Rapport sur les concours de l'année 1895

Le 21 novembre 1895

Gaston BOISSIER

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 21 NOVEMBRE 1895

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1895

DU SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE

 

MESSIEURS,

Celui que vous avez entendu si longtemps à cette place et que vous vous étiez fait une habitude d’applaudir, laisse à son successeur un lourd héritage. Pendant dix-neuf ans de suite, il vous a présenté le compte rendu de nos concours, renouvelant sans cesse un sujet qui ne paraissait pas susceptible de nouveauté. L’année dernière, il avait dit à plusieurs reprises que le fardeau était décidément trop lourd pour lui et qu’il voulait le passer à un autre ; mais au dernier moment il se ravisa, et il fit bien. Ce rapport, dont il hésitait à se charger, est peut-être le meilleur qu’il ait fait. Jamais il n’avait eu tant de bonne grâce, tant d’agrément, tant de jeunesse. Un de nos confrères, le plus vieil ami de M. Camille Doucet, dans une notice touchante qu’il lui a consacrée, explique les succès qu’il a obtenus en ce genre par le tour d’esprit que la pratique du théâtre lui avait donné. C’est, selon lui, l’auteur dramatique qui est venu en aide au secrétaire perpétuel ; en faisant des pièces, il avait appris à tenir l’attention des auditeurs en éveil, à choisir et à grouper les détails piquants, à donner à tout l’air de la vie. Je n’ai pas, Messieurs, les mêmes ressources à mon service, et, si je tentais d’imiter M. Doucet, j’y réussirais mal. Ne pouvant faire aussi bien que lui, j’essaierai de faire autrement. Il tenait avant tout, dans l’énumération des prix obtenus, à n’en omettre aucun ; il voulait faire à chacun sa part. Rien de plus juste, niais rien de plus impossible aujourd’hui. Le nombre de nos prix augmente sans cesse : cette année, nous n’avons pas moins de soixante-sept lauréats. En donnant seulement à chacun d’eux une minute d’éloge, l’heure serait dépassée ; et qu’est-ce qu’une minute ? Il est probable que ce ne serait pas assez pour les lauréats : il est certain que ce serait trop pour les auditeurs. Il a donc fallu se résigner à changer de méthode. On vous a distribué, en entrant, la liste des prix accordés par l’Académie, avec le titre des ouvrages et le nom des auteurs. Vous les connaissez tous ; permettez- moi de n’insister que sur quelques-uns. Je sais trop que, même en me bornant, je cours encore le risque de vous ennuyer.

Le prix Montyon, « pour les ouvrages utiles aux mœurs », est le plus gros morceau de nos concoure. C’est celui qui attire surtout les convoitises, et, comme les concurrents v sont en plus grand nombre, l’Académie, pour faire plus d’heureux, se trouve généralement entraînée à morceler la récompense. Nous décernons cette année un prix de 2 000 francs, dix prix de 1 000 francs et treize prix de 500 francs.

C’est un ouvrage de M. Crouslé, professeur à la Faculté des lettres de Paris, un gros ouvrage en deux volumes, qui a tout d’abord attiré l’attention de l’Académie, et auquel elle accorde sa récompense la plus haute. On ne peut pas dire que le sujet en soit bien nouveau, puisqu’il s’agit de la querelle de Fénelon et de Bossuet. Mais y a-t-il véritablement un sujet ancien et qui ne puisse être renouvelé ? Cette vérité générale est surtout vraie de nos jours où règnent à la fois le besoin de regarder les documents de plus près et le goût de contredire les opinions reçues. M. Crouslé fait remarquer avec raison qu’il n’y a plus moyen de se figurer l’Histoire, comme on faisait autrefois, sous les traits d’une divinité au visage calme, qui, armée d’une pointe d’airain, grave sur le bronze des récits faits pour durer toujours. Aujourd’hui la plaque est noire de ratures et de retouches ; chacun se pique de voir et de juger à sa manière les événements et les hommes du passé, et l’histoire est toujours à recommencer. L’enquête, qu’après bien d’autres M. Crouslé a faite sur la querelle du Quiétisme, l’a conduit à des résultats qui pourront surprendre quelques personnes. D’ordinaire, on est très favorable à Fénelon ; ce don de séduction, auquel ses contemporains n’ont guère échappé, il semble l’exercer encore sur la postérité. Ceux mêmes qui condamnent sévèrement ses opinions sont pleins d’admiration pour son caractère. Tout vaincu qu’il est dans la lutte, il garde le beau rôle. On vante sa simplicité, sa douceur, son esprit de paix et de charité, qualités charmantes que fait encore ressortir la rudesse batailleuse de son adversaire ; on se plaît à lui prêter des attitudes de victime résignée. M. Crouslé croit que ce ne sont que des attitudes ; au fond, il ne se résignait pas. Sa soumission n’est jamais entière, et, lorsqu’il cède sur un point, il se réserve quelque moyen de reprendre la lutte sur un autre. Au moment même où il allait monter en chaire, dans sa cathédrale de Cambrai, pour lire aux fidèles le bref du pape qui condamnait son livre et y souscrire solennellement, il écrivait à un ami qu’on ne l’avait pas compris et qu’on lui rendrait un jour justice. Cette obstination à ne vouloir jamais accepter sa défaite, ce souci de se ménager toujours des retraites et des retours, ces finesses de polémique pour échapper aux prises d’un adversaire puissant et pressant ont indisposé, et quelquefois exaspéré, M. Crouslé, qui a la passion de la droiture et de la sincérité. Les amis de Fénelon le trouveront peut-être un peu dur pour lui, mais tout le monde sera forcé de reconnaître que son livre, par l’.exactitude et la minutie des recherches, par l’autorité des jugements, par un accent de conviction honnête et touchante, n’en est pas moins le meilleur de ceux qu’on a composés sur cette grande querelle.

