Discours de réception de Philippe Goibaud-Dubois

Le 12 novembre 1693

Philippe GOIBAUD-DUBOIS

Discours prononcé le 12. Novembre 1693. Par M. DUBOIS, lorfqu’il fut reçû à la place de Mr. Novion, Premier Prefident au Parlement.

 

MESSIEURS,

S’il eft vray que rien n’eft plus capable de flatter la vanité des hommes, que ce qui peut donner quelque opinion de leur efprit, à quoy m’expofez-vous aujourd’huy ; & qui pourroit ne fe pas laiffer prevenir en ma faveur, lors qu’on me voit élevé par vos fuffrages, à ce qui eft regardé de tout le monde, comme la plus haute récompenfe du merite de l’efprit ? Moy-mefme, quoy je n’aye que trop de quoy oppofer, en cette occafion, aux illufions de l’amour propre, je fens qu’elles me feduifent ; & j’oublie ce que je fuis, pour peu que je laiffe aller mon attention à l’honneur que vous me faites.

J’en connois tout le prix, MESSIEURS, & qui pourroit ne le pas connoiftre ? Vous m’affociez à tout ce qu’il y a de plus diftingué, par la fublimité du genie, par tous les talens de l’Eloquence, par toutes les graces de la Poëfie, par tous les trefors de l’Erudition. Vous m’admettez dans une Compagnie illuftrée par les plus éminentes dignitez de l’Eglife & de l’Eftat, dont les décifions paffent par des bouches dignes de prononcer les Oracles des Conciles ; & où vous voyez à cofté de vous, ce que l’Eglife de France fe tient honorée d’avoir à fa tefte.

Tel eft aujourd’huy, MESSIEURS, l’éclat de l’Académie Françoife ; & l’on ne pouvoit moins augurer de l’eftabliffement d’une Compagnie, receuë dés fa naiffance dans le fein du grand Cardinal de Richelieu, dont elle a partagé avec l’Eftat l’application & les foins, recueillie, après fa mort, par un Chancelier d’un merite égal à fa dignité ; & enfin adoptée par le Roy mefme, qui a bien voulu s’en declarer le Protecteur, & qui en a eftabli le fiege jufques dans le fanctuaire de la Majefté Royale ; & c’eft où je me trouve au milieu de vous.

Il femble, MESSIEURS, qu’on ne pouvoit tien adjoufter à un tel honneur : mais vous le rehauffez encore, en me donnant une place où a peine puis-je fouftenir de me voir ; quand je penfe que vous l’avez veuë remplie par un illuftre Magiftrat, d’un merite qui l’avoit élevé jufqu’au faifte du plus Augufte tribunal de la Juftice, d’un nom en poffeffion des plus hautes dignitez de l’Épée, auffi-bien que de la Robe ; d’une fidelité hereditaire[1] & inviolable pour fon Roy, dans les temps les plus difficiles ; d’un efprit aifé ; d’une éloquence vive & concife ; d’une capacité proportionnée à la grandeur de fes emplois ; & dont les changemens de fortune n’ont fervi qu’à faire voir, qu’il poffedoit également, & les vertus de la vie privée, & celles de la Magiftrature.

Voilà, MESSIEURS, ce que vous faites aujourd’hui pour moy, & à quoy l’unité de vos fuffrages adjoufte encore un prix, qu’à peine le plus haut merite auroit ofé promettre ; & qui me rend redevable à chacun de vous en particulier, de l’honneur que je reçois de cette illuftre Compagnie.

Mais autant qu’il eft aifé de voir ce que je vous dois, autant eft-il difficile d’exprimer ce que je fens. Ce n’eft que de vous, MESSIEURS, qu’on peut apprendre à s’expliquer dignement fur un tel fujet ; & pour le faire d’une manière qui euft quelque proportion avec ma reconnoiffance, il faudroit que j’euffe efté parmi vous affez de temps, pour prendre quelque chofe de voftre efprit, & que par vos fçavantes inftructions, j’euffe desja fait quelque progrès dans cet art dont vous eftes les maiftres, qui fçait égaler la force des paroles à toute la vivacité des fentimens, auffi-bien qu’à la hauteur des penfées les plus fublimes.

