Discours de réception de Charles Boileau

Le 19 août 1694

Charles BOILEAU

Difcours prononcé le 19. Aouft 1694. par Mr. l’Abbé BOILEAU, lorfqu’il fut reçû à la place de Mr. Du Bois.

 

MESSIEURS,

Je reconnois que c’est un effet de voftre fage prévoyance d’avoir voulu que celuy qui entre dans cette illuftre Compagnie, commençaft par un remerciment public qui fuft la preuve du merite & de la reconnoiffance. Je fens que rien ne feroit plus capable d’infpirer des penfées de vanité, fans la difficulté de faire un difcours qui réponde, je ne dis pas aux lumieres de vos efprits, mais aux fentimens de mon cœur ; & dont on trouve icy pour Juges les Arbitres fouverains de l’Eloquence. Vous avez prevenu les mouvemens d’orgueil que peut donner une place fi honorable. Les Perfonnes les plus éminentes n’y ont que des égaux, & les plus habiles y trouvent des Maiftres. La dignité ne donne pas de rang, ny la reputation de fuperiorité. La litterature ennoblit, la critique égale, l’efprit brille, & le bon fens décide.

Tel qui croit triompher dans les Affemblées, ne fçait que bégayer dans la voftre ; il conçoit qu’il y a bien loin de l’eftime populaire à voftre approbation ; & lorfque l’on penfe approcher de la perfection du ftile, on eft furpris de fe voir éloigné de la pureté du langage.

Je vous declare, MESSIEURS, que je ne demande pas à partager vos honneurs, mais à profiter de vos lumieres. Oferois-je dire que je renoncerois à la gloire de voftre focieté pour l’avantage de vos cenfures ? S’il ne m’eft pas permis d’imiter vos chef-d’œuvres, il ne vous fera plus permis auffi de fouffrir mes fautes. Si la grace que je reçois me donne la facilité de m’inftruire ; l’honneur que vous me faites vous met dans la neceffité de me redreffer. Il eft vray que c’eft tousjours une affez grande gloire, quand on fe borneroit à celle d’eftre voftre Difciple ; car enfin c’eft s’élever parmi les gens d’efprit, que de venir fe corriger parmi vous.

C’eft le but de l’eftabliffement le plus celebre qui ait jamais efté dans l’Empire des Lettres d’affembler une élite de beaux Efprits pour former les uns, pour perfectionner les autres, pour les rendre dignes de parler ou à la Pofterité ou aux Tribunaux & dans les Chaires. C’étoit le deffein du grand RICHELIEU, ce genie fi vafte, je dirois fans bornes, fi l’efprit humain pouvoit n’en point avoir ; en qui la nature a voulu faire voir tout ce que peut un grand Homme dans une haute fortune ; mettant en œuvre tout fon merite, faifant celuy des autres tributaire du fien pour rendre l’Eftat heureux, la Religion triomphante & fon nom celebre ; faifant fleurir les belles Lettres par gouft & par intereft. Il en affectoit l’empire ; mais il eftoit deu à l’afcendant de penetration ; aimant l’Eloquence pour elle-mefme, & les Hommes éloquens pour luy ; fuperieur à fes emplois ; propre à remuer tous les refforts, à trouver tous les expedients, à cacher tous les artifices ; ayant tousjours dans fes deffeins la Pofterité en vûë, & dans fes ouvrages l’immortalité, la Religion pour fondement, & la gloire pour motif.

Ayant bafti la Sorbonne & fondé l’Académie, il a donné un Temple à la Religion & un Thrône à l’Eloquence. Il a confervé à la langue de l’Eglife ce qu’elle a de plus majeftueux & de plus facré, & a procuré à celle de l’Eftat ce qu’elle peut avoir de plus poli é de plus agreable. Je parle de ce Cardinal fi fameux par les fervices qu’il a rendus à la France, qu’il gouvernoit comme il auroit gouverné une famille ; capable de gouverner l’Univers comme il gouvernoit la France. On n’ofe découvrir tout fon éloge par refpect de l’autorité qu’il partageoit. Mais y a-t-il rien pour un Monarque de plus heureux que de trouver un tel Miniftre, rien de plus fage que de le fçavoir choifir, & rien de plus merveilleux que de n’en avoir pas befoin ?

