Rapport sur les prix de vertu 1896

Le 26 novembre 1896

Paul-Gabriel d’HAUSSONVILLE

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

Lu dans la séance publique annuelle de l’Académie française

du jeudi 26 novembre 1896

PAR

M. LE COMTE D’HAUSSONVILLE

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS.

M. de Montyon, de qui les fondations diverses permettent à l’Académie française de se montrer chaque année si libérale, était un propriétaire très entendu et un créancier peu accommodant. Il mandait à son régisseur Parain de ne pas manquer à faire cueillir les cerises qui poussent sur les jeunes arbres, quel que fût leur peu de valeur, pour qu’on ne s’accoutumât pas à les voler. Il faisait assigner la veuve Jérôme Lantenois, en paiement de treize livres qu’elle restait lui devoir sur vingt-six, et il refusait de faire à Louis Merland une légère remise sur sa redevance de quarante-six livres, bien que la récolte de celui-ci, eût été totalement grêlée. Il est vrai qu’en même temps il envoyait deux cents livres de riz pour être distribuées parmi les pauvres de sa seigneurie de Montyon, et il poussait même la sollicitude jusqu’à indiquer une recette pour faire cuire ce riz[1]. Mais, terre ou capital, il estimait que tout bien doit porter intérêt, et il aurait voulu qu’il en fût de même de la vertu. Jeune intendant il avait été, du moins à son dire, victime d’un passe-droit, et il faisait parvenir à Louis XVI d’assez vertes réclamations : « Sire, lui écrivait-il, il n’est pas surprenant que, dans un grand État comme celui de Votre Majesté, quelques actions louables restent inconnues et sans récompense ; mais si tel était l’ordre des choses que le zèle et les services fussent traités comme des fautes, et ne fussent payés que par des disgrâces, le malheur d’un particulier deviendrait la cause publique. » Ce fut pour empêcher que des actions louables demeurassent inconnues et sans récompense qu’un demi-siècle plus tard, il léguait à l’Académie la somme considérable dont, suivant ses intentions, nous partageons chaque année les revenus entre des Français pauvres ayant accompli des actions vertueuses. Ce faisant, M. de Montyon croyait sincèrement avoir encouragé la vertu.

Y a-t-il réussi ? J’espère que non. J’espère que les soixante-deux mille sept cents francs que nous allons distribuer tout à l’heure au nom de M. de. Montyon et de ses imitateurs, car il en a eu beaucoup, n’ont exercé et n’exerceront aucune influence sur la vertu en France. S’il en était autrement, ceux dont vous allez entendre proclamer les noms vivaient dans l’attente fiévreuse de cette récompense et l’avaient escomptée dans leurs rêves, si ceux que nous couronnerons l’année prochaine ou les années suivantes se disaient d’ores et déjà tout bas : « Quand viendra donc mon tour », nous aurions travaillé, M. de Montyon et nous, précisément à l’encontre de ce que nous nous proposons. Le jour en effet où la vertu cesserait d’être désintéressée, elle perdrait son mérite et sa fleur. Mais ne craignez rien. Nous connaissons nos lauréats, et nous répondons de leur ignorance : sur cent que nous couronnons cette année je gage qu’il n’y en a pas trente sachant ce que c’est que l’Académie française, pas clix connaissant le nom de M. de Montyon, et je suis certain qu’il n’y en a pas un seul qui se soit préoccupé d’obtenir un des prix fondés par lui. Les Français pauvres et vertueux dont j’ai à vous parler, M. de Montyon, et je m’en applaudis, ne les a donc pas encouragés du tout.

Est-ce à dire cependant qu’il ait fait une œuvre stérile et vaine ? Je ne le crois pas, mais l’utilité de cette œuvre est tout autre à mes veux. En nous chargeant de rechercher sur toute la surface du territoire les actions louables pour leur assurer une récompense, il nous a conféré une fonction à laquelle le grand cardinal, notre fondateur, n’avait guère songé : il a fait de nous les archivistes de la vertu publique. Or il est bon que la vertu ait ses archives. Le crime a bien les siens. Les dossiers des malheureux qui ont commis des actes délictueux sont soigneusement conservés au Palais de Justice. Pourquoi les dossiers de ceux qui ont commis des actes vertueux ne seraient-ils pas conservés au Palais de l’Institut ? Et ils le sont. Soigneusement classés par ordre alphabétique depuis plus de soixante ans, ils emplissent une vaste salle qu’ils finiront par déborder, et nous ne saurons plus où les mettre. Un jour viendra où l’Institut sera encombré par la vertu. Ne nous en plaignons pas. Ces dossiers forment en effet une collection très complète et très intéressante de documents humains. Pourquoi ne vient-on pas plus souvent les consulter ? Pourquoi l’école de romanciers et d’auteurs dramatiques qui avait entrepris, il y a quelques années, de peindre l’homme tel qu’il est, sans déguisement et sans voiles, ne s’est-elle pas avisée qu’elle pourrait trouver clans cette collection des traits de nature tout aussi vivants, tout aussi vrais que ceux qu’elle a pris de préférence dans les causes célèbres et dans les chroniques scandaleuses ? Serait-ce que la vertu n’est pas toujours chose très récréante, et que la peinture du vice offrirait plus d’attrait ? Il se pourrait bien et je crains que vous ne soyez tout à l’heure de cet avis. Mais c’est mon devoir de vous entretenir de la vertu. Je tâcherai cependant de ne pas vous en dégoûter, et, de cette riche collection de documents que j’ai eue à ma disposition, j’extrairai ceux-là seulement qui me paraîtront présenter quelque intérêt, parce qu’ils iront à l’encontre de certaines appréciations trop sévères sur l’état social et moral de notre pays.