Jufques-là, MESSIEURS, n’attendez rien de moy, qui puiffe, ny refpondre à ce que vos bontez me font fentir, ny juftifier voftre choix. On n’en devient digne que parmy vous, & ce font vos leçons & vos exemples, qui achevent le merite de ceux que vous élevez jufqu’à vous ; comme c’eft la main du Statuaire, qui donne le dernier prix à la matiere fur quoy il travaille, quelque riche qu’elle put eftre par elle-mefme.

Contentez-vous donc, MESSIEURS, d’un efprit docile, & attentif à toutes les rares productions qu’on voit partir de vos mains ; & au foin que vous prenez de cultiver cette éloquence, qui vous a efté confiée pour la porter à fa plus haute perfection.

Combien avez-vous desja fait pour elle, & que ne vous doit-elle point ? Vos premiers foins ont efté employez à perfectionner noftre Langue ; & comme tout l’art de l’Éloquence ne fçauroit non plus rien tirer d’une Langue informe & groffiere, que le plus excellent Muficien, d’un inftrument ingrat & fans harmonie, vous y avez pourveu, MESSIEURS ; & non contens d’avoir purgé la Langue Françoife de tout ce qu’elle avoit encore de groffier, vous en avez fait une Langue de reffource, & capable de fouftenir toutes les entreprifes de l’éloquence. La preuve en eft dans vos Ouvrages ; & c’eft là qu’elle fe fait voir dans ce haut point de pureté, de force, de nobleffe & de delicateffe, où vous l’avez portée ; & qui luy fait rendre par toutes les Langues vivantes, un hommage qui ne pouvoit eftre mieux marqué que par l’honneur qu’on fe fait dans toutes les Cours de l’Europe, de la fçavoir & de la parler.

Que reftoit-il après cela, que de la fixer dans l’eftat où vous l’avez mife, & de luy affurer l’immortalité ? Et c’eft ce que vous avez trouvé moyen de faire ; en oppofant pour barriere à tout ce qui auroit pû l’alterer, ce fameux Dictionnaire qui eft fur le point de voir le jour, & qui n’a rien de vulgaire que le nom.

Mais ce que vous avez fait pour la langue, n’eft que la moindre partie de ce que l’Éloquence vous doit.

Vous en avez banni ces affectations pueriles, qui eftoient comme fes jouëts dans l’enfance où vous l’avez trouvée, & tout ce fafte d’érudition, qui n’eftoit qu’un fupplément à la difette des penfées.

Vous luy avez ofté cette vaine parure degrands mots, qui entretenoit la fauffe idée qu’on s’en eftoit faite au commencement de ce fiecle ; & vous l’avez réduite à cette noble fimplicité,qui feure de fon prix et de fon merite, dédaigne tous les ornemens eftrangers.

Enfin vous nous avez appris, que pour parler éloquemment, il ne faut que  fçavoir la Langue, & bien penfer ; & que le difcours le plus parfait, eft celuy où la fublimité & la continuité des penfées, laiffe le moins faire d’attention aux paroles ; & que la feule neceffité de paffer par les fens, pour aller à l’efprit, rend différent du langage des Anges.

Voilà, MESSIEURS, ce qu’on attendoit de l’eftabliffement de cette fçavante Académie ; & à quoy vous avez fi parfaitement refpondu.

Auffi n’y avoit-il qu’une éloquence toute de chofes, qui fuft digne d’eftre employée pour la gloire d’un Roy, dont les grandeurs réelles, folides & naturelles n’ont pas befoin que les paroles leur preftent rien ; & dont le panegyrique le plus achevé eft le fimple narré de fa vie.

Bien loin de chercher à relever l’éclat de fes actions, par les fecours de l’éloquence, on n’eft en peine que de le temperer jufqu’à la portée de nos yeux. Et quels yeux ne feroient éblouïs, de ce que le zele & l’amour de fa Religion, autant que le foin de la gloire & de fon Eftat luy font faire, pour rompre les efforts d’une Ligue, qui par une efpece d’enchantement a fceu réunir tant d’interefts oppofez & de Religions différentes, & foûlever contre lui prefque toutes les Puiffances de l’Europe ? Mais à quoy a-t-elle fervi, qu’à tirer la valeur du Roy de la contrainte où fa moderation la tenoit depuis long-temps, & à faire voir par les Conqueftes qu’il fait fur tant d’Ennemis affemblez, ce qu’il pouvoit contre chacun ?