C’eftoit donc le deffein du grand Armand de former des Orateurs, & fur tout pour la profeffion de mon miniftere qu’il a eu luy-mefme l’honneur d’exercer.

Après fa mort fes intentions furent expliquées par l’illuftre SEGUIER, qui aprés avoir rendu des Arrefts venoit écouter les voftres ; après avoir prononcé des oracles & des prodiges mefmes d’Eloquence, venoit parmy vous en prendre des leçons. Dans le mefme Palais où il préfidoit au Confeil du Roy, plus par fa fageffe que par fa dignité, il affiftoit à vos conferences, où il ne l’emportoit que par la force de fa raifon. Mais ce qui faifoit voir la force de fa raifon, c’eft que fouvent il ne l’emportoit pas. Il avoit le plaifir de difputer & la gloire de fe foumettre.

Seule gloire à laquelle il m’eft permis de prétendre, fur tout fuccedant à un Écrivain celebre, fidele Traducteur, non feulement de la Morale payenne, mais de la Sageffe Evangelique. C’euft efté trop peu pour moy qu’il nous euft appris ce qu’un Homme de bien doit faire dans la vie Civile en traduifant les Offices de Ciceron. Ce n’euft pas efté affez de nous inftruire fur ce qu’il doit pratiquer dans la vie Chreftienne, en traduifant les Epiftres de faint Auguftin. Mais en nous donnant fes Sermons il nous a appris dans une fçavante Préface de quelle maniere un Predicateur doit annoncer l’Évangile.

Vous m’avez choifi, MESSIEURS, pour remplacer un fi excellent Homme. Son merite me fait fentir ma foibleffe, & fon ouvrage me fait appercevoir mes deffauts. Si je ne puis remplir fa reputation, vous avez creu que je pourrois executer fon idée ; que fi je ne puis marcher fur fes traces, je m’attacherai du moins à fes regles ; eftant en peine de luy chercher un fucceffeur, vous eftes convenus de luy trouver un Difciple. C’eft l’unique moyen par où je puiffe fucceder à fon merite que de fuivre fes préceptes, & le feul endroit par où je prétens avoir part aux vôtres. Mais comme la mort l’a empefché de profiter de vos avis, permettez-moy de vous dire que je confulterai les Peres de l’Eglife, pour fçavoir fi les regles qu’il nous a dictées font conformes à leurs principes pour la Religion : & je vous confulterai, MESSIEURS, pour fçavoir fi elles font conformes aux voftres pour l’Eloquence, vous à qui eft confié le foin de fa perfection.

Quelle efpece d’Eloquence s’étoit emparée de la Chaire avant voftre établiffement ? Nous n’ofons lire les ouvrages de ceux qui y excelloient ; nous en rougiffons pour nos Peres. Nul gouft, nulle onction : l’Écriture citée à contrefens, & ce contrefens eftoit leur efprit : des applications tirées qui paffoient pour ingenieufes. Ce n’eft pas ainfi que parle la nature, encore moins la grace. On ne pouvoit fouffrir un ftile aifé, & fi je l’ofe dire raifonnable. Vous avez long-temps lutté avec le mauvais gouft ; c’eft vous qui avez fait monter la raifon dans la Chaire ; & il a fallu des genies fuperieurs pour reconcilier le Siecle avec le bon fens. Alors furent bannies les citations inutiles, l’ennuyeufe parade d’érudition, les ornemens qui ne fervent qu’à faire eftimer l’Orateur, ces pointes qu’on voudroit dérober bien vifte aux fages reflexions. Vous avez introduit la politeffe & la fimplicité. Vous avez laiffé au langage de Dieu toute fa force, & rendu à celuy des Hommes toute fa raifon.

Il eft vray que l’Evangile n’eft pas fervilement attaché aux regles humaines ; qu’on auroit droit de blafmer une fcrupuleufe ftructure de paroles. L’eftude des Hommes ne convertit pas. Une certaine nobleffe de ftile qui femble mefprifer l’Eloquence ; un mouvement irregulier de l’efprit de Dieu touche plus que la preparation des Orateurs ; & quelquefois ce qui feroit une negligence pour eux eft une beauté pour nous.

