Rapport sur les concours de l'année 1896

Le 26 novembre 1896

Gaston BOISSIER

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 26 NOVEMBRE 1896

RAPPORT

DU SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1896

 

 

MESSIEURS,

L’Académie, cette année, décerne soixante-six prix ; elle avait eu plus de quatre cents volumes à lire. Ce que j’en dis n’est pas pour vous apitoyer sur notre sort, quoiqu’il soit digne de quelque pitié. Je veux, comme l’an dernier, vous demander la permission de ne pas vous entretenir de tous les ouvrages couronnés. Cette permission, je sais bien que je l’obtiendrai facilement du public, à qui j’épargne une fastidieuse énumération ; mais les lauréats sont plus difficiles à convaincre. Ils reconnaîtront pourtant que c’est une tâche impossible de rendre compte en moins d’une heure de soixante-six ouvrages importants, et j’espère qu’ils ne m’en voudront pas si, à mon grand regret, je suis forcé de ne payer qu’à quelques-uns le tribut d’éloges qu’ils ont tous mérité.

C’est par le prix d’éloquence, le doyen de nos prix, celui que l’Académie décerne depuis deux cent vingt-cinq ans, qu’il convient de commencer. En proposant pour sujet un discours sur Ronsard, nous pensions donner à des jeunes gens de talent l’occasion d’écrire quelque œuvre distinguée. Nous nous souvenions qu’en 1828 l’Académie avait mis au concours une étude sur la poésie du XVIe siècle, et que le prix fut partagé entre Philarète Chasles et Saint-Marc Girardin, tous deux à leur début, tandis qu’un autre débutant, Sainte-Beuve, en prenait l’occasion de composer un livre de critique, qui du premier coup le mit à son rang. Nous avons été un peu moins heureux cette fois. Les concurrents ne manquaient pas : il s’en était présenté vingt-trois ; mais aucun ne nous a tout à fait contentés. Dans le nombre, nous avons fini par en distinguer trois. L’un d’eux, M. Codorniu, s’était mis lui-même hors de concours par les proportions qu’il avait données à son travail ; nous n’avons pu lui accorder qu’une mention honorable. Restaient MM. Auguste Devaux et Albert Thibaudet. Le discours de M. Devaux est bien composé, élégamment écrit, plein de bon sens et de saine critique. Il y manque un peu de nouveauté et de flamme. Après avoir lu ces vingt pages de sagesse irréprochable et d’élégance continue, nous éprouvions le besoin de quelque chose de plus coloré, de plus original, de plus vivant ; et même, s’il faut le dire, nous nous sentions- disposés à accueillir favorablement quelques intempérances d’idées et quelques témérités de style. M. Thibaudet nous a trop bien servis. Dès les premières phrases de son discours, on voit qu’il est d’une autre école que M. Devaux. Il professe l’enthousiasme le plus violent pour les artistes et les écri­vains de la Renaissance. Ce n’est pas qu’il ferme les yeux sur les défauts de Ronsard ; il traite mal ses églogues, et quant à la Franciade, il nous dit très franchement qu’il ne lui trouve qu’un mérite, c’est de n’être pas achevée. Mais ailleurs que de qualités brillantes ! quelles merveilleuses inventions de rythmes ! que d’originalité dans le style ! que de nouveauté dans les images ! Pour lui, c’est un maître, l’un des plus grands de la poésie française, et il n’hésite pas à proclamer que, dans notre histoire littéraire, l’apparition des Odes de Ronsard est un événement de même importance que celle du Cid de Corneille ou des Méditations de Lamartine. Tout cela est dit avec une sincérité, une chaleur, un éclat, qui souvent nous ont charmés. Pourquoi faut-il que M. Thibaudet se laisse trop emporter par ses qualités mêmes, qu’il use sans mesure de la métaphore et des rapprochements forcés ? À la longue ses exagérations d’idées, ses débauches de couleurs voyantes fatiguent le lecteur, qui se prend à regretter la sagesse de M. Devaux. Aussi, comme ils se font valoir et se complètent mutuellement, avons-nous pris le parti de les couronner tous les deux ; il nous a semblé qu’en les mêlant ensemble et les tempérant l’un par l’autre on pourrait arriver à faire quelque chose d’à peu près parfait.

Avant de quitter le prix d’éloquence, je dois rappeler que l’Académie a mis au concours pour 1898 un discours sur Michelet.

Le concours Montyon « pour les ouvrages utiles aux mœurs » est toujours celui qui attire le plus de concurrents et obtient le plus de récompenses. Nous décernons cette année trois prix de quinze cents francs, huit prix de mille francs, et treize prix de cinq cent francs ; auxquels il faut ajouter encore deux prix de mille francs pour le concours Sobrier-Arnould, que nous ne séparons pas du concours Montyon. Peut-être trouverez-vous que c’est beaucoup : mais songez que nous avions à nous prononcer entre cent quatre-vingt-quatre ouvrages.