L’ouvrage de M. Crouslé étant ainsi mis à part, il nous en restait cent quatre-vingts, entre lesquels il fallait choisir nos quelques lauréats. Ce choix, vous le pensez bien, n’était pas aisé à faire, d’autant plus que la formule même du prix est assez vague. On nous demande de le décerner à des ouvrages « utiles aux mœurs » ; mais il y a bien des manières de leur être utile. On l’est sans le vouloir, sans le chercher, sans faire profession d’enseigner la vertu, toutes les fois que, par une œuvre généreuse, on élève l’âme, on lui offre de bons exemples, on lui suggère de bons sentiments. Et même, n’est-il pas permis de dire qu’il suffit, pour l’être, de fournir à l’esprit un divertissement honnête, qui l’enlève aux occupations frivoles ou malsaines ? M. de Montyon le comprenait bien ainsi, quand il disait à l’Académie, dans la lettre où il fondait le prix qui devait porter son nom « Aucun genre n’est exclu. » Nous les avons admis tous. Dans la liste des ouvrages que nous couronnons, vous trouverez des livres de morale et de critique, des voyages, des biographies de grands écrivains, d’illustres généraux, de braves soldats. Vous y trouverez aussi des romans : ils y sont parfaitement à leur place, et on l’a si bien compris qu’en 1783, la première fois que le prix fut donné, Mme de Genlis se présenta pour l’obtenir, avec Adèle et Théodore, qui le disputa aux Conversations d’Émilie de Mme d’Épinay. Cette année, sur cent quatre-vingt-un ouvrages envoyés au concours, la moitié se composait de romans, et la plus grande partie de ces romans était l’œuvre de dames ou de demoiselles. Cette statistique montre bien de quelle faveur jouit aujourd’hui ce genre de littérature. C’est que, — on l’a souvent dit, mais il n’est pas inutile de le répéter. — s’il est très difficile de faire un bon roman, il n’y a rien de plus aisé que d’en faire un médiocre. Un livre de science ou d’histoire demande quelques études préliminaires ; il semble que, pour un roman, on n’ait qu’à se souvenir et à se raconter soi-même. La vie la plus simple a ses accidents, dont ou est naturellement enclin à s’exagérer l’importance. Nous croyons aisément que ce qui nous touche doit intéresser tout le monde, que ce qui nous arrive n’arrive qu’à nous, et nous prenons la plume pour révéler à l’univers, comme un secret, ce que personne n’ignore. Le moyen de croire que ce qui nous a tant émus nous-mêmes ne valait pas la peine d’être dit aux autres ! — Par exemple, les romans que nous avons reçus sont tous, il faut leur rendre cette justice, d’une honnêteté scrupuleuse ; et, parce qu’ils sont très honnêtes, on pense qu’ils doivent être fort utiles aux mœurs. Ce n’est pas toujours une raison, et la vertu seule n’v suffit pas. Quelquefois même elle peut nuire, si on la répand avec un peu trop d’intempérance. Dans tous les cas, pour qu’un livre puisse corriger ceux qui le lisent, il faut, d’abord qu’il ait des lecteurs, et c’est le difficile. Il y a très peu de romans qui se font lire ; il n’y en pas beaucoup qui se laissent lire. Vous ne serez donc pas trop surpris que, dans cette grande abondance de romans bien intentionnés, l’Académie n’en ait trouvé que sept à couronner.