Combien de fois, par exemple, ne dit-on pas en gémissant que la France est divisée, sans peut-être se rendre assez exactement compte que la division des esprits est la conséquence légitime de leur sincérité et de leur ardeur, et que l’unité cache parfois l’hypocrisie ou l’indifférence. N’a-t-on pas même été jusqu’à accuser de ces divisions la liberté de l’enseignement à tous les degrés, et jusqu’à dire qu’une jeunesse élevée sans direction commune, sans points de rencontre, sans camaraderie et échange d’idées, maintiendrait la France éternellement séparée en deux camps presque ennemis. Eh bien, je trouve une réponse à ces gémissements et à cette accusation dans le dossier de celui de nos lauréats auquel l’Académie française décerne cette année le plus important de ses prix, c’est-à-dire une somme de deux mille francs : M. l’abbé Lanusse.

L’abbé Lanusse est depuis vingt-cinq ans aumônier de Saint-Cyr. Pour vous donner une idée de ce qu’a été sa vie, je ne saurais mieux faire que de transcrire ses états de service. Ils sont plus éloquents que tout ce que je pourrai dire : Aumônier militaire à l’armée d’Italie, du 1er mai 1859 au 30 juin 1860 : attaché aux différents hôpitaux à l’intérieur du 2 juin 1860 au 11 juillet 1862 ; aumônier à l’armée du Mexique et aux hôpitaux établis sur la route de la Vera-Cruz, du 12 juillet 1862 au 5 avril 1867 ; aumônier de différents hôpitaux militaires et aumônier volontaire et à ses frais pendant la campagne de Mentana du 6 août 1867 au 30 octobre 1868 ; aumônier à l’hôpital militaire de Saint-Martin du 31 octobre 1868 au 28 juillet 1870 ; aumônier du 7e corps à l’armée du Rhin du 29 juillet 1870 au 21 septembre 1870 ; aumônier à l’armée de la Loire et à l’armée de l’Est du 22 septembre 1870 au 14 mai 1871 ; aumônier à l’armée de Paris du 15 mai au 10 août 1871 ; enfin, depuis le 10 août 1871, aumônier de Saint-Cyr.

Voulez-vous savoir qui a pris l’initiative de nous demander de récompenser par un prix de vertu cette existence héroïque et modeste ? c’est son collègue l’aumônier protestant de Saint-Cyr. Enfin voulez-vous connaître sur son compte l’opinion du général commandant l’École. Je transcris également :

« École spéciale militaire. Ordre n° 45. — Dimanche 2 août, la messe sera dite dans la chapelle de Saint-Cyr huit heures quarante-cinq du matin. Elle sera célébrée par M. l’abbé Lanusse, dans l’intention religieuse de fêter ses noces d’argent avec l’École de Saint-Cyr. En portant ce fait par la voie de l’ordre à la connaissance de tous, officiers du cadre, professeurs civils, élèves, le général entend adresser un respectueux hommage au vénérable aumônier qui, vaillamment et pieusement, a accompagné à travers le monde les armées françaises en Italie, au Mexique, à Mentana et en France, et qui, depuis vingt-cinq ans, participe à l’éducation de la brillante jeunesse que chaque année la France dirige sur Saint-Cyr. Gaîté et loyauté, délicatesse et élévation des sentiments, esprit militaire, culte du drapeau, patriotisme ardent, une parole chaude au service d’une intelligence d’artiste, toutes les vertus sacerdotales, autant de moyens d’action que M. l’abbé Lanusse, avec un tact parfait, a su mettre en œuvre pour le bien de chacun et pour le grand renom de l’École. »

« Nous ne sommes que quelques-uns à signer cette demande, ajoute une lettre à l’appui de la proposition. Mais soyez sûrs que si elle était présentée au milieu des officiers et des soldats qui ont connu M. l’abbé Lanusse dans les régiments, sur les champs de bataille ou à l’École, pas un seul ne refuserait d’y mettre son nom. Nous avons la conviction de n’être ici que les fidèles interprètes ou toute l’armée. »

Et c’est ainsi que la France est divisée ! Sans doute ceux de ses enfants qui composent aujourd’hui son armée nationale peuvent, et c’est leur droit, nourrir en silence des croyances et des opinions différentes. Ils peuvent ne pas résoudre de la même façon les grands problèmes qui de tout temps ont partagé les esprits. Ils peuvent ne point juger de mime le passé de notre pays, ou ne pas rêver pour lui le même avenir. Mais lorsqu’il s’agit de rendre hommage à un homme que beaucoup d’entre eux ont pu voir bravant la mort sans porter à la main d’autre arme qu’un crucifix, et de célébrer en lui l’union de ces deux sentiments qui exaltent notre infirme nature au-dessus d’elle-même, le patriotisme et la foi, ils s’inclinent et s’unissent dans le sentiment d’une commune admiration. Eh bien ! la France, la vraie France, toujours sensible au courage, à la loyauté, à l’honneur, la voilà, et, lorsqu’il n’y a pas deux mois, le souverain ami de notre pays auquel Paris a fait une si juste fête était, sur sa demande, conduit à Notre-Dame, lorsque l’abbé Lanusse lui était présenté, et lorsque, à la vue de la croix d’honneur attachée sur sa poitrine, il faisait le salut militaire, c’était, j’ose l’affirmer, cette France-là qu’il saluait.