M. Raymond Thamin, que nous avons placé en tête de notre liste, a comparé le Traité des Devoirs de Cicéron et celui de saint Ambroise : il a fait voir que les deux ouvrages se ressemblent et diffèrent, et que leurs diversités ne sont pas moins instructives pour nous que leurs ressemblances. Signaler les points où ils diffèrent, c’est mettre en évidence ce que le christianisme apporta de neuf dans le monde, ce qui lui appartient en propre et fait son originalité. Montrer que très souvent ils se ressemblent, c’est établir victorieusement que saint Ambroise ne pensait pas que tout fût à dédaigner dans la sagesse ancienne. Il en a pris sans scrupule ce qu’il croyait que sa doctrine pouvait en conserver, et de cette façon il a empêché qu’il ne se fît une rupture complète entre les temps anciens et les nouveaux, il a maintenu entre eux des communications d’idées et de sentiments dont l’humanité a tiré de grands profits. Il y a dont deux éléments d’origine diverse dans la morale chrétienne : M. Thamin nous les montre réunis dans le livre de saint Ambroise, et chacun de nous, quand il s’interrogé, les sent vivre ensemble dans son âme. Ils se sont assimilés sans s’être entièrement confondus. Il y a des moments où ce fond de vertus antiques se détache du reste et remonte à la surface ; c’est ce qui est arrivé à la Renaissance. M. Thamin se demande si ce n’est pas un peu aussi ce qui se passe autour de nous. Ne nous sentons-nous pas incliner parfois vers la sagesse de la Grèce et de Rome, et, placés entre les deux traités des devoirs, est-il bien sûr que nous nous dirigerions tous sans hésiter vers celui de saint Ambroise ? On raconte qu’un des plus nobles esprits de ce temps, M. de Rémusat, se faisait lire, à son lit de mort, quelques chapitres du De officiis de Cicéron. Ainsi la question que M. Thamin s’est posée, et qui semble n’être d’abord qu’une curiosité d’érudit et de lettré, touche aux problèmes que notre temps agite avec le plus de passion. M. Thamin l’a traitée avec une délicatesse, une élévation, une impartialité qui ont frappé l’Académie ; elle lui sait gré de n’être pas de ceux qui croient qu’on honore ses opinions en insultant celles des autres.

Pour achever ce qui concerne les prix Montyon, indépendamment de l’Introduction à l’histoire de l’Asie, de M. Léon Cahun et de la vie de saint Bernard, de M. l’abbé Vacandard, j’aurais encore à vous rendre compte de 23 ouvrages. C’est une entreprise dans laquelle je n’ose pas m’engager ; le temps qui m’est réservé y suffirait à peine et il ne m’en resterait plus pour vous parler des autres récompenses que décerne l’Académie.

Parmi les ouvrages qu’on avait présentés au concours, Marcelin Guérin, l’Académie a tout de suite distingué celui de M. Denys Cochin sur le monde extérieur. C’est un livre de métaphysique qui soulève les problèmes les plus graves. Que nous faut-il penser de ce monde qui nous entoure ? N’est-il, comme on l’a souvent prétendu, qu’une apparence, qu’une pure projection de nos sensations dans l’espace ! et, à ce propos, qu’est-ce que l’espace et qu’est-ce que nos sensations ? Enfin, si la matière existe en dehors de nous, quelle est-elle, de quelle nature et comment pouvons-nous la connaître ? Voilà les questions que M. Cochin se pose : il n’en est pas de plus graves dans la philosophie, ni de plus difficiles et qui aient des conséquences plus importantes. Il possède, pour les résoudre, un instrument précieux ; les sciences physiques et naturelles lui sont familières et c’est à elles que de préférence il emprunte ses arguments. J’ajoute que sa science n’a rien de froid ni de sec : comme elle lui sert à établir des croyances qui lui sont chères, elle s’anime, elle s’échauffe, et même par moment elle se colore de poésie. La langue qu’il parle est claire, ferme, quelquefois éloquente, et par là son livre est de notre domaine. D’autres en apprécieront la valeur philosophique ; il nous appartenait à nous d’en récompenser les mérites littéraires.

L’ouvrage de M. Texte, que l’Académie couronne avec celui de M. Cochin, est intitulé : J.-J. Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire. Il me semble qu’il y a un peu d’obscurité dans ce titre. Si M. Texte entend par cos­mopolitisme la communication des littératures entre elles, la France a toujours été un peu cosmopolite, en ce sens qu’elle ne s’est jamais enfermée dans son génie propre, qu’elle n’a pas vécu seulement d’elle-même et qu’au XVIIe siècle, comme au XVIIIe, elle a subi de influences étrangères. La différence — je reconnais qu’elle est grande — c’est qu’au siècle dernier et dans le nôtre nous avons imité surtout les littératures du Nord, au lieu de celles du Midi, et que ce qui n’était qu’une infiltration est devenu souvent une inondation véritable. M. Texte nous raconte par le détail comment cela s’est fait. Il remonte à la révocation de l’édit de Nantes, qui força tant de Français à émigrer en Angleterre, en Hollande, en Allemagne. Ces réfugiés, dans leurs ouvrages de polémique, et surtout dans leurs gazettes politiques et littéraires, qui s’insinuaient partout, faisaient connaître à leurs compatriotes les pays qui leurs donnaient asile. Ainsi s’établissait, entre ces pays et le nôtre, un courant d’opinions et d’idées, qui devint plus fort avec le siècle nouveau. Bientôt la mode s’en mêla. Il fut de bon ton, même à la cour, d’imiter les usages et d’admirer les écrivains de l’Angleterre, si bien qu’un jour Louis XV impatienté put dire que les Anglais lui avaient perverti son royaume. Mais les modes sont sujettes à changer : ce qui empêcha celle-ci de n’être qu’un engouement passager c’est qu’elle fut autorisée et comme consacrée par un grand écrivain. J.-J. Rousseau, nous dit M. Texte, fut chez nous le véritable introducteur du génie germanique, ou du moins s’il ne l’a pas introduit le premier dans notre littérature, il l’a définitivement acclimaté. C’est ce que M. Texte a surtout à cœur d’établir dans son ouvrage, ce qui en fait l’intérêt et l’originalité, ce qui lui a permis, après tant de travaux et d’études sur Rousseau, de trouver à en dire quelque chose de nouveau et peut-être ce qu’il importait le plus d’en dire. Les idées qu’expose M. Texte avaient été entrevues et indiquées avant lui ; il a le mérite de les mettre hors de contestation. Voilà un coin de notre histoire littéraire où il ne reste plus rien d’obscur.