Ce ne sont pas du reste les seuls qu’elle ait distingués. Dans d’autres concours que celui dont je viens de parler, des romans ont obtenu des récompenses importantes ; c’est à un roman de Mme Poradowska qu’on a décerné le prix Jules Favre ; il y a des romanciers aussi parmi les lauréats du prix de Jouy, du prix Monbinne, du prix Sobrier-Arnould et d’autres encore. Vous en trouverez les noms dans notre liste. Sur ces divers concours, qui, au fond sont assez semblables au concours Montyon, je n’insisterai pas davantage ; je craindrais, si j’en parlais trop brièvement, de n’en pas parler comme ils le méritent. Il en est un pourtant dont je ne puis me défendre de dire un mot, c’est le prix Narcisse Michaut, qui a été donné à Mme Octave Feuillet, pour son livre intitulé : Quelques pages de ma vie. En nous entretenant d’un confrère qui nous a fait tant d’honneur et que nous avons si amèrement regretté, en reproduisant ses conversations, en nous citant ses lettres, Mme Feuillet nous a donné l’illusion que nous le possédions encore et nous a fait vivre un moment de plus dans sa compagnie ; nous ne saurions trop l’en remercier.

Parmi les prix spécialement réservés à la haute littérature, il n’y en a point qui nous mette plus à l’aise que le prix Vitet, L’Académie est libre de le décerner comme elle l’entendra dans l’intérêt des lettres ; ce sont les termes mêmes dont s’est servi celui qui l’a institué. Nous avons usé de cette liberté pour le partager entre deux écrivains qui ne se ressemblent guère. L’un, M. Augustin Filon, est un très fin lettré, qui a touché à bien des genres, le roman, l’histoire, la critique, avec un esprit très large et un goût très sûr. Parfaitement informé du passé et du présent de l’Angleterre, il nous a fait connaître ses historiens, ses poètes, son théâtre. Il n’est pas moins au courant de notre propre histoire littéraire ; je n’en veux pour preuve que son livre sur Mérimée, où, grâce à des documents nouveaux, il a jeté tant de jour sur une figure qui paraissait fuir la lumière. L’autre lauréat est M. de Cherville, qui, depuis vingt-cinq ans, entretient les lecteurs du Temps, sans se lasser ni les lasser, des choses de la campagne.

Son œuvre, nous disait M. Legouvé, qui s’est fait chez nous son patron, embrasse la vie rurale tout entière ; les champs et les jardins, les bois et les plaines, les moissons et la vendange, les animaux et les gens, tout est de son domaine. Il sait à fond ce dont il parle, et cela pour une bonne raison, c’est qu’il ne parle que de ce qu’il a vu. Il ne fait pas de l’histoire naturelle en chambre ; tout ce qu’il enseigne, il l’a pratiqué. De là, dans tout ce qu’il écrit, je ne sais quoi de vrai, de vivant, de vécu, comme on dit aujourd’hui, qui donne à son style une saveur particulière... J’ai souvent remarqué, ajoute M. Legouvé, que le commerce intime avec la nature, choses et êtres, porte bonheur aux écrivains. Cela donne de l’esprit, de parler des bêtes ; cela donne de la poésie, de parler des fleurs. M. de Cherville emprunte à ses sujets je ne sais quoi de leur charme : ses ouvrages sentent bon. Quand j’ai lu quelques pages de lui, il me semble que j’ai été une heure à la campagne. »

Le prix Calmann-Lévy nous laisse presque autant de liberté que le prix Vitet. Nous pouvons le donner soit à un ouvrage récemment publié, soit à l’œuvre entière d’un écrivain, et récompenser ainsi toute son existence littéraire. C’est à ce dernier parti que nous nous sommes arrêtés. Nous avons fait choix d’un journaliste, et voici les raisons qui nous ont décidés. Depuis que, dans la presse, l’information a pris une si grande importance, et que le lecteur a tant de hâte de savoir les choses, on a plus de souci de les dire vite que de les bien dire. C’est une raison pour nous savoir gré à ceux qui, dans cette fièvre d’improvisation, se gardent le temps de soigner ce qu’ils écrivent. M. Emile Bergerat est de ce nombre, il appartient à cette catégorie d’écrivains qui se sont donné la tâche difficile d’intéresser tous les jours le public, et il est assurément l’un des plus remarquables. Bien peu savent, comme lui, pour se faire lire, égayer les idées les plus sérieuses d’une teinte de bouffonnerie, jeter sur un fond de bon sens des paradoxes d’épiderme, être prêt à toute heure et avoir de l’esprit sur tous les sujets. Le besoin de se renouveler sans cesse et de tenir le lecteur en haleine l’entraîne de bien des côtés ; mais au milieu de ce vagabondage littéraire, qui est une des nécessités de son rude métier, il a conservé le goût de bien écrire et le respect de la langue. Il s’est gardé de ces négligences qu’on lui aurait bien facilement pardonnées ; il n’a pas cru qu’en devenant un journaliste, il fût dispensé d’être un écrivain. C’est un bon exemple, et, moins il est commun, plus il mérite d’être remarqué et récompensé.