Combien de fuccez fur Terre & fur Mer dans cette derniere Campagne ? Combien de Villes conquifes ? Combien de Batailles gagnées ? Et quelle Victoire plus glorieufe & plus complette, que celle que le Roy vient de remporter en Piedmont ? En quel eftat reduit-elle un Prince, qui fier d’une Puiffance empruntée, a ofé fe mefurer à celle de noftce Maiftre ? Heureux, fi fes difgraces pouvoient luy faire comprendre, qu’il n’y a de falut pour luy que dans les bonnes graces du Roy.

Toute la vie de ce grand Monarque eft pleine de pareils miracles ; mais j’ofe dire, que ce qui fait toute la gloire des autres Princes nuit à la fienne ; & qu’il y a tousjours à perdre pour luy, lorfque par le bruit de fes exploits, il détourne noftre attention de fes vertus intérieures.

Quel fpectacle offrent-elles aux yeux de l’efprit ! Quel prodige que l’alliance qu’il a fceu faire dés fes premieres années, du fouverain pouvoir, & de la fouveraine moderation ! Quel fpectacle, encore une fois, qu’un pouvoir fans bornes, fous le joug de la raifon ; & fi parfaitement affujetti aux Loix les plus feveres, je ne dis pas de l’humanité, mais de l’honnefteté mefme & de la politeffe, que dans toute la vie du Roy, il ne luy eft pas échappé une feule parole, qui puft contrifter le moindre de ceux qui ont l’honneur de l’approcher.

Voilà ce qui acheve dans le Roy, le caractere du véritable Heros ; & qui le diftingue fi noblement de ces faux Heros, dont toute la vertu n’eft que hauteur & férocité.

Si l’on tient compte aux autres hommes, de ce qu’il paroift de modération en eux, quoy que ce ne foit dans la plufpart que l’effet de leur foibleffe & de leur impuiffance, qui peut jamais affez admirer celle d’un Prince qui n’a qu’à vouloir ; & en qui elle n’a point d’autre frein que fa fageffe.

Quelle autre vertu s’y fouftiendroit, fi elle eftoit mife à une telle efpreuve ? & qui eft-ce qui ne fuccomberoit pas quelquefois à l’envie trop naturelle de faire fentir, aux defpens mefme de l’humanité, qu’on eft le maiftre.

Quelles graces n’avons-nous donc point à rendre au Ciel, de nous avoir donné un Prince qui n’oublie point qu’il eft encore plus Pere qu’il n’eft Maiftre, & qui mefme ne le veut eftre que de cette forte, non plus que Dieu, qui en nous ordonnant de l’appeller Noftre Pere, nous fait voir à quoy il reduît le fouverain pouvoir qu’il a fur nous par tant de titres !

Quel trefor pour les Peuples, qu’un Prince qui fe régle fur un tel modele ; & qui fe fouvenant qu’un Pere doit la fubfiftance à fes enfans, pourvoit à celle de fes Sujets, comme Dieu aux befoins de fes creatures ; & dreffe, jufques dans fon Palais, ce qui eft neceffaire pour la leur fournir.

Vous devez à la pofterité, MESSIEURSS, le portrait de cette grande ame. Ses exploits y pafferont par la feule voix de la Renommée, quand vous ne prendriez pas foin de les luy conferver ; mais c’eft à vous à luy tranfmettre, pour l’inftruction des Rois, ce que nous admirons le plus dans le noftre.

Par là, vous leur apprendrez ce qu’ils doivent eftre ; & qu’en vain ils afpireront à la gloire, par le brillant de la valeur, & de la magnificence, s’ils n’ont encore, comme Louis LE GRAND, de l’amour pour leurs Peuples, de l’attention à leurs befoins, & de l’application à les rendre heureux.

Puiffe-t-il eftre tousjours de plus en plus penetré de ces nobles fentimens ! Puiffe-t-i1 faire fans ceffe de nouveaux progrez dans cette forte de gloire, bien plus pure & plus folide, que celle qu’il peut acquerir par toute autre voye ! Puiffe-t-il jufqu’à la centiefme année de fon Regne, faire luire de tels exemples aux yeux des Princes, en qui il a fait paffer avec le fang les femences de tant de vertus ; & puiffe voftre Éloquence fuivre par un fi grand fujet les mouvemens de voftre amour & de voftre zele !

 

[1] Mr. le Prefident de Blanc-Mefnil, ayeul de M. de Novion, fut fur le point d’eftre immolé à la fureur de la Ligue, avec M. le Prefident Briffon.