Discours de réception de l’abbé de Clérambault

Le 23 juin 1695

Jules de CLÉRAMBAULT

Réception de M. l’Abbé de Clérambault

 

Discours prononcé par Monsieur l’Abbé de Clerambault, lorsqu’il fut receu à la place de Monsieur de La Fontaine.

 

Messieurs,

Quelque penchant que les hommes ayent à se flater, rien ne pouvoit excuser le désir que j’ay eu d’estre receu parmi vous, si le sentiment de quelques-uns de cette sçavante Compagnie trop prevenus en ma faveur par une ancienne amitié ne m’eust soustenu dans la juste deffiance de ma foiblesse.

Et comment pouvoir esperer de remplir dignement une de ces places illustres, destinée à recompenser le merite le plus esclatant dans les Lettres ? Comment vous faire oublier cet homme incomparable, dont la simplicité & la douceur estoient encore plus estimables que l’esprit & la capacité ! Cet homme singulier, qui n’ayant jamais compté les biens de la fortune parmi les veritables biens, sceut avec ce tour naïf & ingnieux qui luy estoit si propre, elever jusqu’au sublime les choses les plus abjectes de la nature, sans neanmoins leur faire rien perdre de leur caractere ; Genie seul semblable à luy-mesme, qui surpassant ses modelles, avoit saisi l’air original avec tant d’avantage, & d’une manière inimitable aux siecles suivants. Heureux d’avoir espié dans les dernieres années de sa vie, par les larmes sinceres de sa penitence, le scandale qu’il avoit peu causer par des escrits qu’un naturel trop facile avoit produit, sans aucune mauvaise intention, & presque sans y avoir pensé. mais ne parlons icy que de ces Ouvrages immortels, où toute la finesse de la Morale se presente sous les images les plus simples, ouvrages qui luy eussent merité le choix de ce fameux Ministre qui forma cette Compagnie.

Ce grand homme appellé au Gouvernement dans une de ces tristes conjonctures de foiblesse & de desordre, veritables infirmitez des Corps Politiques, soustint neanmoins, & augmenta par ses rares & sublimes talens, la gloire & la felicité de cet Estat. Rien ne fut capable de resister à ce puissant Genie superieur aux difficultez les plus insurmontables. D’un costé l’impuissance & la division au-dedans du Royaume causées par les troubles precedents & par les Guerres de Religion, luy refusoient l’esperance d’aucun succés ; & de l’autre, la force & la puissance de nos anciens Ennemis accruë & cimentée par l’union de l’Angleterre avec les François rebelles, & par les nouvelles prosperitez de la Maison d’Austriche, sembloient mettre un obstacle invincible à ses desseins.

Mais avec quelle grandeur de courage & quelle profonde capacité vient-il glorieusement à bout de se sousmettre, s’il est permis de parler ainsi, cette impossibilité apparente. Après avoir mis l’ordre dans le Gouvernement selon que la necessité du temps le permettoit. Après avoir vaincu & desarmé l’heresie par la prise de la fameuse Place qui en estoit le principal azile, reprimé pour jamais l’audace & les cabales des Grands. Après avoir jetté nos ennemis par les armes victorieuses de nos Alliez, dans la necessité de defendre leurs propres Estats, il entreprit enfin de les vaincre en les attaquant dans leur pais ; & ce fut dans ces dernieres & glorieuses années par la prise de leurs Villes, par le ravage de leurs Provinces, par ces surprenantes intrigues qui leur furent si fatales, qu’il les reduisit à ce point incroyable de desordre & d’aneantissement, de ne pouvoir presque profiter de nos divisions domestiques. Auroit-on peu croire, Messieurs, qu’un Ministre aussi appliqué, & comme livré necessairement aux occupations les plus epineuses de la Guerre & de la Politique, peut encore meriter les louanges, qu’il semblent estre reservées à la tranquillité d’un Gouvernement paisible ? Il ne laissa pourtant pas de remporter encore cette nouvelle espece de gloire aussi esclatante, & plus durable à la posterité, dont il s’affeura par là le souvenir. Le restablissement de la seureté publique, l’ordre remis dans les Finances, la puissance maritime renduë par ses soins formidables à nos ennemis, cette nouvelle vigueur qu’il a semblé redonner à la plus haute des Sciences, soit par la restauration magnifique de la plus celebre Ecole de l’Univers, soit par la protection singuliere qu’il donna tousjours aux Lettres sacrées ; les beaux Arts & l’eloquence remis dans le brillant esclat des siecles les plus fameux, & asseurez contre leur decadence par l’establissement de l’Académie, en font les perpetuels & illustres tesmoignages.