Pour le prix Bordin, l’Académie, entre plusieurs ou­vrages très dignes d’estime, a surtout distingué un livre de M. Jusserand sur la littérature anglaise. Peut-être pensera-t-on qu’une histoire de la littérature anglaise n’était pas indispensable après celle de Taine, qui date presque d’hier. C’est l’opinion de M. Jusserand lui-même ; aussi n’a-t-il pas tenté de refaire ce qui a été si bien fait ; son dessein est différent. En étudiant l’Angleterre, celle d’autrefois et celle d’aujourd’hui, il a été frappé de voir combien, dans ce pays, la littérature et la société se ressemblent et se complètent, comme elles paraissent faites l’une par l’autre, et l’une pour l’autre. Cet accord assurément se retrouve ailleurs, mais nulle part, à ce qu’il lui semble, avec autant d’évidence. Ce sait peu de dire que la littérature y est nationale ; elle est la nation même, qui se manifeste par ses orateurs, par ses poètes, en sorte qu’on peut suivre presque pas à pas, en les lisant, les phases par lesquelles la nation a passé, et la voir naître et grandir. C’est le spectacle que M. Jusserand a voulu nous donner, et voilà pourquoi il appelle son livre : Histoire littéraire du peuple anglais. Le premier volume, le seul qu’il nous donne aujourd’hui, conduit cette histoire des origines à la Renaissance. C’est une époque obscure, où l’Angleterre traverse toute sorte de révolutions ; elle est tour à tour et tout ensemble celte, romaine, saxonne. Pendant des siècles toutes ces différentes nations luttent entre elles et se côtoient, sans se pénétrer : c’est le chaos. Lorsque survient la grande invasion normande, il semble que tout soit fini ; on croit que la confusion va être à son comble, et justement le contraire arrive ; ce qui devait diviser réunit. Autour de cet élément nouveau, les autres se serrent, se coordonnent, se fondent. Le mélange se fait, grâce à des concessions mutuelles, et de toutes ces races diverses et ennemies il se forme une des nations les plus originales du monde, merveilleusement une, quoique composée de morceaux disparates, qui tient de toutes celles dont elle est issue, mais ne ressemble tout à fait à aucune. Cette évolution, M. Jusserand la retrouve et la suit dans la littérature anglaise, et, mieux qu’on ne l’avait fait encore, il nous en montre les progrès depuis Béowulf jusqu’à Chaucer et ses disciples. C’est l’intérêt et la nouveauté de son livre.

Nous ne sortons pas de l’Angleterre avec le prix Marcelin Guérin. — Après la mort de M. Ch. Gavard, qui fut, pendant six ans, secrétaire d’ambassade, puis chargé d’affaires à Londres, on a réuni et donné au public, d’une façon discrète, trop discrète peut-être, des fragments de ses notes et de ses lettres. Quelques-uns intéressent la politique et donnent des détails nouveaux sur la crise de 1875, où la guerre fut sur le point de recommencer. Mais ce qu’on y trouve de plus curieux, c’est ce qu’ils nous montrent des sentiments de l’Angleterre à ce moment et de l’accueil qu’elle faisait à nos envoyés. Nous sortions des désastres de 1870, où l’on nous avait crus bien près de mourir. Un ambassadeur de France, même quand il s’appelait le duc de Broglie, faisait un peu l’effet d’un revenant, et on le regardait avec un mélange de curiosité et de compassion. On admirait beaucoup le vainqueur, on plaignait un peu le vaincu, on ne pouvait se défendre de cette satisfaction secrète que cause toujours le niai d’autrui, et on en éprouvait une certaine confusion ; on était assez satisfait du présent, mais fort inquiet de l’avenir. Toutes ces impressions confuses et contraires sont indiquées avec finesse par M. Gavard. Du récit de ses visites à Windsor, de ses séjours dans les châteaux de l’aristocratie, où il est très courtoisement accueilli, on peut tirer, avec de très piquantes études de mœurs, qui sont de toutes les époques, un tableau de la société anglaise de ce temps.