La critique d’art. Depuis les Salons de Diderot, est entrée avec éclat dans la littérature française. L’Académie, qui l’a toujours encouragée, lui réserve cette année deux de ses récompenses. Elle accorde la moitié du prix Kastner-Boursault à M. Romain Rolland pour son Histoire de l’opéra avant Lully et Scarlatti. C’est l’œuvre d’un lettré et d’un musicien, et elle lui a coûté beaucoup de temps et de travail. M. Rolland professe une très vive admiration pour la musique italienne des premières années du XVIIe siècle. Il ne croit pas que jamais elle ait produit de plus grands artistes que Monteverde, Carissimi et ce Provenzale qu’il se flatte presque d’avoir découvert. Chez ceux-là au moins la forme ne l’emportait pas sur le fond et le style n’obscurcissait pas la pensée. Aussi est-il tenté d’en faire les ancêtres légitimes de Wagner, et de croire que la musique de l’avenir ne nous a tous, au début, un peu dépaysés que parce que nous ne connaissions pas la musique du passé. La Peinture anglaise contemporaine, de M. Robert de la Sizeranne, a obtenu la plus grande partie du prix Bordin. — « Il y a une peinture anglaise, » nous dit l’auteur au commencement de son livre, une peinture obstinément anglaise, qui ne ressemble pas à la nôtre et tient surtout à ne pas lui ressembler. Il ajoute que nous la connaissons fort mal. « Nous avons une notion plus claire de l’école de Phidias et de l’art des Pharaons que de la peinture anglaise, qui est à deux heures de chez nous et qui est vivante. » Pour nous la faire connaître, il remonte à cette association des Frères Préraphaélites, comme ils s’appelaient eux-mêmes, qui, aux environs de 1846, pour renouveler l’art anglais, le poussa vers l’imitation des primitifs. L’élan une fois donné et la réforme accomplie, après une dizaine d’années, la confrérie se dispersa ; chacun de ses membres reprit sa liberté et marcha dans sa voie. M. de la Sizeranne les étudie alors l’un après l’autre, marquant avec soin ce qui les unit et ce qui les distingue. Puis il expose les principes de l’école, il en fait saisir le bien et le mal, le fort et le faible, et conclut en disant qu’« il ne faut ni la mépriser ni l’imiter ». Pour sa part, on voit bien qu’il ne la méprise pas. Il ressent une véritable sympathie pour ce qu’elle a de noble, d’élevé, de sérieux ; il est touché du travail qu’elle s’est imposé pour créer un art qui fût honnête, utile, national, mais il voit aussi ce qu’elle a d’imparfait. Je ne parle pas des défauts de métier qui ne sont pas de mon ressort ; il reproche surtout à ces peintres de sacrifier l’impression à l’idée, d’être trop souvent préoccupés de quelque leçon à donner, de quelque sermon à faire, d’empiéter sans cesse sur le domaine des littérateurs et des philosophes, de prendre des peines infinies « pour exprimer en dix ans, dans de grands tableaux, des sentiments que leurs confrères, le poète et le romancier, nous procurent en dix lignes ». À cette peinture moralisante, laborieuse, qui, après avoir coûté de si grands efforts à celui qui l’exécute, en demande encore à celui qui la regarde, il préfère un art plus simple, plus naturel, qui n’a pas de ces prétentions mythiques et symboliques, ni de ces vanités d’apostolat, un art né spontanément de la joie d’admirer, qui s’épanouit sans contrainte, « avec la verdeur et l’abondance des vignes du Midi », un art qui ne se donne d’autre mission que d’exprimer le beau comme il le voit et comme il le sent. — Le livre de M. de la Sizeranne composé, écrit de verve, d’une langue à la fois très précise et très colorée, est assurément l’un des meilleurs que depuis longtemps la critique d’art ait inspirés dans notre pays.

Le prix Saintour, attribué à la philologie française, a été partagé entre deux ouvrages importants de MM. Lefranc et Bernardin.

M. Abel Lefranc, secrétaire du Collège de France, et déjà plusieurs fois lauréat de l’Académie, nous a donné un volume d’œuvres inédites de Marguerite de Navarre, sœur de François Ier. Il n’a pas eu beaucoup de peine découvrir ; elles étaient à la Bibliothèque nationale, indiquées en toutes lettres dans le catalogue, et à la disposition de tout le monde. Comment se fait-il que personne n’ait eu l’idée de les y aller prendre, en ce temps où l’on est à l’affût de l’inédit ? Aux raisons qu’en donne M. Lefranc je suis bien tenté d’en ajouter une. Il peut se faire que celui qui avait commencé à les lire ait manqué de courage pour continuer. Il en faut pour aller jusqu’au bout de ces poésies, que la reine de Navarre dictait en voyageant dans sa litière, et qui ne sont souvent, on doit l’avouer, que des improvisations médiocres. Mais M. Lefranc a bien fait de ne pas s’arrêter à cette première impression. Ces vers, quelquefois traînants et obscurs, où l’expression manque de justesse et de relief, n’en ont pas moins un grand prix : ils contiennent la dernière pensée de Marguerite. Par exemple, veut-on savoir à forme religieuse cette âme indépendante et indécise s’est définitivement arrêtée ? On n’a qu’à lire cette sorte de moralité ou de pastorale qu’elle fit représenter à Mont-de-Marsan, vers la fin de sa vie, et que M. Lefranc publie pour la première fois. Elle y fait voir, d’une manière aimable et délicate, son goût pour la simplicité et la sincérité, sa haine des affirmations tranchantes et des dogmatismes intolérants, elle y montre combien ces âpres discussions dont le siècle entier retentit lui sont odieuses et qu’elle préfère à tout une sorte de religion du cœur, aux contours flottants, qui sait mieux ce qu’elle repousse que ce qu’elle affirme, à la fois assez souple et assez large pour que tous les gens de bonne volonté puissent s’y réunir. C’est cette façon de considérer les choses religieuses qui a fait tant d’admirateurs et tant d’amis à Marguerite de Navarre. Je me rappelle avec quelle passion Renan nous parlait d’elle ; elle lui semblait la figure la plus attrayante et la plus sympathique de cette grande époque de la Re­naissance qu’il aimait tant. Il a demandé plus d’une fois à l’Académie de mettre son éloge au concours ; un de ses souhaits les plus chers était de voir sa statue se dresser à côté de celle de François Ier, dans la cour du Collège de France, qui lui doit en partie sa fondation. Je suis sûr qu’en attendant il aurait remercié avec nous M. Lefranc, qui est de la maison, de nous avoir rendu les dernières œuvres de celle qu’on a si justement appelée « la perle des Valois ».