Combien de fois ne dit-on pas aussi que l’homme est un animal ingrat, qu’au rebours du proverbe, un bienfait est généralement perdu, et qu’à obliger son prochain on ne recueille le plus souvent que des désagréments. Demandez ce qu’il en pense à M. Alfred Conscience, le secrétaire général de la Société d’Encouragement au bien, et il vous répondra, ou plutôt son dossier, qu’il ne connaît sans doute pas, répondra pour lui. En effet, si nous lui décernons un prix important, ce n’est point pour les services qu’il a rendus depuis quinze ans à cette Société bien connue qui rivalise avec nous dans l’inutile tâche d’encourager la vertu. C’est pour le dévouement sans relâche avec lequel par lui-même, par ses propres forces, au prix de son temps et de ses efforts, il est venu en aide à tous ceux dont ses fonctions mêmes lui avaient appris la situation difficile. Et qui nous a révélé ces mystères d’activité bienfaisante enfouis dans une vie de bureau ? Ce sont ses obligés eux- mêmes qu’ici encore je veux laisser parler à ma place, car rien ne vaut ces témoignages directs : « Pour ne pas donner l’éveil, disent-ils dans une lettre à nous adressée, il ne nous a pas été possible de nous procurer les noms de toutes les personnes que M. Alfred Conscience a secourues et placées ; mais nous restons au-dessous de la vérité en déclarant que plus de trois cents d’entre nous lui sont redevables de la position qu’ils occupent aujourd’hui. Nous devons aussi à la vérité de dire que, malgré sa modeste situation et ses charges personnelles, il en a aidé un assez grand nombre, non seulement de ses conseils mais encore de sa bourse, comme le constatent d’ailleurs les lettres ci-incluses que nous avons été assez heureux pour nous procurer à son insu. » À cette recommandation adressée à l’Académie en faveur de M. Conscience sont jointes en effet quatre-vingt-dix-huit lettres dont il n’est pas une seule qui ne contienne des effusions de reconnaissance pour quelque service rendu, le plus souvent pour du travail ou un emploi assuré. Aider l’indigence à se tirer d’affaire elle-même, et lui apprendre à ne plus s’adresser aux autres, voilà, de toutes les manières de venir à son secours, assurément la meilleure. Aussi n’avons-nous pas hésité accorder à M. Conscience un prix de quinze cents francs. Il ne pouvait avoir auprès de nous de meilleurs titres que son propre mérite. Laissez-moi dire cependant que sur son dossier nous n’avons pu lire sans émotion, tracées d’une main déjà défaillante que ses yeux conduisaient à peine, quelques lignes de recommandation de M. Jules Simon, qui était lui-même Président de la Société d’Encouragement au bien. En accédant au vœu exprimé par lui en faveur de son dévoué collaborateur, nous avons cru rendre un dernier hommage et envoyer comme un salut suprême à la mémoire de notre illustre et vénéré confrère.

Il n’est pas fréquent que nos plus hautes récompenses soient ainsi méritées par des hommes. En effet, la proportion de la vertu, de la vertu académique s’entend, je ne parle que de celle-là, est singulièrement favorable aux femmes. Elle est cette année de quatre-vingt-trois sur cent. L’année dernière elle a été de soixante-quinze sur quatre-vingt-huit. En matière criminelle (le fait ne laisse pas d’être intéressant à noter), la proportion est presque exactement la même, sauf qu’elle est retournée ; d’après la dernière statistique il y a eu sur cent criminels quatre-vingt-six hommes et seulement quatorze femmes. Il faut donc nous humilier et reconnaître que la vertu apparaît bien plus fréquente chez le sexe auquel n’appartient aucun des membres de l’Académie française. On en pourrait donner plusieurs raisons. Je n’en veux retenir qu’une. De toutes les vertus celle qui se révèle le plus souvent par des actes extérieurs et qui parvient ainsi à notre connaissance, c’est le dévouement. Or le dévouement, peut-être à raison de la débilité même de sa nature, est par excellence la vertu de la femme. Certaines la pratiquent avec enthousiasme, avec héroïsme, et celles-là on nous les propose. Les autres, on ne nous les signale même pas. Il paraît toujours si naturel aux hommes que les femmes soient dévouées.