Mais comme dans ces heureufes impetuofitez on parle d’habitude, quel avantage d’avoir commerce avec ceux qui parlent purement ! Je fçay bien qu’il n’eft pas permis de s’accomoder à la delicateffe des Auditeurs pour la Morale ; mais il eft permis de flatter leurs oreilles pourveu qu’on ne flatte pas leurs confciences ; & s’il n’eft pas neceffaire de choifir les beaux termes, au moins eft-il important de rebuter les mauvais. Quelle gloire à un homme de cette profeffion d’intereffer les Maitres à l’honneur de fon fuccez, d’eftre en droit de demander leurs lumieres, fur tout eftant chargé d’annoncer les veritez chreftiennes à la Cour la plus polie qui fut jamais ! Je demande, MESSIEURS, vos fecours unanimes, comme j’ay eu vos fuffrages, vous qui eftes occupez des vertus du plus grand Roy du monde. Il eft vray que ce ne fera pas ma fonction de le louer. Il veut que dans la Chaire nous luy parlions de la part du Monarque immortel, & Miniftres du Dieu vivant il veut que nous fouftenions auprès de luy le caractere de fes Ambaffadeurs ; fa pieté met un voile qui luy cache fa gloire. Heureux qui ne pouvant l’ignorer devant les hommes, en connoift le neant devant Dieu.

Vous eftes, MESSIEURS, les dépofitaires de cette gloire ; non qu’il vous charge du foin de la publier ; la modeftie ne cherche pas des Panegyriques. Mais parce que le Public vous regarde comme les Arbitres de l’ufage des paroles ; c’eft affez que vous nous appreniez les termes pour fournir fes louanges. Le feul embarras eft le choix des expreffions. Il fuffit à un François de fçavoir bien parler fa Langue pour bien louer fon Roy ; & c’eft affez que vous foyez chargé de noftre langage pour l’eftre de fon éloge.

Quel moyen de le faire comme on le fouhaite ? Vous vous affemblez, & vous confeffez que le fujet eft au deffus de voftre Art. Toute l’Europe eft conjurée pour le combattre, & toute l’Europe eft trop foible. L’Académie s’affemble pour le louer, & l’Académie avoüe fon impuiffance. Tant d’ennemis ne peuvent le vaincre : tant d’Orateurs ne peuvent le louer. C’eft que l’Envie ne peut plus obfcurcir fa Gloire, ni l’Eloquence la relever. Comme vous avouez voftre impuiffance, fes Ennemis avoueront leur foibleffe. Mais vous ne cefferez pas de le louer, ils cefferont de le combattre : leurs forces s’épuifent, voftre fujet ne s’épuife pas. Il domptera leurs efforts, il redoublera voftre zele ; fes Ennemis periront, & vos Eloges ne periront pas.

Pour moy, MESSIEURS, peu accouftumé à faire celuy des Mortels, permettez-moy de vous communiquer ma penfée. Je voulois quitter le fublime, pour prendre le ftile fimple. Laiffons les expreffions pompeufes ; ne fongeons pas à montrer le merveilleux : mais à perfuader le vray. Faifons comme fi nous p arlions, non à des Sujets prévenus, mais à des Ennemis finceres. Laiffons ces manieres de parler que la Rhetorique fournit ; prévenons ce que nous pourroit contefter un Jaloux fcrupuleux fur la force des termes.

On dit que la Pofterité ne pourra jamais croire ce que vous dites du Roy. On nous répondra qu’il faut bien qu’elle le croye fur le rapport de tant de témoins. Elle le croira fur la foy de l’Univers. Difons feulement que l’exemple du Roy eft caufe que les hauts faits des Alexandres & des Cefars ne nous paroiffent plus incroyables.

On adjoufte qu’on ne peut jamais dire le nombre de fes victoires ; & j’avoue qu’on peut parvenir à en fçavoir le compte. Mais on n’en peut faire un fi exact qu’il n’en efchape ou qu’on n’en neglige quelqu’une ; & celle qu’on neglige ou qui efchape, peut faire feule un Heros.

