Funérailles de M. Eugène Guillaume

Le 9 mars 1905

Alfred MÉZIÈRES

FUNÉRAILLES DE M. EUGÈNE GUILLAUME

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
ET DE L’ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS

Le jeudi 9 mars 1905

DISCOURS

DE

M. MÉZIÈRES

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

C’est un grand artiste, c’est une noble figure qui disparaît. Dès sa jeunesse, que j’ai entrevue à la Villa Médicis, Eugène Guillaume donnait l’impression d’une nature admirablement équilibrée, qui réunissait dans un mélange harmonieux les qualités les plus opposées, la puissance d’action et d’exécution nécessaire au sculpteur, et, sans que celle-ci en fût diminuée, le sens critique le plus pénétrant. Lorsque son atelier avec une pensée créatrice, qu’il pétrissait la terre, lorsqu’il attaquait le marbre d’une main énergique, il ne se laissait pas entraîner par la fièvre du travail matériel ; il soumettait l’œuvre préparée à l’examen le plus rigoureux, aux conditions fondamentales de l’esthétique, telles qu’elles résultaient pour lui de l’étude des monuments de l’antiquité et de la Renaissance.

Cette étude des chefs-d’œuvre classiques, aucun pensionnaire de Rome ne l’a commencée plus tôt, poursuivie plus longtemps, poussée plus loin qu’Eugène Guillaume. Pas un coin de la Ville Éternelle qu’il n’ait visité, bien peu de tableaux, de fresques, de statues, de bas-reliefs, d’édifices sur lesquels il ne se soit fait une opinion raisonnée et réfléchie. On pouvait sur ce point l’interroger en toute confiance. De cette voix que les années éteignaient, qui avait autrefois de la grâce et du charme, il répondait en homme qui ne s’en rapporte pas aux jugements vulgaires, qui a regardé et observé, en comparant ce qu’il voyait à un certain idéal, à une doctrine antérieure et supérieure.

Les idées générales dont s’inspirait notre regretté confrère ont été exposées par lui dans des discours, dans des notices, surtout dans ses belles leçons du Collège de France. Elles se développent lentement, harmonieusement, comme se développait sa parole elle-même, si mesurée, si délicate, si attentive à ne rien dire qui ne fût parfaitement juste, approprié et comme adapté à la pensée. Il appartient à nos confrères de l’Académie des Beaux-Arts bien plus qu’à nous de parler de l’artiste. Mais l’Académie française réclame l’écrivain qu’elle a été si heureuse d’accueillir, qui lui faisait tant d’honneur par la correction élégante de son langage, par l’accent personnel de son style. Ancien élève du collège de Dijon, formé par l’Université, Eugène Guillaume garda toute sa vie l’empreinte qu’avaient laissée dans son esprit les leçons de ses maîtres. On lui avait appris de bonne heure que la clarté et la justesse sont les qualités dominantes du génie français, que toute disproportion entre la valeur de l’expression et celle de l’idée est une faute de goût. Il ne l’oublia jamais. Nous ne surprendrons chez lui ni une exagération, ni une surcharge de couleurs. Tout ce qu’il fait coule de source avec une abondance limpide et aimable. Il sait donner de la vie même à l’abstraction, même aux théories les plus raffinées et les plus subtiles de l’esthétique.

De toutes ses œuvres, quelqu’un a remarqué justement que la plus parfaite est encore sa propre existence, si bien conduite, sans bruit, sans tapage, avec un art consommé. Doucement, silencieusement, ne demandant rien, mais prêt à tout, propre à tout, Eugène Guillaume a été le favori de tous les gouvernements qui se sont succédé en France depuis plus de cinquante ans. À tous, il est apparu comme l’homme nécessaire, comme le représentant naturel de l’art dans les situations les plus hautes dont l’État puisse disposer. En effet, il est partout sa place : à la direction de l’École des Beaux-Arts, à la direction générale des Beaux-Arts, à celle de l’Académie de France à Rome.

Dirai-je que c’est dans ce dernier poste qu’il laissera le plus grand souvenir, que son nom reste pour toujours attaché à celui de la Villa Médicis ? Sa vie d’artiste, commencée à Rome, se termine à Rome. Par une suprême bonne fortune, il meurt dans sa patrie d’adoption, dans le milieu où s’est mûrie sa pensée, où chaque jour était marqué pour lui par une acquisition ou par une jouissance ; où il était convaincu, comme il l’a écrit, que les plus grands artistes ont besoin de vivre quelques années pour assouplir et pour fortifier leur génie. Il meurt les yeux fixés sur cette Villa où son esprit s’est ouvert au sentiment, au culte de la beauté ; où il a lui-même transmis, à la jeunesse qui se succédait sous sa direction, les plus pures traditions du grand art.

Et la mort d’Eugène Guillaume ne touche pas seulement l’Institut, la France, qui perd en lui un de ses plus glorieux serviteurs. L’Italie tout entière s’associe à notre deuil ; elle lui fait de nobles funérailles. Sur ce nom cher et respecté s’affirment de nouveau l’amitié de deux peuples, l’union des deux sœurs latines. Si quelque chose peut adoucir notre douleur, celle de sa famille, c’est la pensée qu’après tant de services qu’il a rendus à son pays par sa haute conception de l’art, il contribue encore, par l’éclat de sa renommée, par l’auréole qui entoure sa mémoire, à resserrer les liens de ses deux patries : la France et l’Italie.