Le livre qui partage le prix Saintour avec celui de M. Lefranc n’est pas une œuvre philologique ; c’est un travail d’érudition, plein de recherches curieuses et nouvelles. Il nous fait connaître Tristan l’Hermite, un poète qui fut célèbre en son temps, mais que la gloire de ses successeurs a fait oublier. Jusqu’à présent sa vie était fort ignorée. « Tout ce qu’on sait de lui, nous dit d’Olivet, dans son Histoire de l’Académie française, c’est qu’étant poète, joueur de profession et gentilhomme de Gaston, duc d’Orléans, aucun de ces métiers ne l’enrichit. » Sur ce personnage inconnu M. Bernardin a écrit un livre de plus de 600 pages. C’est beaucoup : ce serait même trop, si la lumière qu’il jette sur lui n’éclairait en même temps beaucoup d’autres. Tristan est le type de ces poètes affamés, comme il y en avait beaucoup au commencement du XVIIIe siècle, gens de talent quelquefois, mais qui mettaient tant de décousu dans leur conduite et dans leurs ouvrages. Après eux, la littérature se range ; les œuvres des écrivains deviennent plus régulières et leur vie mieux ordonnée. Le livre de M. Bernardin nous fait apprécier ce progrès en mettant devant nos yeux un tableau très complet et très vivant de l’existence que menaient certains hommes de lettres à la fin du règne de Louis XIII. Tristan l’Hermite appartenait à une très ancienne famille de la Marche, race d’aventuriers qui couraient les grands chemins et avaient souvent affaire à la justice du roi : on prétendait que, parmi ses aïeux, il y en avait vingt-six qui avaient passé par les mains du bourreau. Lui-même fut, un aventurier de lettres, qui traversa des fortunes très singulières ; il a composé sur sa jeunesse un roman où ce qui paraît le moins vraisemblable est précisément ce qu’il y a de plus de vrai. Après avoir été élevé au Louvre avec le roi, il fut réduit à la fin à écrire des odes et des sonnets en l’honneur de ceux qui pouvaient les payer, c’est-à-dire à tendre la main à tout le monde. N’en soyons pas trop scandalisés : comment les auteurs de ce temps auraient-ils pu vivre de leur plume ? Les libraires ne les payaient presque pas et les comédiens leur donnaient fort peu de chose. Ils étaient bien forcés de se faire les clients, ou, comme on disait alors, les domestiques des grands seigneurs. La merveille c’est, que, dans cette misérable condition, ils aient eu le courage d’écrire quelquefois de beaux vers. Ceux de Tristan jouissaient alors d’une grande réputation, et M. Bernardin montre, par quelques citations heureuses, qu’elle était souvent méritée. Sa tragédie de Mariamne a balancé le succès du Cid et s’est maintenue au théâtre jusqu’au XVIIIe siècle. Il peut donc être mis parmi ceux qu’on appelle les précurseurs, et si Rotrou annonce Corneille, on peut dire sans exagération que Tristan prépare Racine. À ce titre il était digne de la longue et consciencieuse étude que M. Bernardin lui a consacrée.

Le temps ne me permet pas d’insister sur le prix Halphen que nous avons partagé entre M. Munier Jolain, M. l’abbé Solanet et M. Rodocanachi, ni sur nos prix de traduction. J’ai pourtant, à propos de ces derniers, une indication à donner. Tandis que nos ressources nous permettaient de traiter assez libéralement les traductions des auteurs latins, nous ne pouvions donner jusqu’ici que de très maigres récompenses à celles des auteurs grecs ; cette inégalité va cesser. Nous avons demandé et obtenu la permission d’accorder une place aux traductions du grec dans le prix J. Janin que nous décernons tous les trois ans. Il était naturel que Janin eût songé d’abord aux auteurs latins qu’il aimait tant à lire et qu’il citait si volontiers ; mais il admirait trop l’antiquité tout entière pour se plaindre qu’on ne séparât plus la Grèce de Rome et qu’on lui réservât une part du prix qu’il avait fondé.