Et, à ce propos, je ne puis m’empêcher de remarquer à quel point l’Angleterre préoccupe nos écrivains. Il semble d’abord que d’autres pays, nos alliés ou nos ennemis, par sympathie ou par précaution, devraient attirer davantage l’attention de la France. Cependant, une sorte d’attrait ou d’instinct nous ramène plutôt vers celui-là ; et cette curiosité est réciproque. Par-dessus le bras de mer qui les sépare, les deux peuples passent leur temps à s’observer l’un l’autre. Nous en avons la preuve dans nos concours mêmes, et, pour ne pas sortir de celui qui nous occupe en ce moment, tous les livres couronnés, si l’on excepte l’excellent ouvrage de M. Bédier sur les Fabliaux, traitent des sujets qui se rapportent à l’Angleterre. C’est une étude très brillante de M. Chevrillon sur Sydney Smith, un des représentants les plus originaux du parti politique qui a fait la réforme électorale et l’émancipation des catholiques ; c’est un tableau très exact de la vie économique dans les villes et les campagnes anglaises, par M. Max Leclerc. M. Leclerc est disposé à tout ou presque tout admirer chez nos voisins et à nous les donner pour modèles. En cela, il n’est pas tout à fait d’accord avec le spirituel écrivain qui signe Brada, et auquel nous avons décerné le prix de Jouy. Il est vrai que l’auteur des Notes sur l’Angleterre ne s’est pas contenté d’inspecter les usines et les boutiques ; il a pénétré dans les maisons, surtout dans les grandes maisons, et il a été un peu effrayé de ce qu’il y a vu. Il lui a paru que cette société était en train de se transformer, — ce qui est toujours une crise pleine d’aventures, — qu’elle se dépouillait peu à peu des « lourds mais solides préjugés d’autrefois ; qu’il s’y élevait une génération nouvelle, qui semblait vouloir prendre le contre-pied des anciennes, et que cette génération ferait parler d’elle ». Voilà des prédictions assez inquiétantes ; et l’on nous dit qu’en Angleterre même des esprits sensés ont reconnu que ces craintes n’étaient pas sans fondement.

Je viens, Messieurs, de vous entretenir de nos concours littéraires ; nous en avons d’autres plus particulièrement réservés à l’histoire : ce sont surtout les prix Gobert et Thérouanne. Je voudrais qu’il me fût possible de vous parler avec quelque détail des ouvrages de MM. de La Ferrière, de Ludres, Dégert, de Kermaingant, Chabeuf, que l’Académie a distingués et couronnés. Mais le temps me presse et je ne puis insister que sur la plus importante des récompenses, sur le premier prix Gobert.