C’est aux enfants que s’est dévouée avec passion Mlle Lydie Hocart, la fille du pasteur protestant de Levallois-Perret. Sa jeunesse s’est écoulée dans la banlieue de Paris, et de bonne heure elle y a été témoin de tristes spectacles. Je ne veux assurément rien dire contre ces vastes percements qui, depuis un demi-siècle, ont transformé et assaini le centre de Paris, en y faisant pénétrer l’air et la lumière. Mais je ne puis m’empêcher de sourire lorsque je lis parfois, sous la plume de panégyristes trop enthousiastes, que ces percements ont supprimé la misère. Ils l’ont expulsée, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Par une sorte de force centrifuge, des vieux quartiers la misère a gagné les faubourgs, et des faubourgs la banlieue. La vérité c’est qu’entre les fortifications et ces régions verdoyantes où les Parisiens aiment à passer leurs dimanches, s’étend une zone plate et empestée, crayeuse et hideuse, mal habitée et mal sûre, où le crime prend ses aises et où la misère s’étale, gagnant chaque jour du terrain comme une plaie gangreneuse. Il serait temps que l’autorité publique y organisât ses forces, et que l’assistance publique y étendît ses secours. En attendant, ta charité privée y est déjà à l’œuvre, et Mlle Hocart, sans être la seule, est au premier rang de celles qui s’y emploient. Elle n’a pu supporter de voir des enfants grouillant dans la poussière ou la boue, les uns abandonnés, les autres maltraités, les autres couverts de plaies. Elle en a recueilli un, puis deux, puis trois, puis dix, puis vingt. Aujourd’hui elle est à la tête d’une maison qui peut en contenir cinquante-deux ; mais au début, quand on lui demandait de recevoir un enfant abandonné ou malade, elle ne s’inquiétait jamais de savoir s’il y avait de la place pour lui. Lorsqu’il n’y en avait pas, elle le faisait coucher dans son propre lit, fût-il atteint d’une maladie repoussante. Jamais non plus elle ne s’est inquiétée des ressources. Elle a toujours eu la confiance que la charité de ses coreligionnaires y pourvoirait, et leur charité y a pourvu en effet. Ce qui l’a toujours préoccupée et la préoccupe encore aujourd’hui qu’elle est à la tête d’un orphelinat véritable, c’est de conserver à l’institution qu’elle dirige le caractère d’une maison de famille. Toutes les petites filles l’appellent : tante, son vénérable père : grand-papa, et se traitent entre elles de cousines. La tante n’abandonne jamais ses nièces. Elle les place. Elle les suit dans la vie aussi longtemps qu’elle le peut. Quelques-unes ont été envoyées par elle en Angleterre, comme sous-maîtresses dans des écoles, où elles enseignent les éléments du français. Ces jeunes filles demeurent fidèles aux principes religieux qu’elles ont reçus, et doivent à Mlle Hocart d’avoir échappé à la misère et à la corruption qui semblaient devoir être leur triste lot dans la Vie. Touchée du caractère original et surtout individuel de cette œuvre, l’Académie décerne à Mlle Lydie Hocart un prix de quinze cents francs.

C’est encore une héroïne de dévouement que Mlle Antoinette Mignard, qui porte avec modestie un nom illustre ; car elle est l’arrière-petite-nièce du grand peintre. Mais tandis que Mlle Hocart s’est dévouée aux enfants, Mlle Mignard s’est dévouée aux pauvres, ou plutôt à une certaine catégorie de pauvres, à laquelle il faut d’autant plus penser qu’elle ne demande rien. Toutes les ressources de sa petite fortune, tous les gains que peut lui procurer son art, car elle tient le pinceau comme son illustre ancêtre, passent à entretenir une maison où elle reçoit gratuitement, aussi longtemps que cela est nécessaire, quelques femmes qui ont connu autrefois une fortune meilleure. Pour ces femmes, Mlle Mignard n’est pas seulement une bienfaitrice, mais une amie. Quand elle rentre, fatiguée elle-même d’une longue journée passée au dehors à donner des leçons, elle s’asseoit à la même table, et c’est elle qui les sert. Après le dîner, elle leur consacre sa soirée, et prête au récit, toujours long, de leurs misères, cette attention qui est la forme la plus délicate et la plus rare de la compassion. Elle s’ingénie pour leur venir en aide : elle trouve le moyen d’intéresser à leur sort ceux qui peuvent leur prêter un appui efficace, et, depuis six ans que cette modeste maison a été fondée par elle, elle a déjà fait rentrer dans les conditions régulières de la vie plusieurs personnes qui, sans la main qu’elle leur a tendue, auraient roulé jusqu’au fond de la plus effroyable détresse. Il y a là encore une de ces œuvres originales et individuelles dont l’Académie croit devoir honorer le mérite en attribuant à Mlle Mignard une récompense de mille francs.

Il ne faudrait pas cependant pousser la misanthropie jusqu’à croire que le dévouement ne se rencontre jamais parmi les hommes ; mais chez eux, en général, il prend une forme particulière : celle du sauvetage. L’Académie récompense tous les ans un certain nombre de sauveteurs, non sans prendre la précaution de s’entourer des renseignements les plus minutieux. Il y a en effet une catégorie de sauveteurs qui nous inspire une méfiance instinctive, ce sont les sauveteurs d’eau douce. En eau douce, il est si facile de ne se nover qu’à demi, et nous craignons que ces demi-noyés ne soient parfois un peu des complices. Ces méfiances tombent cependant devant des attestations aussi sérieuses, aussi honorables que celles dont sont remplis les dossiers de Jean Lutel, de Troyes, et d’Isidore Gaubout, d’Elbeuf, qui recevront chacun mille francs. Mais nous réservons notre principale récompense pour Onésime Frébourg, de Fécamp. Car celui-là, c’est à la mer qu’il sauve, et avec la mer il n’y a pas de complicité possible. Des nombreux sauvetages auxquels il a pris part., je ne vous raconterai brièvement que le dernier.

C’était il n’y a pas un an : un navire était en péril en vue du port de Fécamp. Le remorqueur, le Jean-Bart, veut sortir pour lui porter secours. La mer était si forte qu’elle jette le remorqueur contre l’estacade, et que son hélice se brise. Le navire s’en va à la dérive, ne pouvant plus gouverner ; la mer déferle sur lui avec une violence effroyable ; sa perte est certaine. Le sauveteur Duparc veut se porter à l’aide de l’équipage. Au bout de quelques brasses, il est englouti par les vagues. C’est alors que Frébourg s’élance. On lui crie que l’entreprise est impossible ; on veut le retenir ; il se débarrasse des étreintes et, tenant à la main le va-et-vient qui doit établir une communication entre le vaisseau désemparé et le rivage, se jette à la mer. Au prix d’efforts inouïs il gagne le pont du Jean-Bart au moment où le capitaine et deux hommes d’équipage viennent d’être balayés par une vague. Mais il en reste encore deux. L’un après l’autre il les attache au va-et-vient et opère ainsi leur sauvetage. Il attend encore quelques instants pour voir si le capitaine et les deux hommes disparus ne reviendront pas à la surface des flots. Puis, détachant comme à regret le va-et-vient, il se jette de nouveau dans la mer et, porté par les lames, arrive au rivage, épuisé, meurtri, presque inanimé. On l’entoure on le félicite : « Ce n’est rien, dit-il d’une voix haletante, c’est mon métier. Je n’ai fait que mon métier. » Cela vaut bien quinze cents francs, n’est-ce pas ?