Je n’ai rien dit encore de la poésie ; et pourtant l’Académie a toujours été disposée à lui faire une large place dans ses concours. Cette année, outre deux prix très importants dont je parlerai plus loin, elle a voulu honorer dans deux poètes de mérite une vie de labeur honnête et persévérant, et elle a donné une partie du prix Kastner à M. Harel, dont elle a fort apprécié l’inspiration saine et virile. Quant au prix Archon-Despérouses réservé spécialement à la poésie, quarante-cinq poètes se le sont disputé. M. Ch. de Pomairols, à qui nous l’avons donné, n’est pas un inconnu pour nous. Nous avons déjà distingué une œuvre en prose de lui sur Lamartine. Son volume de vers est intitulé Regards intimes, et ce titre est parfaitement justifié. M. de Pomairols vit aux champs ; il aime avec passion la nature, mais il a une façon particulière de l’aimer. Au lieu de se répandre vers elle, il la regarde en lui-même ; il observe l’impression qu’elle fait sur lui, et note les sentiments et les souvenirs qu’elle y réveille. Comme il est un très fin lettré, et qu’il a entretenu un commerce intime avec l’antiquité, ces souvenirs remontent quelquefois très loin. Le contact avec la nature lui remet en mémoire les dieux antiques, qui en étaient sortis. À mesure qu’il pénètre davantage en elle, et qu’il la comprend mieux, il reprend le sens des mythes anciens, qui n’étaient qu’une manière de l’interpréter, et il devient même capable d’en imaginer de nouveaux. Comme il habite ces contrées du midi, où Rome a laissé une empreinte si profonde,

Tout le fait souvenir des ancêtres latins.

Il se remet facilement dans leur compagnie ; il ranime en lui les impressions que ces belles campagnes ont dû leur inspirer ; il les retrouve eux-mêmes, il croit les revoir

Dans le ferme profil de ces jeunes garçons.
Dans le port sculptural de ces hautaines filles
Qui suivent lentement, en tenant leurs faucilles.
Les chars romains branlant sous le poids des moissons.

Tous ces sentiments sont exprimés dans des pièces en général courtes, simples, claires, sans excès de psychologie, sans abus de description, où le poète se contente d’éveiller une émotion, d’esquisser un tableau, laissant à l’âme du lecteur le soin de l’achever. C’est ce charme d’élégance et de discrétion qui a séduit l’Académie, et qui, nous n’en doutons pas, séduira le public.

Quand j’aurai dit que le prix Toirac, destiné à la meilleure comédie représentée dans l’année au Théâtre-Français, a été donné aux Tenailles de M. Paul Hervieu, j’aurai fini ce que je voulais ou pouvais vous dire de nos prix littéraires. J’arrive maintenant à ceux que nous réservons à l’histoire et d’abord au plus important de tous, au prix Gobert. Cette année, nous décernons le second prix Gobert à M. Ernest Daudet pour son ouvrage intitulé : la Police et les Chouans sous l’Empire, et le premier au Richelieu de M. Hanotaux.

« Il faut bien, nous disait l’illustre rapporteur de notre commission, que nous ayons reconnu un mérite tout à fait exceptionnel au travail de M. Hanotaux, pour vous demander de lui donner la plus haute de nos récompenses, quand il n’est encore en réalité qu’au début de la tâche qu’il nous promet d’accomplir. » Un tiers de l’ouvrage à peine est achevé, et ce tiers est presque tout occupé par des études qui ne se rattachent qu’indirectement à l’histoire de Richelieu. M. Hanotaux a voulu nous exposer en détail l’état du royaume, au moment où l’évêque de Luçon va mettre le pied dans la politique. C’est un voyage à travers toute la France, où il nous emmène avec lui, et qui se termine à Paris, le Paris de 1614, avec ses toits en pignons, ses ruelles en coupe-gorge, et « l’âcre senteur de ses boues » que déjà pourtant les étrangers viennent voir comme une merveille, et que Montaigne appelle « la gloire de la France et l’un des plus beaux ornements du monde ». Non seulement M. Hanotaux nous promène à travers les campagnes et les villes et nous en donne le spectacle, mais il veut savoir comment s’y passe la vie, ce que font, ce que pensent ces grands seigneurs, ces prêtres, ces bourgeois, ces paysans qu’on y rencontre, quels sont leurs rapports entre eux et, avec l’autorité, d’où viennent les institutions qui les régissent et par quels changements elles ont passé. C’est comme un résumé en zoo pages de toute l’histoire de France, et quoique, par la variété des descriptions, l’éclat des peintures, la façon dramatique et vivante de présenter les questions les plus ardues, il semble fait uniquement pour charmer l’imagination, il en sort un très grave enseignement. On y voit avec quelle fermeté et quelle suite la France de tous les temps a toujours marché vers le même but, comment un instinct national, plus fort tous les intérêts de caste et de localité, la pousse d’une manière irrésistible à se réunir sous un pouvoir fort et concentré, qui lui donne les biens qu’elle met au-dessus des autres, la paix et l’unité, et qui fasse d’elle une nation. M. Hanotaux a bien raison de dire qu’« il n’y a pas de plus beau spectacle dans l’histoire que celui de ces millions d’habitants de la même terre s’imposant, pendant des siècles, une même discipline, pour créer une force supérieure, faite du concours et du sacrifice de toutes les volontés ».

C’est la gloire de Richelieu d’avoir travaillé à ce grand ouvrage. M. Hanotaux nous montre comment il s’y prépara. Il semble qu’il ait eu de tout temps une vue nette de sa destinée. Ce cadet d’une famille pauvre, exilé dans un diocèse obscur, se faisait déjà des plans de conduite pour le temps où il gouvernerait la France. Enfin il y touche ; à 32 ans, il est ministre, en sous-ordre, il est vrai, sous le maréchal d’Ancre, mais du premier coup il donne sa mesure ; il a de grandes vues, il reprend les traditions d’Henri IV, il parle aux ennemis du dedans et du dehors un langage qu’ils n’étaient plus accoutumés d’entendre. Pourtant il commet des fautes ; il ne sait pas tout à fait se contenir et se gouverner ; il est trop vif, trop brusque, trop confiant, il n’a pas encore « ce je ne sais quoi d’achevé » que donne l’expérience d’un échec. Au bout de six mois, la fin tragique de Concini le renverse du ministère. C’est une leçon qui ne sera pas perdue, et quand, huit ans plus tard, il reviendra aux affaires, il ne manquera plus rien à son génie. Là s’arrête le bel ouvrage de M. Hanotaux. Quelque impatience que nous éprouvions d’en connaître la suite, aucun bon Français ne souhaitera qu’on fasse de sitôt à l’auteur des loisirs pour la continuer.

