisons en civilisés. »

L’idée selon laquelle le travail académique est une œuvre de civilisation est plus essentielle que jamais. Lieu d’échange, de courtoisie, de diversité, de respect, de curiosité, lieu ouvert sur le monde mais protégé de son tumulte, une Académie est haut lieu de civilisation.

Chacune, au Brésil comme en France, tisse le fil solide de la tradition et relie passé, présent et futur pour des peuples que l’écume de l’actualité et la futilité des médias tendraient à disperser, à déboussoler. Si l’on reprend ici la vieille métaphore de l’arbre pour représenter une société, la vaste masse des branches, le feuillage qu’agitent les bourrasques du présent ne peut tenir que sur un tronc solide et des racines profondes. Plus la ramure de nos société est étendue et Dieu sait qu’elle l’est de plus en plus dans un monde ouvert à tous les échanges, plus il est important de tenir vivantes ces racines souterraines qui nous relient au passé, à ses expériences, à ses génies et à ses œuvres.

Machado de Assis en avait bien conscience lorsqu’il fixait à la nouvelle Académie le devoir de « conserver, dans le milieu de la fédération politique, l’unité littéraire ». À l’époque, le Brésil était en pleine constitution nationale tandis que la France, avec son long passé centralisé, faisait figure de modèle.

Aujourd’hui, les positions se sont assez largement inversées. Le Brésil a accompli, en grande partie grâce à vous, une remarquable unification linguistique. Les Portugais, Italiens, Allemands, Russes, Japonais, Africains qui composent votre immense nation partagent fièrement une langue et une culture brésilienne commune. La France, au contraire, qui a connu en un demi-siècle depuis la Deuxième Guerre mondiale une extraordinaire évolution de sa population sous l’effet d’une immigration mondiale, vit à l’heure des remises en cause. Les repères se brouillent, des mémoires antagonistes se substituent à l’histoire officielle, la langue elle-même est altérée par des usages fautifs et même contestée dans son unité. Pour résoudre ces délicats problèmes, nos regards se tournent aujourd’hui vers le modèle brésilien. Cette nation d’immigrants, qui a su construire une forte identité commune, préfigure plus que jamais l’avenir de l’humanité.

À cela s’ajoutent pour nos deux Académies des préoccupations géopolitiques communes. Le Brésil, comme la France, entend bien, dans sa langue comme dans sa culture, résister à toutes les tentatives d’uniformisation d’inspiration américaine. Sa puissante industrie audiovisuelle fait du Brésil un pôle de diversité culturelle. Seule puissance émergente parlant une langue latine, votre pays est évidemment sensible à l’idée de préserver la spécificité culturelle de la latinité dans le monde contemporain. Cette préoccupation vous place sur la même position que la France, qui entend défendre la diversité culturelle en soutenant la belle idée de francophonie.

Tout cela fait de nos Académies, plus que des sœurs, des combattantes des mêmes causes.

Tradition, civilisation, tolérance, diversité culturelle sont nos combats communs. Bien des esprits grincheux ont prédit notre disparition. Il faut se méfier de ces funestes pronostics. Même formulés par les plus grands, ils se vérifient rarement. Alceu de Amoroso Lima le rappelait en 1973 face à Maurice Genevoix, en citant la phrase malencontreuse de Mme de Sévigné : « Racine, écrivait-elle, passera comme le café. » Quatre siècles plus tard, on joue toujours Racine. Tant mieux pour la France. Et on boit toujours du café. Tant mieux pour le Brésil.

Nos Académies survivront, j’en suis sûr, à toutes les imprudentes prédictions de ce genre. J’en suis sûr et je l’espère. Car si elles devaient périr, nos sociétés, privées de racines autant que de café, ne survivraient pas plus longtemps que des fleurs coupées dans un vase.

 

Agradeço os senhores para a attençao e desejo para a delegaçao brasileira um triumpho na Feira do livro de Paris que escolheu o Brasil esse ano como convite de honra.

Obrigado.