Il a été décerné à l’ouvrage de M. Gustave Fagniez, intitulé : le Père Joseph et Richelieu. Le Père Joseph est l’un de ces hommes dont on a dit qu’ils étaient plus célèbres qu’ils ne sont connus. Tout le monde se souvient d’avoir vu, dans le tableau d’un maître, ce capucin qui monte les degrés du Louvre, en lisant son bréviaire et sans regarder autour de lui, tandis que les grands seigneurs se baissent humblement à son passage, et ne se relèvent, avec un air de mépris, que quand il ne peut plus les voir. Ce fut un personnage puissant et redouté, voilà ce qu’on sait ; mais d’ordinaire on ignore quel a été son rôle véritable et la part qui lui revient dans l’œuvre de Richelieu. Michelet en fait le chef d’une administration équivoque de moines voyageurs qui renseignaient le grand cardinal, quelque chose comme le directeur d’une police secrète, une sorte de Fouché près d’un autre Napoléon. C’est trop le diminuer. M. Fagniez prouve que Richelieu l’associa à toutes ses entreprises et qu’il avait résolu d’en faire son successeur. Mais ce qu’il y a de plus curieux chez le Père Joseph, ce que M. Fagniez fait parfaitement connaître, c’est l’homme, — je devrais, peut-être dire les hommes, car, de compte fait, il y en a deux en lui, qui vivent ensemble, et, quoique fort différents, ne font pas mauvais ménage. C’est d’abord le moine, qui fonde un ordre de religieuses, le Calvaire, qui crée des missions en France et en Orient, qui semble animé de l’esprit des croisades, et rêve, en plein XVIIsiècle, de délivrer le Saint-Sépulcre. C’est ensuite le politique, c’est-à-dire un esprit pratique et positif, ennemi de toute chimère, et qui s’applique à ne former que des projets qui puissent se réaliser. Successivement, ou même à la fois, le Père Joseph s’occupe avec la même passion et la même sincérité des intérêts du ciel et de ceux de la terre. Quand il développe devant ses religieuses ses méthodes d’oraison, c’est un mystique, un ascète entièrement dégagé des choses du monde ; c’est le plus fin, le plus adroit des diplomates, le mieux renseigné sur les hommes et les affaires, lorsqu’il faut traiter avec l’Espagne ou la Suède. Les deux personnages ont leur domaine séparé et trouvent moyen de ne pas se gêner l’un l’autre. Le moine travaille de toutes ses forces à l’extinction de l’hérésie ; le politique n’hésite pas à s’allier avec les protestants contre la très catholique maison d’Autriche. En même temps qu’il cherche tous les moyens d’exterminer les infidèles, il ne refuse pas leurs services, quand la France en a besoin. Au milieu de la cour, il pratique tous les devoirs de son état, il passe les journées dans le cabinet du premier ministre, la nuit sur un grabat, dans un cloître. Ambassadeur auprès du pape, il sait faire respecter son caractère et traite avec fermeté les affaires les plus graves ; mais quand l’ambassade est finie, il se souvient qu’il n’est qu’un moine : il reprend son bâton de voyage, il revient humblement à pied de Rome à Paris, et se délasse des longueurs de la route en composant en chemin un poème épique contre les Turcs. Enfin il meurt à soixante-deux ans, comme un saint, le jour où Bernard de Saxe-Weimar, dont il nous a procuré le secours, entre dans Brisach et assure à la France la possession de l’Alsace. — Tel est le personnage que M. Fagniez a entrepris de nous faire connaître, et vous jugerez sans doute qu’il méritait bien d’être connu.

Le prix Thiers étant destiné, d’après la volonté du testateur, à encourager la littérature et les travaux historiques, nous l’avons partagé entre un ouvrage que le prince Bibesco a consacré à raconter le règne de son père en Roumanie et l’Essai sur l’histoire du théâtre de M. Germain Bapst. Dans ce livre, M. Bapst ne s’occupe que de l’appareil scénique, de l’architecture des salles de spectacle, des costumes, des décors ; et après un retour sur le passé, où il nous montre ce qu’étaient les représentations dramatiques au moyen âge, à la renaissance et dans les deux derniers siècles, il conclut que, de nos jours « la décoration théâtrale est arrivée chez nous à son apogée, et, que le monde entier nous imite et nous envie ». Dieu le veuille ! Il nous reste à souhaiter que, sur ces scènes si merveilleusement décorées, dans ces théâtres où l’on a réuni tant de bien-être et de magnificence, il nous soit donné d’entendre des chefs-d’œuvre, comme ceux qu’applaudissaient nos pères, quand les pièces étaient représentées dans un jeu de paume, devant un parterre debout, sur des scènes formées de quelques paravents et éclairées de quelques chandelles, par des acteurs en perruque et des actrices en vertugadin.

Voici maintenant deux prix nouveaux ou presque nouveaux, le prix Née, que nous n’avions pas encore décerné, et le prix Saintour, que nous donnons pour la première fois dans son intégrité. Le prix Née a été attribué à un ouvrage important d’histoire contemporaine. D’ordinaire il n’y a rien que nous connaissions plus mal que l’histoire de notre temps, et nous l’ignorons précisément parce que nous croyons la savoir. Comme nous l’avons vue de nos yeux, nous n’éprouvons pas le besoin de l’apprendre. Mais ce qu’on voit de trop près, on le voit mal, et, quand il s’agit des choses présentes, les intérêts et les préjugés obscurcissent le jugement. Si nous voulons en avoir une idée juste et nette, il faut y revenir avec un esprit reposé et à distance. C’est ce que M. de La Gorce nous invite à faire, en nous présentant les deux premiers volumes de son Histoire du second empire. Feuilletons-les, si nous voulons nous donner le plaisir mélancolique de revivre un moment ces temps si rapprochés et si lointains. Parmi les mérites d’un récit exact, animé, élégant, qui réveille nos souvenirs, nous remarquerons avec quel soin M. de La Gorce se tient loin de toute exagération, de tout parti pris ; comme il s’applique, selon le mot de l’historien latin, à juger les événements et les hommes sans haine et sans faveur. L’impartialité est la qualité maîtresse de ses récits, une qualité bien rare dans un sujet pareil ; c’est elle qui a désigné surtout le livre de M. de La Gorce à nos suffrages.