L’Histoire de Bordeaux, par M. Jullian et la Domination française en Belgique, de M. Lanzac de Laborie, se partagent la plus grande partie du prix Thérouanne.

Bordeaux n’est pas seulement une ville industrieuse et riche, c’est une ville intelligente. Aucune autre, dans ces derniers temps, n’a plus libéralement doté ses écoles, et non seulement les écoles populaires, mais les autres, dont la démocratie a d’ordinaire moins de souci. Comme elle est fière de son histoire, elle a créé de ses deniers, dans sa Faculté des lettres, une chaire spéciale destinée à en répandre la connaissance. Elle sait que, pour qu’on s’attache à un pays, l’habitude d’y vivre ne suffit pas, et que les liens qui nous unissent à lui seront plus solides s’ils s’enfoncent profondément dans le passé. La cité, comme la famille, ne se compose pas seulement des générations présentes, mais de l’ensemble de celles qui ont vécu sur le même sol ; on ne l’aime bien que quand on l’aime dans ce qu’elle a été comme dans ce qu’elle est. Mais on ne peut aimer que ce qu’on connaît. Voilà pourquoi la ville a demandé à M. Jullian, qu’on avait déjà chargé d’enseigner l’histoire de Bordeaux aux étudiants de la Faculté, de l’écrire pour le public. Il l’a fait non seulement avec talent, mais avec une sorte de passion. C’est qu’au fond du cœur il a un autre dessein, et plus relevé, que de raconter les événements du passé. Il veut, en réveillant ces anciens souvenirs, ranimer, chez ceux qui le liront, l’esprit municipal ; il lui semble que ce patriotisme restreint, et par là même plus énergique, sera de force à lutter contre les paradoxes de ces gens à qui l’amour de l’humanité sert de prétexte pour ne pas aimer la patrie ; il croit enfin « qu’en face du despotisme écrasant de l’État et des idées internationalistes, plus despotiques encore, l’esprit municipal peut devenir la sauvegarde de la liberté et de la dignité humaines ». C’est une généreuse espérance, et, comme elle anime tout l’ouvrage de M. Jullian, en écrivant un bon livre, il s’est trouvé faire une bonne action.

Quand M. Lanzac de Laborie s’est mis à fouiller les Archives nationales pour savoir comment s’était exercée la domination française en Belgique, il ne prétendait faire qu’une étude administrative ; il a fait en réalité une étude politique du plus grand intérêt. Lisez son livre, si vous voulez savoir de quelle manière un peuple peut se rendre en quelques années parfaitement insupportable à des gens qui ne demandaient pas mieux que de bien vivre avec lui. Quand la Belgique fut annexée à la France. en 1795, elle n’avait aucune raison de nous mal accueillir. Elle ne pouvait pas regretter son autonomie, n’ayant jamais été indépendante. Elle parlait notre langue, elle lisait nos grands écrivains, elle vivait de notre esprit. Pour achever de nous l’attacher, nous n’avions qu’à la traiter avec douceur, à ménager ses usages, ses traditions, ses croyances ; on fit justement tout le contraire. Non seulement on lui imposa brusquement, sans transition, nos lois, nos habitudes administratives, mais on l’inonda d’un flot de fonctionnaires qui semblaient choisis tout exprès pour nous faire détester. Ce qu’ils firent, M. Lanzac de Laborie l’a très longuement raconté, et le récit en est vraiment curieux. Comme ils voyaient que ce peuple tenait avant tout à sa religion, c’est à sa religion qu’ils s’attaquèrent d’abord. Il ne leur suffit pas de confisquer les biens de l’Église, de fermer les couvents, de déporter les prêtres ; ils imaginèrent toute sorte de tracasseries mesquines, comme pour être plus sûrs de l’exaspérer. Ils défendaient de se reposer le dimanche ou de travailler le décadi ; ils poursuivaient ceux qui allaient à la messe, et ceux qui n’allaient pas aux réunions civiques : sous prétexte que c’est un spectacle affligeant pour un ami de la raison de rencontrer des gens en froc et en soutane, ils proscrivaient le costume ecclésiastique. Enfin ils firent si bien qu’ils soulevèrent contre nous des défiances et des haines que le temps n’a pas encore effacées. Des livres comme celui de M. Lanzac de Laborie sont affligeants et irritants à lire, mais ils peuvent être aussi très utiles, et il convient de récompenser les écrivains sincères qui ont le courage de nous mettre devant les yeux nos fautes passées, pour nous préserver désormais de les commettre.