Le dévouement et l’héroïsme sont deux qualités qu’on veut bien reconnaître assez fréquentes dans notre temps et clans notre pays. Mais on s’en va volontiers répétant que les vertus de famille n’y existent plus, que le lien conjugal y est relâché, que les parents négligent leurs enfants, que les enfants abandonnent leurs parents. Et de cet état de choses les uns s’en prennent au code civil et au partage égal, les autres à la législation récente sur le divorce, les autres au roman ou au théâtre. Mais avant de chercher le coupable, il faudrait savoir si la chose est vraie. En tout cas, à l’Académie nous n’en avons pas la preuve. Ne croyez pas, en effet, que nous soyons embarrassés pour distribuer les trente-six prix que diverses fondations ont réservés aux vertus de famille. Nous ne connaissons, en effet, d’autre embarras que la difficulté de faire un choix. Aussi avons-nous dû nous fixer certaines règles. Notre règle, c’est d’avoir deux poids et deux mesures, l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes. Pour les femmes, nous sommes très difficiles, et nous exigeons des actes de vertu extraordinaires. Pour les hommes nous sommes beaucoup plus accommodants, et la vertu commune nous suffit.

Par exemple, que la femme d’un mari devenu aveugle se consacre à le soigner, qu’elle tienne son ménage, élève ses enfants et les fasse vivre avec son salaire, cela nous paraîtrait tout naturel et nous ne nous y arrêterions même pas. Mais si, au contraire, c’est la femme qui est devenue aveugle, et si c’est le mari qui l’entoure des soins les plus touchants, s’il s’est constitué sa garde-malade et son guide, s’il la supplée dans les soins du ménage, s’il renonce pour lui-même à tous les plaisirs et ne songe qu’à adoucir la destinée de son infortunée compagne, alors cela nous paraît tout simplement admirable et nous nous extasions. C’est l’histoire de Charles Papillon. Papillon est un ancien zouave. Libéré du service militaire, il a repris son métier de couvreur, et il a épousé une rempailleuse de chaises dont il a eu cinq enfants. L’aisance régnait dans le ménage lorsque la mère est devenue aveugle, en soignant un de ses enfants atteint d’ophtalmie purulente. Papillon n’a pas hésité. Il a renoncé à son métier lucratif de couvreur, et s’est fait rempailleur de chaises à son tour. Ainsi il peut passer ses journées auprès de l’infirme qui elle-même a la douceur de travailler au même métier, à côté de lui. Dans ce pauvre ménage, Papillon est devenu à la fois la femme et la mère. L’ancien zouave se fait tour à tour cuisinière, blanchisseuse, repasseuse, bonne d’enfants. Il ne sort jamais que pour aller chercher de l’ouvrage ou pour conduire l’aveugle à la promenade. Et c’est en plein Paris, dans un quartier populeux, au milieu de toutes les tentations qui assiègent l’ouvrier que Papillon accomplit ces prodiges d’abnégation. Aussi attribuons-nous à ce mari extraordinaire une récompense de mille francs dont il sera bien étonné, car il considère n’avoir fait que son devoir, et c’est peut-être bien lui qui a raison.

Pour les femmes nous exigeons, tant chez elles les vertus de famille nous paraissent naturelles ; qu’à ces vertus se joigne quelque chose de singulier et presque d’héroïque. N’est-ce pas en effet une véritable héroïne qu’Angélique Venino, une bonne Lorraine dont je tiens à vous conter l’histoire ? En 1870 au moment de la déclaration de guerre, elle habitait la petite ville de Bitche. Son frère était capitaine au 118e de ligne, et servait dans l’armée de Metz. Il fut affreusement blessé à Gravelotte, et, après la capitulation, laissé dans une ambulance comme intransportable. Pendant ce temps Bitche était assiégé, et Angélique Venino n’apprit la blessure de son frère qu’au mois de novembre. Au prix de mille dangers elle traverse les lignes prussiennes et pénètre clans Metz. Elle trouve son frère à l’hôpital, lui procure des vêtements civils, s’échappe avec lui et, traversant une seconde fois les lignes prussiennes, le ramène à Bitche. La paix survint. Bitche fut cédée à l’Allemagne, mais comme la glorieuse petite ville n’avait pas capitulé, le capitaine Venino put sortir avec la garnison, appuyé sur le bras de sa sœur. Depuis lors Angélique Venino s’est consacrée à lui. Elle était jeune, elle était belle, elle était fiancée : elle a tout sacrifié pour prendre soin de ce frère invalide, dont les atroces blessures ne laissaient aucun espoir de guérison. Pendant vingt-trois ans elle a été son infirmière assidue, s’ingéniant pour adoucir ses souffrances, vendant le peu qu’elle possédait pour lui rendre la vie un peu plus confortable, ou plutôt un peu moins douloureuse. Aujourd’hui le capitaine Venino est mort ; sa sœur a été recueillie à Nancy par des parents de condition modeste. Elle est sans ressources ; on espère pour elle de la générosité administrative un petit bureau de tabac. En attendant elle aura cinq cents francs de l’Académie.