La fondation Saintour est arrivée à propos pour permettre à l’Académie de réaliser un projet qu’elle avait formé depuis longtemps. C’est son rôle, celui que ses créateurs lui ont assigné, et qu’elle ne désertera pas, de veiller sur la langue française ; et, comme elle sait que, pour être en état de la défendre, il faut commencer par la connaître, et qu’on ne la sait bien dans le présent que quand on l’a étudiée dans le passé, elle regarde comme un devoir pour elle d’encourager les grammairiens, les lexicographes, les critiques qui s’occupent de la langue de nos grands écrivains, pendant nos trois grands siècles littéraires. Cette année, elle partage le prix Saintour entre trois ouvrages sérieux et savants, l’un de M. Lanusse intitulé : De l’influence du dialecte gascon sur la langue française, l’autre de M. Huguet, sur la syntaxe de Rabelais, le troisième, de M. l’abbé Urbain, sur Nicolas Coeffeteau, évêque de Marseille. Les deux premiers ouvrages aboutissent à des conclusions qui, tout d’abord, ne paraissent pas importantes. M. Lanusse, après avoir montré que, pendant deux siècles, nous avons subi une véritable invasion du dialecte gascon, ajoute que Malherbe a si bien « dégasconné » notre langue qu’il ne lui en reste plus rien. M. Huguet conclut son étude sur la syntaxe de Rabelais en avouant que ce grand forgeur de mots n’a pas de syntaxe qui lui soit propre, qu’il usait au hasard, selon ses besoins ou ses caprices, de toutes les façons de parler dont on se servait de son temps, et qu’il ne suivait d’autre règle que celle de son abbaye de Thélème : « Fais ce que vouldras. » Ce ne sont là, si l’on veut, que des résultats négatifs ; mais encore était-il bon qu’on prît la peine de les discuter une fois et de les bien établir. Quant à Coeffeteau, il est aujourd’hui bien ignoré, et je doute que beaucoup de curieux s’aventurent à lire ses sermons ou son Histoire romaine. Ce n’en est pas moins l’un des ouvriers obscurs qui ont travaillé le plus efficacement à forger la langue dont s’est servi le grand siècle. Quand on demandait à Vaugelas quelle autorité un écrivain devait suivre, il répondait : « L’usage, et M. Coeffeteau. » M. l’abbé Urbain nous a rendu service en le tirant un moment de l’oubli.

Ma tâche est près d’être achevée ; il ne me reste plus qu’à vous parler en quelques mots des récompenses que l’Académie accorde aux poètes et aux auteurs dramatiques. Pour le prix Archon-Despérouses, attribué à des ouvrages de poésie, les concurrents étaient nombreux et les œuvres distinguées. Les qualités de métier surtout ont paru remarquables. Jamais peut-être on n’a mieux su construire les vers, grouper les phrases et faire chanter les mots qu’aujourd’hui. La Commission nous avouait qu’elle aurait été embarrassée de choisir, si elle eût attribué la même valeur à la façon qu’à la matière. L’œuvre qu’elle a préférée se distingue moins par sa virtuosité et les habiles artifices de la versification que par la simplicité de la forme et la sincérité des sentiments. M. François Fabié, qu’elle a couronné, nous vient d’un pauvre village du Rouergue. Il ne l’habite pas, ce qui est une raison de le regretter, mais il s’en veut de s’en être éloigné : il se reproche comme un crime d’avoir cédé à ce mirage trompeur

Qui nous fait préférer au vieux foyer la tente
Que l’on dresse ce soir et qu’on roule demain.

il compte bien y revenir un jour, y passer en paix les années de sa vieillesse et dormir son grand sommeil

Avec tous les siens, côte à côte.

En attendant, il le chante. Pour célébrer « la bonne terre », comme il l’appelle, il n’a qu’à se souvenir, et à chercher en lui-même les impressions qu’elle lui a laissées. Il ne se flatte pas de l’avoir découverte ; il n’a pas la prétention d’inventer à propos d’elle des choses dont on ne s’était pas avisé, mais tout ce qu’il nous dit, il l’a éprouvé et senti. « Les poètes que la province envoie à Paris, nous disait le rapporteur du concours, un grand poète lui-même et un très fin connaisseur, courent, le risque d’y perdre le caractère le plus précieux de leur inspiration, ce qu’ils en doivent au sol natal, dont nous cherchons l’arome dans leurs vers. Cette émanation salubre est demeurée sans mélange dans ceux de M. Fabié et communique un charme particulier à sa poésie. » C’est par là qu’il renouvelle sans effort des sujets anciens ; c’est ce qui suffit à donner à ce qu’il écrit un accent personnel dont le lecteur est profondément ému.