La part la plus importante du prix Guizot a été accordée aux deux volumes de M. Gaston Maugras sur le duc de Lauzun. Ce n’est guère qu’un recueil d’anecdotes ; mais les anecdotes, quand elles sont bien choisies, en apprennent plus sur une époque que beaucoup de considérations générales. Il s’agit d’ailleurs ici d’un des personnages les plus curieux du XVIIIe  siècle, de celui qui fut le plus naturellement ce que les autres s’efforçaient d’être par fanfaronnade, léger, brillant, libertin, prodigue, corrompu, diseur de bons mots, coureur de bonnes fortunes. À Versailles, on répétait ses plaisanteries, on racontait ses aventures, on l’enviait, on essayait de l’imiter. Quand il visitait les capitales étrangères, Londres. Varsovie, Berlin, on le fêtait, on l’entourait, on voulait le voir et l’entendre. Il s emblait le représentant le plus fidèle de ce pays dont les folies comme les vertus avaient le don de passionner l’Europe. En réalité il ne représentait que ce millier de familles que, du temps de Mme de Sévigné, on appelait « toute la France ». La séduction que cette France restreinte et charmante exerçait sur les contemporains dure encore pour beaucoup de personnes, et M. Maugras n’y a pas tout à fait échappé. Après avoir vécu dans l’intimité de ces gens d’esprit qui connurent si bien « la douceur de vivre », il se demande si, avec nos grands airs de gravité et de vertu, nous valons mieux qu’eux. « Furent-ils fous ? sommes-nous sages ? » c’est la question que se pose M. Maugras sans oser la résoudre. Il ne me semble pas qu’il soit aussi difficile d’v répondre. Je ne sais si nous sommes devenus sages aujourd’hui ; mais assurément ils étaient bien un peu fous : c’est l’impression que laisse le livre de M. Maugras, peut-titre sans qu’il le veuille. Ils étaient fous, de ne pas voir le danger qui les menaçait, ou, le voyant, de ne rien faire pour l’éloigner ; ils étaient fous, à l’approche de la lutte inévitable, de se désarmer eux-mêmes par avance, en acceptant avec enthousiasme les opinions qui leur étaient le plus contraires, en renonçant aux croyances qui faisaient leur force, et ne gardant du passé que les préjugés et les abus. L’ouvrage de M. Maugras nous fait mieux comprendre pourquoi cette société si gaie, si insouciante, si étourdie, s’est abîmée tout d’un coup, comme un décor de théâtre.

Et pourtant ce livre ne nous donne pas une idée tout à fait complète de la fin du XVIIIe siècle. Il y en a qui nous la montrent d’une manière un peu différente, et que, pour être juste, on fera bien de lire aussi. Précisément l’Académie en couronne un cette année qui nous permet, sinon de corriger, au moins d’atténuer l’impression de celui de M. Maugras. C’est l’ouvrage que M. le comte de Ségur a consacré à son aïeul, qui fut maréchal de France et ministre de la guerre de Louis XVI. Le maréchal appartenait à une famille où la décence et l’honneur étaient héréditaires, et où l’on acceptait tous les devoirs de la vie. Les hommes versaient leur sang au service du roi ; les femmes avaient d’autres soucis « que de chercher, pour plus de sûreté, à faire leur paradis en ce monde ». Il y avait donc des gens sérieux et des ménages honnêtes dans cette société où d’abord semble régner sans partage la forfanterie de la légèreté et de la corruption. Quant à la principale figure du livre, celle du maréchal de Ségur, elle est grave et belle. Son ministère n’est plus connu aujourd’hui que par cette fatale ordonnance de 1781 qui lui fut imposée et dont il chercha toujours à atténuer les effets ; c’est une injustice, et nous ne devons pas oublier ce qu’il a fait, avec tant de courage et de succès, pour rétablir la discipline militaire et réorganiser l’armée. Le premier Consul s’en souvenait et lui en était reconnaissant. Le jour où, dans la cour des Tuileries, il fit rassembler sa garde, battre aux champs les tambours et rendre les honneurs militaires au vieux maréchal qui passait, il voulait remercier le ministre de la monarchie d’avoir préparé les armées de la République.

Je n’ai plus à vous parler que de trois prix, le prix Estrade-Delcros, le prix Vitet et le prix Née, que j’ai mis à part des autres, parce que l’Académie les décerne dans des conditions particulières. Elle a voulu, pour ceux-là, se réserver plus directement l’initiative et le choix. Elle n’exige pas que les auteurs posent leur candidature et lui adressent leurs livres, elle ne nomme pas de commission spéciale pour les examiner. C’est dans ses réunions ordinaires que chacun désigne l’écrivain qui lui paraît le plus digne d’une distinction et que l’Académie discute les propositions qui lui sont faites. Cette façon de procéder lui a semblé le meilleur moyen qu’elle avait d’aller chercher le mérite qui se cache ; il lui a paru qu’elle serait ainsi plus sûre de le découvrir et plus libre pour le récompenser.

Le prix Estrade-Delcros, que nous donnons pour la première fois, est un prix extraordinaire que chaque classe de l’Institut doit décerner à son tour. Nous l’avons attribué à un poète, M. Léon Dierx, et, pour justifier notre choix, je n’ai rien de mieux à faire que de répéter ce que nous disait un autre poète, notre confrère, qui est en même temps un juge très éclairé des choses de l’esprit : « L’œuvre considérable de M. Léon Dierx, presque ignorée de la foule, est tenue à très haut prix par les lettrés. Nul n’est plus naturellement et essentiellement poète que M. Dierx ; il vit dans un rêve éternel de beauté et d’amour, qu’il traduit en un langage musical et rythmé d’une douceur infinie et d’une énergique sonorité. C’est un poète noble, mélancolique, grave, et l’homme est comme le poète. Il n’a jamais recherché la faveur du public et le bruit qui se fait autour d’un nom. La haute distinction que l’Académie lui décerne couronne une vie austère et probe consacrée tout entière à la poésie. » J’ajoute qu’elle est comme un dernier hommage que nous rendons à Leconte de Lisle, dont M. Dierx est le compatriote ; l’élève, l’ami, et sur la vie duquel il a voulu régler sa vie.