C’est une héroïne aussi, à sa manière, que Victoire Vanostro, une héroïne de résignation et de courage dans la vie la plus éprouvée qui se puisse imaginer. Elle est originaire d’Alsace, de ce pays à la fidélité tenace, auquel il ne faut cependant jamais négliger d’envoyer un souvenir, de peur que, se croyant oublié, il ne soit tenté de devenir oublieux. Elle avait épousé un cordonnier dont elle a eu cinq enfants. Son mari est devenu paralytique. Pendant trois ans elle l’a soigné à la maison. Son état s’aggravant, il est devenu nécessaire de le transporter à Bicêtre, où, jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant un an, elle a été le voir presque tous les jours. Restée seule pour soutenir la famille, elle se met à faire des ménages, et, pour augmenter quelque peu son gain, elle accepte et recherche même les travaux les plus rebutants. Au moment où son fils, dont elle avait fait un ouvrier typographe, allait pouvoir lui venir en aide, il contracte une maladie de poitrine et meurt. Le second revient du régiment atteint d’une pleurésie, et passe dix-huit mois à l’hôpital ; le troisième est atteint également ; la fille aînée contracte une fièvre typhoïde. Pendant quarante jours, Victoire Vanostro soigne trois malades à la fois, allant de l’hôpital où languit son fils, aux deux lits où gisent à la maison son troisième fils et sa fille. La nuit elle ne se couche même pas, car elle veille des malades étrangers, afin de pouvoir procurer aux siens quelques douceurs. Sa détresse devient telle qu’elle est obligée de mettre au Mont-de-Piété une médaille d’or décernée pour un sauvetage au fils aîné a perdu. Cette médaille était une relique. Il a fallu sept ans d’économies pour la racheter. Elle enterre dans la même semaine les deux fils qui lui restent. La fille aînée suit bientôt après. Aujourd’hui il ne lui reste plus qu’une fille. Au milieu de ces effroyables malheurs, Victoire Vanostro ne s’est jamais laissé abattre. Elle ne s’est pas montrée seulement d’un dévouement à toute épreuve et d’un courage indomptable. Elle s’est élevée jusqu’à la sérénité. Si elle n’est pas gaie, elle affecte de l’être pour ne pas laisser la tristesse envahir l’unique enfant qui lui reste. Elle rit de sa maigreur, en montrant ce qu’elle appelle ses longs bras de travailleuse, et ce sont ces longs bras en effet qui font vivre la mère et la fille. Les mille francs que l’Académie lui accorde apporteront un peu de bien-être sinon de bonheur dans ce pauvre intérieur, qui n’a connu jusqu’à présent que la misère et le deuil.

Je voudrais vous citer encore d’autres exemples de vertus de famille. Je voudrais vous parler de Louis Hubert, qui, entre une mère infirme et un frère idiot, couche depuis des années par terre sur un matelas, et a préféré ne pas se marier que de les mettre à l’hospice ; de Marie Jacquier qui, après avoir soigné un père infirme et élevé ses frères, a fini par recueillir deux enfants naturels abandonnés par une sœur ; d’Adèle Coin qui, ne possédant absolument rien, a pris à sa charge six neveux et nièces ; mais le temps me presse, et il y a une catégorie de vertus (car pour nous y reconnaître, nous sommes obligés de ranger les vertus par catégories), dont je ne vous ai point encore parlé, et qui mérite une mention à part.

Vous connaissez tous ce vieux dicton : tel maître, tel valet. Souvent il m’est revenu à l’esprit lorsque j’entends les gens se plaindre de ce que la race des bons serviteurs s’est perdue en France, et de ce qu’il n’y a plus moyen d’en trouver, pour or ni pour argent. Je me demande si ceux qui se plaignent toujours d’avoir de mauvais valets ne seraient pas tout simplement de mauvais maîtres. Cependant ils ont raison de penser que ni l’or ni l’argent n’y peuvent rien. Je me suis laissé raconter qu’un de ces riches étrangers, qu’autrefois nous envoyait de préférence l’Amérique du Sud, avait écrit à un agent d’affaires, en le chargeant de louer pour lui un somptueux appartement :

« Procurez-moi aussi quelques-uns de ces vieux domestiques, comme on en voit dans les anciennes familles. » Le riche étranger était mal informé. Ces vieux domestiques on ne vous les procure pas. On les mérite par soi-même, et, s’il fallait en croire du moins notre expérience académique, la meilleure manière serait de ne pas les payer.

Longue est en effet la liste des serviteurs ou, pour parler plus exactement, des servantes qui sont demeurées sans gages au service des familles ruinées, ou qui les ont servies pendant une longue vie pour une rémunération modique, s’associant à leurs douleurs plus souvent qu’à leurs joies, et finissant par faire véritablement partie de la famille. Je voudrais pouvoir vous dire un mot de chacune. Je voudrais, en faisant retentir sous cette coupole les noms obscurs de ces Marie, de ces Joséphine, de ces Adèle, de ces Véro­nique, les surprendre ainsi dans la modestie de leur existence, et leur donner un instant l’illusion de la gloire. Mais je suis écrasé par le nombre. Elles sont trop ! Il y en a deux cependant dont je tiens à vous entretenir. Je vous parlerai d’abord de Chloé, ensuite de Nana.