Depuis plus de deux siècles, l’Académie décerne un prix de poésie, qui alterne avec le prix d’éloquence fondé par Balzac. Elle avait proposé aux poètes, pour cette année, « un sujet tiré de l’époque de la Renaissance », sans préciser davantage. Quatre-vingt-un d’entre eux ont répondu à son invitation. Elle a partagé le prix entre deux pièces de vers qui se recommandent par des mérites différents : l’une de M. de Borelli, un de ses lauréats ordinaires, qui nous a montré Benvenuto Cellini fondant l’admirable statue de Persée qui se trouve aujourd’hui dans la Loggia de Lanzi de Florence ; l’autre de M. Bellessort qui a mis en scène la rencontre et l’entretien de Ronsard et de Du Bellay, dans une hôtellerie de la Touraine. Je n’ai pas besoin de vous parler de ces deux pièces. Vous allez en entendre des fragments et vous les jugerez. Pour le concours prochain, l’Académie avait décidé de prendre un sujet dans l’histoire ancienne. Elle a choisi : Salamine, c’est-à-dire la Grèce triomphante, victorieuse des barbares, prête à éblouir le monde par les merveilles des lettres et des arts. Salamine ! ce nom dit tout, et il semble que, pour faire de beaux vers, le poète n’ait qu’à s’abandonner aux souvenirs qu’il éveille !

L’Académie ne disposait jusqu’à présent, pour les œuvres de théâtre, que d’une seule récompense, le prix Toirac, qu’elle accorde cette année à M. Edmond Rostand, pour sa comédie des Romanesques ; mais une fondation qui nous a profondément touchés, nous permet d’être désormais plus généreux. Mme Émile Augier, désirant honorer la mémoire de son mari, a institué un prix de 5 000 francs qui doit être attribué tous les trois ans à fauteur d’une pièce jouée au Théâtre-Français ou à l’Odéon ; et, comme elle avait hâte de voir son projet réalisé, et qu’elle semblait pressentir sa mort prochaine, elle s’est empressée de mettre d’avance à notre disposition la somme nécessaire pour décerner le prix dès cette année. Ce prix, si libéralement offert, il ne nous a pas été difficile de le donner. On jouait précisément à l’Odéon, avec un succès éclatant, un drame signé du nom d’un des nôtres, l’un des plus jeunes et des plus aimés, Pour la couronne. Ce succès empruntait à des discussions récentes une importance particulière, et l’on pouvait en tirer une leçon. On nous répète, depuis plusieurs années, que les anciennes formes dramatiques sont usées, qu’on n’en veut plus, que nous devons à tout prix en imaginer d’autres ; et il se trouve que la nouvelle pièce, qu’on a vue sans se lasser plus de cent fois de suite, est tout à fait taillée sur les modèles d’autrefois. Dans l’avant-goût qu’on nous donne de temps en temps du théâtre de l’avenir, on entasse les situations étranges, les complications obscures, les caractères d’exception ; au contraire, la pièce qui se joue à l’Odéon est simple, claire, naturelle, sans symbole ni énigme, avec des personnages qui sont ceux de la vie commune, et une intrigue dont l’intérêt consiste dans la lutte des passions, comme celle de nos vieilles tragédies classiques. Elle est pleine de grands sentiments qui élèvent l’âme, ce qui, paraît-il, n’est plus conforme à la poétique moderne ; elle est écrite en vers, et même en beaux vers, où l’on sent passer par moments quelques souffles de Corneille. Et pourtant le public l’applaudit ; il paraît heureux de l’entendre, il l’écoute avec cette satisfaction particulière qu’on éprouve à se retrouver chez soi, après un voyage à l’étranger. C’est vraiment une bonne fortune pour l’Académie d’inaugurer par un ouvrage de cette valeur un prix qui porte le grand nom d’Émile Augier. Les qualités qu’on y remarque sont celles qu’Augier préférait aux autres. Dans nos réunions, il ne prenait la parole que pour défendre le bon sens et le bon goût ; il avait la passion de nos grands écrivains, et rien ne lui plaisait davantage que d’entendre dire qu’il était de leur famille. Personne, mon cher Coppée, n’aurait applaudi de plus grand cœur que lui à votre succès, et vous pouvez être sûr qu’aujourd’hui il joint son suffrage au nôtre pour honorer une œuvre si haute, si saine, si française.