Enfin il merita par tant de faits memorables de preparer l’execution des merveilles que nous voyons, sans que s a gloire diminuë en rien celle de LOUIS LE GRAND, la maligne posterité ne s’estant jamais avisée de rien oster à Alexandre, parce que Philippe estoit son Predecesseur.

Comme il sçavoit que les reglements les plus prudents ne peuvent subsister sans l’appuy & le secours des Loix, il en voulut rendre l’authorité vive & durable, en procurant le choix du plus digne sujet qui en peust estre le depositaire.

Je rappelle icy la mémoire de ce grand Magistrat, qui sceut joindre en sa preronne, & pendant un si long temps, le merite consommé dans son Ministere avec celuy des belles Lettres, & qui après avoir esté vostre Confrere, eut l’honneur de preceder le Heros qui a bien voulu se declarer vostre Protecteur.

Quoy que l’esclat des actions de ce grand Prince luy respondit assez d’une reputation eternelle, il eust semblé neanmins manquer quelque chose à la gloire, si ces faits incroyables eussent esté annoncez par des ouvrages vulgaires. Il n’a plus à craindre ce malheur, vous estez chargez, Messieurs, du soin de son immortalité ; vostre eloquence sincere le mettra à couvert de l’incredulité des âges suivants ; & peut-estre que sans vous, la posterité soupçonneuse auroit peu s’imaginer que les prodiges de son Regne seroeint plustost racontez par le langage ordinaire & usé de la flaterie, que par les expressions simples de la verité.

Car qui pourroit jamais se persuader sans une authorité comme la vostre, qu’un Prince né le Maistre en prenant l’administration du Gouvernement, au lieu d’escouter l’oisiveté & la molesse, escueils presque inévitables aux grandes fortunes, se soit d’abord formé ce merveilleux & utile principe, de preferer à quoy que ce fust le bien de son Estat, & l’interest de sa gloire.

Hé quelle habileté, & quelle scrupuleuse exactitude à ne s’escarter jamais en rien d’une si noble resolution ! le desordre extreme des Finances, qui paroissoit irremediable, pour jamais arresté par ses soins ; cette importante Place retirée des mains de nos anciens ennemis, par une negociation aussi prudente qu’heureuse ; cette fureur des combats singuliers, inveterée dans la Nation, pour jamais esteinte par les Edits aussi severes que justes, en furent d’abord les esclattantes preuves, qui nous ordonnerent de tout esperer.

Mais de quelle manière surpassa-t-il nostre attente, par cette foule de vertus, qu’il monstra au monde, reünies pour la premiere fois dans un seul homme ? Leur nombre seul empesche d’en faire icy le magnifique detail ; vertus qui semblent tousjours disputer entre elles, à qui le rendra plus accompli ; mais qui en mesme temps estant possedées dans un eminent degré, ne peuvent s’empescher quelquefois de se faire obstacle.

On a veu sa profonde penetration dans les affaires Politiques, ceder par une generosité sans exemple, au zele de voir la Religion accroistre son Empire sur l’infidelité, & sa moderation marquer les bornes à cet esprit de Conquerant qui l’animoit, en le forçant, pour asseurer le repos du monde & le bonheur de ses Sujets, à donner trois fois la paix à ses ennemis vaincus & consternez. Bien au dessus de ces Princes vulgaires qui ont seulement attention à la gloire qu’on remporte par les armes, sçachant bien que les autres grandes qualitez leur manquent ; il s’est comporté tousjours de sorte que sa gloire militaire n’a jamais effacé aucune de ses perfections. Plus admirable par cette merveilleuse sagesse, & par cette profondeur inimitable dans l’art de regner, ignorée de tous ceux qui l’ont precedé, que par ses victoires & par ses conquestes. Il ne peut plus connoistre de veritable ennemi que l’Europe entiere, qui malgré l’union constante de tant de peuples differents d’humeur & d’interests, malgré les elements qui ont semblé combattre contre nous, ne peut encore qu’à peine resister à ce Heros.

Mais je ne m’aperçois pas, Messieurs, qu’emporté par mon zele, & seduit par l’esclat du sujet dont je parle, je ne me souviens plus de l’inegalité de mes forces ; peut-estre que la confiance prochaine d’estre receu parmi vous me fait oublier que ces nobles matieres sont reservées à vostre seule eloquence. Heureux si profitant de vos exemples, & instruit par votre commerce, je puis un jour par mon application à imiter vos glorieux travaux, justifier le choix dont vous avez voulu m’honorer.