Chloé, de son vrai nom, Cecé Chiloé, est née à la Pointe-à-Pitre. Elle est entrée à l’âge de dix ans au service d’une maîtresse qu’elle n’a jamais quittée. Elle en a aujourd’hui cinquante-deux. Durant ce laps de temps, son dévouement ne s’est pas ralenti un seul jour, et ses services sont devenus d’autant plus méritoires que sa maîtresse a aujourd’hui quatre-vingt-sept ans, qu’elle est ruinée et qu’elle ne peut rémunérer les services de Chloé comme elle le voudrait, ni assurer son avenir. Mais Chloé ne se dévoue pas seulement à sa maîtresse. À Brest, où elle demeure maintenant, elle est bien connue des malheureux auxquels elle s’en va distribuer non pas ce qu’elle a, elle n’a rien, mais ce qu’on lui confie pour eux. Dans ses heures de loisir, c’est encore pour les pauvres qu’elle travaille ; elle leur confectionne des vêtements. Quant à amasser quelque chose pour elle-même, elle n’y pense jamais. L’imprévoyance est sa principale vertu. Après cet éloge, je n’ose pas dire, devant des économistes qui m’entendent, qu’elle doit en tout servir de modèle. D’ailleurs, il y a un point sur lequel l’imitation ne serait pas facile : Chloé est une négresse.

Quant à Nana, elle est bien connue, mais c’est à Caen ; ne vous inquiétez donc pas. Elle s’appelle en réalité Euphrasie Jaley. À treize ans, elle est entrée comme bonne à tout faire chez le docteur Liégeard, et, jusqu’à soixante-huit ans qu’elle a atteints aujourd’hui, elle est restée au service de la même famille. Le docteur Liégeard, qui soignait gratuitement les pauvres de la ville, lui a donné les premières leçons du dévouement. Elle les a mises en pratique en consacrant sa vie aux enfants et petits-enfants de son premier maître. Elle en a vu naître trente et un ; elle a contribué à les élever, à les nourrir, s’ingéniant, dans les moments de gêne que la famille a traversés, à trouver la subsistance nécessaire pour que la maisonnée ne manquât jamais de rien. Elle a fermé les yeux à sept d’entre eux ; elle a vu grandir et s’envoler les autres ; mais quand ils reviennent au nid, toujours maternelle et prête au sacrifice d’elle-même, ils y retrouvent Nana. Croyez donc après cela à la célèbre théorie de Balzac sur l’influence fatale des noms.

Se consacrer à des parents qu’on aime, à des maîtres qui vous sont reconnaissants, c’est bien, c’est beau ; mais se sacrifier à ceux qui ne vous sont rien, uniquement parce qu’ils sont malheureux et abandonnés, c’est mieux encore ; c’est presque sublime. Sans doute, c’est ce que font tous les jours les sœurs de charité ; mais la vertu sous la cornette paraît à tous si naturelle que rarement nous sommes mis en demeure de la récompenser. C’est tout à fait par exception que, sur la demande du Conseil municipal de Vincennes, nous accordons une récompense à la sœur Dorothée qui, depuis trente ans, s’adonne au soin des pauvres et des malades assistés par le bureau de bienfaisance. Si c’était à Paris, il y a beau temps qu’on lui aurait signifié son congé. À Vincennes, où ne doivent cependant pas triompher le cléricalisme et la réaction, on la conserve. Nous avons cru que l’exemple méritait d’être encouragé, et nous décernons à la sœur Dorothée un prix de cinq cents francs que nous aimerions à pouvoir donner au Conseil municipal. Mais nous réservons une plus forte récompense pour Véronique Lauzeas et pour Julie Tantamon, deux sœurs de charité laïques dont je veux vous entretenir en même temps.

Véronique Lauzeas est une robuste montagnarde de l’Ardèche. Très jeune, il y a de cela longtemps, elle est entrée comme ouvrière clans une usine de soie. « Elle n’avait de repos que le dimanche, dit le mémoire des braves gens qui nous la recommandent, et déjà elle partageait son temps entre l’accomplissement de ses devoirs religieux et la visite des malades pauvres. Sa vocation était trouvée. Elle devait y demeurer fidèle toute sa vie. Dès lors, le produit de son travail ne lui appartint plus. Il fut aux pauvres autant qu’à elle. » Après vingt-cinq ans passés à l’atelier, sa vue affaiblie l’oblige à quitter l’usine et à travailler chez elle. Elle en profite pour se consacrer plus complètement aux pauvres et aux malades. Elle partage avec les pauvres ses modiques gains. Quand elle n’a plus rien, elle se fait mendiante pour eux, et va solliciter, chez les riches habitants de la commune de Chomerac, du linge et des vêtements qu’elle leur distribue. Elle soigne les malades ; elle ensevelit les morts. L’âge n’a pas affaibli son dévouement. Elle a aujourd’hui quatre-vingt-huit ans ; mais elle est toujours solide et espère bien pouvoir enterrer encore quelques habitants de Chomerac.