Ne difons pas qu’il n’y a point de termes pour exprimer fes vertus. Il faut bien qu’il y en ait pour les perfections de Dieu ; mais pour Louis LE GRAND il n’y en a point qui furpaffent nos idées : ou ils ne conviennent plus aux Hommes.

On publie tous les jours qu’il faudra diminuer fes prodiges pour les rendre vray-femblables. Decouvrez ce qui eft vray dans fon cœur, vous ferez trouver le vray-femblable dans fes prodiges : commencez à dépeindre fa perfonne ; on adjouftera foy à fes conqueftes : & dites bien ce qu’il eft ; on croira ce qu’il a fait.

L’on adjoufte que la Poëfie n’a plus de fiction, ni la Rhetorique de figures. Avouons que l’imagination de l’homme fera bien plus de menfonge que le jugement ne peut faire d’entreprifes. Mais il faut auffi que tout le monde convienne que pour trouver le merveilleux de fon hiftoire, il ne faudra emprunter ni l’artifice de l’Orateur ni le menfonge du Poëte.

Que le premier Genie des Romains dife de Pompée qu’il a gagné plus de batailles que les autres n’en ont leues ; cette expreffion allarme le Lecteur. Je demande fimplement qui a jamais leu qu’un Prince attaqué tout à la fois par tant de puiffances, ait pris tant de Villes ou gagné tant de batailles, luy feul contre tous, & luy feul vainqueur ?

Sur tout il y a un mot fur lequel je commence à vous confulter. Il n’accommode pas mes idées dans le Panégyrique du Roy ; c’eft ce mot de Bonheur. On dit tous les jours le Bonheur du Roy, fa Bonne Fortune, fon Heureufe Etoile. Tous ces termes, je l’avoue, ne me paroiffent pas luy convenir. Son Bonheur eft fon travail, c’eft l’application au travail, c’eft fon Genie qui prevoit tout, qui pourvoit à tout ; un fecret impenetrable, une exacte vigilance. Son Bonheur, fi vous voulez, c’eft la bonté de fa caufe que Dieu favorife ; c’eft la fincerité de fes intentions ; c’eft fon habileté pour la guerre, fon defir pour la Paix, cette Prévoyance qui fait échouer les entreprifes de fes Ennemis, & réüffir les fiennes ; fa confiance dans fes maux, fa fenfibilité pour les noftres, la tendre affection qu’il a pour fes Peuples, & que fes Peuples ont pour luy. Voilà l’Etoile qui prefide à fes Confeils ; voilà ce qui le rend le plus heureux & le plus grand des Rois.

C’eft le Bonheur qui ne dépend pas du caprice de la Fortune, qui femble difpofer de la Victoire, qui domine fur la bizarrerie des évenemens, qui fait trouver des reffources dans les mauvais. Son Bonheur eft fa Sageffe, & le noftre eft fa confervation. Son Bonheur eft fa Science de regner, d’infpirer le courage à fes Soldats, la Juftice aux Juges ; l’art de connoiftre les hommes, le digne choix pour leurs places. Trouvez le merite de LOUIS, vous trouvez fa Fortune ; & je permettrai de dire fon Etoile quand on m’aura prouvé que l’Etoile forme la Vertu. En ce fens je dirai qu’il y a eu des Princes plus fortunez, mais non pas plus heureux que luy.

Il y en a eu qui ont pouffé plus loin leurs corqueftes : mais c’eftoit une efpece de gloire inconnüe pour eux que celle de la moderation. Il y en a qui ont eu un Empire plus eftendu, mais il n’en fut jamais qui en eut un plus fouverain fur les cœurs des Peuples.

Laiffons ce que cherche l’Art : prenons ce que trouve la Nature. Vous trouver, MESSIEURS, qu’il eft difficile de publier fa Gloire ; mon devoir eft de la luy faire méprifer. Vous avez tout l’Univers pour vous : mais j’ay fa Pieté pour moy. Trop glorieux dans mon miniftere, fi je pouvois infpirer à fes Sujets le mefme zele pour Dieu, qu’ils ont pour luy.