M. René Bazin, à qui nous donnons le prix Vitet, aime beaucoup à voyager. C’est aujourd’hui un goût assez général, et je ne crois pas qu’on puisse continuer à dire que ce qui caractérise les Français c’est qu’ils ne sortent pas de chez eux. Mais chacun voyage à sa manière. J’en connais que charme surtout l’étude des monuments antiques et qui cherchent plutôt à savoir ce qu’un pays a été que ce qu’il est. M. Bazin n’a pas de ces soucis d’archéologue ; il lui a suffi, en Sicile, d’entrevoir l’admirable temple de Ségeste à la nuit tombante. Ce qui l’attire c’est l’homme, l’homme d’aujourd’hui, dans toutes les complications de sa vie. Il l’a d’abord observé à l’étranger ; puis, il lui est venu à la pensée qu’il n’était peut-être pas besoin d’aller si loin et qu’il pourrait satisfaire sa curiosité sans quitter la France : c’est quelque chose dont on ne s’avise pas toujours du premier coup. Il a donc regardé autour de lui, et les observations qu’il a faites dans son voisinage lui ont donné l’occasion d’écrire un fort aimable volume. M. Bazin a le mérite de voir vite, de bien voir et de très agréablement raconter ce qu’il a vu. Les événements les plus vulgaires, une partie de chasse ou de pêche, une rencontre en chemin de fer, une conversation de table d’hôte, deviennent chez lui de petites scènes très vivantes et fort instructives. Il néglige les grandes villes, qui sont connues ; dans les petites, il visite surtout les vieux quartiers, il monte de préférence dans les vieilles maisons, et il y dé­couvre toute sorte d’originaux dont il nous fait de très amusantes peintures. Mais il aime encore mieux courir les champs. Il cause volontiers avec les paysans, il les connaît bien, et parle d’eux avec une très vive sympathie. Je remarque que, dans ses excursions, il a cette chance heureuse de rencontrer souvent d’honnêtes gens. — il paraît qu’il en reste encore, au moins en province : — et il nous raconte d’eux des histoires touchantes qu’on n’écoute pas sans émotion. Le succès que son livre a obtenu prouve qu’il n’est pas absolument nécessaire, pour se faire lire, de ne décrire que la mauvaise compagnie et de ne peindre que les mauvais sentiments. Espérons qu’il encouragera les écrivains à nous montrer quelquefois l’humanité par ses bons côtés. Si M. Bazin y réussit, on reconnaîtra qu’il a bien mérité d’obtenir le prix fondé par M. Vitet « dans l’intérêt des lettres ».

Reste enfin le prix Née, que nous donnons, comme l’an dernier, à un ouvrage d’histoire contemporaine. Seulement celui de l’année dernière nous faisait le récit de nos victoires ; celui-ci nous entretient de nos désastres. On éprouve de bien douloureuses émotions, on a le cœur bien serré, en lisant les six volumes dans lesquels M. le commandant Rousset nous raconte la guerre de 1870. La plaie est toujours ouverte et saignante, mais, suivant le mot de l’historien romain, il faut y mettre les mains, la sonder et la manier, si l’on veut la guérir. Vous pensez bien qu’un soldat, comme le commandant Rousset, n’a pas apporté à cette étude des vanités d’écrivain. Il a d’autres desseins que de satisfaire la curiosité par la peinture d’événements dramatiques ; il veut en tirer des leçons, et les leçons y abondent. Celle sur laquelle il insiste le plus, c’est que la guerre ne s’improvise pas, qu’il ne suffit pas, comme on nous le disait, d’un élan de courage et de patriotisme pour y réussir, qu’elle exige des connaissances et des vertus particulières auxquelles on doit être d’avarice initié, qu’il n’est pas vrai qu’on ne l’apprenne qu’en la faisant, — sans cela. nous dit M. Rousset, comment comprendrait-on les victoires foudroyantes de Condé et de Bonaparte au début de leur carrière, — que le secret des succès de l’Allemagne, c’est qu’elle est imbue de ce principe qu’en toute chose, même pour les métiers les plus humbles, la théorie doit précéder la pratique, que l’on ne fait bien que ce qu’on a appris à faire et que tout s’enseigne. Ces leçons, et bien d’autres encore, que les événements nous out données, nous les avons payées très cher, mais M. Rousset compte bien qu’elles ne seront pas perdues. Déjà, dans le récit qu’il nous fait de cette guerre funeste, il entrevoit et signale des raisons d’espérer. Il est heureux de montrer que la France ne s’est pas abandonnée elle-même. Qu’elle s’est trouvé des ressources qui, ont surpris le monde, surtout qu’il lui reste ce qu’il appelle l’outil des batailles, le soldat. Nous pouvons croire M. Rousset. qui n’est pas enclin à se flatter ni à nous flatter, quand il nous dit que notre soldat n’a perdu aucune des qualités de sa race, ni la bravoure, ni l’abnégation, ni l’entrain, qu’il a conservé l’instinct militaire, qu’il est toujours capable de tous les dévouements et de tous les héroïsmes. Quant à ceux qui sont appelés à se servir de cette force et à la diriger, M. Rousset a le droit de nous parler d’eux, il les voit de près : il est professeur à l’École de Guerre, et le livre que couronne l’Académie est le résumé de son enseignement. Un enseignement si élevé, si solide, si patriotique, nous donne à confiance en l’avenir. Il est impossible qu’il ne produise pas de bons fruits, et que les jeunes gens qui le reçoivent n’y apprennent pas à acquérir les qualités qui nous manquaient et à éviter les défauts qui nous ont perdus. — C’est avec une tristesse mortelle que nous avons ouvert le livre du commandant Rousset ; nous le fermons avec une invincible espérance.