Non moins touchante est la vie de Julie Tantamon. Elle est, comme on dit dans les campagnes, une enfant de l’hospice, c’est-à-dire qu’elle a été abandonnée en bas âge par ses parents. Elle a été élevée à l’hospice de Saintes. Placée en condition, elle s’est déplu chez des maîtres qui cependant étaient bons pour elle, et à vingt ans elle est revenue volontairement à l’hospice où son enfance avait reçu les soins maternels des sœurs de la Sagesse. Depuis lors elle a vécu de leur vie, et elle a partagé son temps entre l’hospice des enfants trouvés et l’asile des enfants pauvres. Et ce n’est pas seulement son temps qu’elle partage, mais ses faibles gages, consacrés tout entiers par elle à procurer à ces pauvres petits êtres les douceurs que leur refuse le règlement un peu strict de l’hospice et de l’asile. Julie Tantamon a la passion des enfants. Elle veut que tous connaissent ces joies de la tendresse, dont ses premières années ont été sevrées. Elle, qui n’a pas eu de mère, elle s’est faite la mère des abandonnés, et la ville de Saintes est aujourd’hui remplie de ses fils et de ses filles qui l’entourent de leur vénération. De ces deux créatures avides de dévouement, Véronique Lauzeas a préféré les malades, Julie Tantamon a préféré les enfants. Qui oserait dire laquelle a choisi la meilleure part ? Chacune aura un prix de mille francs.

Il faut s’arrêter dans l’énumération de ces vertus qui à la longue finiraient par se ressembler un peu, et sans doute vous m’en saurez gré. Mais pour moi, après avoir vécu quelques semaines dans cette société idéale, je ne m’en suis pas arraché sans regrets. J’en étais presque arrivé à me persuader qu’il n’y avait en France que des maris parfaits, des femmes admirables, des enfants dévoués, des servantes modèles, et je sais quelles déceptions m’attendent. Je sais qu’il me suffira de sortir d’ici pour y retrouver l’homme, et la femme aussi, tels que le roman ou le théâtre les peignent, faibles, perfides, bas, grossiers, et je serai bien forcé de reconnaître qu’à ces tristes peintures la vérité ne fait pas totalement défaut. Cependant je n’ai pas été victime d’une supercherie, et ces documents humains qui m’ont passé sous les veux, ils étaient vrais également. Où donc est le secret de cette contradiction ? C’est peut-être que le théâtre et le roman, comme c’est leur droit, peignent ce qu’ils voient, et que dans notre pays le vice s’étale avec hardiesse, tandis que la vertu se cache avec pudeur. Pour soulever les voiles dont elle s’enveloppe, il faut une volonté d’investigation persistante, qui ne demeure jamais sans récompense. À cette même place, dans cette même circonstance, M. Guizot l’a dit avec éloquence : « la vie abonde en beaux mystères autant qu’en douloureux secrets ». Ce sont ces beaux mystères que M. de Montyon nous a donné mission non pas seulement de pénétrer mais de révéler. Il aurait donc ainsi encouragé moins la vertu que l’indiscrétion. Mais il y a des indiscrétions salutaires, et grâces doivent lui être rendues pour nous avoir appris à connaître et à admirer certains types d’humanité supérieure.

Peut-être aussi cette contradiction dont je parlais tout à l’heure s’explique-t-elle par l’obligation que nous a imposée M. de Montyon de chercher de préférence nos lauréats parmi les Français pauvres. Je ne prétends assurément pas dire que la pauvreté soit la condition de la vertu. À qui observe en effet de près les dures réalités de la vie populaire, le vice apparaît au contraire trop souvent comme la triste et presque fatale conséquence de la misère. Mais il est certain que la pauvreté courageusement acceptée est une grande et salutaire maîtresse. Une chose en effet m’a particulièrement frappé en dépouillant ces archives de la vertu. C’est que l’exemple de ces vies toutes d’abnégation, consacrées, avec une passion héroïque, au soulagement des souffrances d’autrui, est presque toujours donné par ceux et celles dont l’enfance et la jeunesse ont été particulièrement malheureuses. C’est à l’école de la douleur que ces créatures d’élite ont appris le dévouement. La transformation d’un sentiment aussi intérieur et personnel que la douleur en un mouvement aussi expansif et désintéressé que le dévouement, est, il faut le reconnaître, l’empreinte ineffaçable imprimée à nos sociétés chrétiennes par la doctrine sublime qui a renouvelé le monde moral il y a dix-huit cents ans. Je trouve cette pensée exprimée en assez beaux vers par un poète mort cette année, auquel les traverses de sa vie peuvent valoir, non pas une statue, ni même un buste, mais l’indulgence dont il a grand besoin. À ses yeux la douleur antique ne s’est jamais traduite que par la révolte et la malédiction. C’est Hécube qui, métamorphosée en chienne, glapit au bord de la mer. C’est Niobé qui, changée en statue, jette encore un regard menaçant au dieu meurtrier de ses enfants. La douleur moderne, au contraire, c’est la Vierge, au pied de la croix :

Elle est debout sur le Calvaire,
Pleine de larmes et sans cris.
C’est également une mère,
Mais quelle mère, de quel fils !

Et comme tous sont les fils d’elle,
Sur le monde et sur sa langueur,
Toute la charité ruisselle
Des sept blessures de son cœur.

Cette charité qui ruisselle sur la langueur du monde est le seul remède qui s’applique à toutes les variétés de la souffrance humaine, car elle embrasse dans sa sollicitude et son amour non seulement les douleurs physiques mais les douleurs morales. Je sais avec quel dédain ou quelle raillerie il est coutume d’en parler aujourd’hui ; mais en attendant que sociologues ou auteurs dramatiques aient trouvé mieux, et l’attente sera longue, à l’Académie française nous continuerons d’honorer et de récompenser tous ceux qui sur des plaies éternellement saignantes auront versé quelques gouttes du baume salutaire et divin.

 

[1] Voir la très intéressante Vie de M. de Montyon, par M. Fernand Labour, conseiller à la cour de Paris. 1 vol., Hachette, 1880.