Réponse au discours de réception de Jean-Baptiste de Mirabaud

Le 28 septembre 1726

Bernard LE BOUYER de FONTENELLE

RÉPONSE

de M. DE FONTENELLE Doyen de l’Académie Francoife, & alors Directeur, au Difcours de M. MIRABAUD le jour de fa reception.

 

MONSIEUR,

On craint quelquefois que les Lettres ne confervent pas encore long-tems dans ce Royaume tout l’éclat qu’elles ont acquis. Il femble qu’elles ne foient plus affez confidérées, & en effet une certaine familiarité que l’on a contractée avec elles, peut leur être nuifible ; beaucoup d’excellens ouvrages ont porté tous les genres d’écrire à un point qu’il feroit très-difficile de paffer ; & dès que l’efprit ne s’éleve plus, on croit qu’il tombe ; la prompte decadence des Grecs, & des Romains nous fait peur, car nous pouvons, fans trop de vanité, nous appliquer ces grands exemples. Cependant quand une place de l’Académie Françoife eft à remplir, quel eft notre embarras ? c’eft le nombre des bons fujets. Nous perdons M. le Duc de la Force : qui joignoit à une grande naiffance, & à une grande dignité plus de goût pour toute forte de Littérature que la naiffance, & les dignités n’en fouffrent ordinairement, & même plus de talents qu’il n’ofoit en laiffer voir, & auffi-tôt notre choix eft balancé entre plufieurs hommes, tous recommandables par différents endroits, & dont le nombre eft fi grand par rapport à l’efpece dont ils font, qu’il fait prefque une foule. Vous avez été choifi, MONSIEUR, mais dans la fuite vous vous donnerez vous-même pour Confreres ceux qui ont été vos rivaux, & cette rivalité vous déterminera en leur faveur.

C’a été votre belle traduction de la Jerufalem du Taffe qui a brigué nos voix. La Renommée n’a encore depuis trois mille ans confacré que trois noms dans le genre du Poëme Epique, & le nom du Taffe eft le troifiéme. Il faut que les nations les plus jaloufes de leur gloire, les plus fieres de leurs fuccès dans toutes les autres productions de l’efprit, cedent cet honneur à l’Italie. Mais il arrive le plus fouvent que les noms font fans comparaifon plus connus que les ouvrages qui ont fait connaître les noms ; les Auteurs célebres des fiécles paffés reffemblent à ces Rois d’Orient que leurs peuples ne voient prefque jamais, & dont l’autorité n’en eft pas moins révérée. Vous avez appris aux François combien étoit eftimable ce Poëte Italien qu’ils eftimoient déja tant ; dès qu’il a parlé par votre bouche, il a été reçû par tout, par tout il a été applaudi, les hommes ont trouvé dans fon Ouvrage tout le grand du Poëme Epique, & les femmes tout l’agréable du Roman. L’envie & la critique n’ont pas eu la reffource de pouvoir attribuer ce grand fuccès aux feules beautés du Taffe ; il perdoit les charmes de la Poëfie, il perdoit les graces de fa Langue, il perdoit tout, fi vous ne l’euffiez dédommagé : le grand, l’agréable tout eût difparu par un ftile, je ne dis pas, foible & commun, mais peu élevé & peu élégant. Auffi le public a-t-il bien fçû démêler ce qui vous appartenoit, & vous donner vos louanges à part. Sa voix, qui doit toujours prévenir les nôtres, vous indiquera dès lors à l’Académie.

Voilà votre titre, MONSIEUR, & nous ne comptons pas la protection que vous avez d’un Prince, la feconde tête de l’Etat. Ces grandes protections font une parure pour le merite, mais elles n’en font pas un ; & quand on veut les employer dans toute leur force, quand on ne veut pas qu’elles trouvent de refiftance, ofons le dire, elles déshonorent le mérite lui-même. Tous les fuffrages auront été unanimes, mais quelle trifte unanimité ! on aura été d’accord, non à préférer celui, qu’on nomme, mais à redouter fon Protecteur. Pour vous, MONSIEUR, vous avez le bonheur d’appartenir à un Prince, dont la modération, dont l’amour pour l’ordre & pour la regle, qualités fi rares & fi héroïques, dans ceux de fon rang, vous ont fauvé l’inconvenient d’être protégé avec trop de hauteur, & appuyé d’un excès d’autorité qui fait tort. Nous avons fenti qu’il ne permettoit pas à fon grand nom d’avoir tout fon poids naturel, & le moyen d’en douter après qu’il avoit déclaré expreffement qu’il aimoit mieux que fa recommandation fût fans effet, que de gêner la liberté de l’Académie ? Il fçavoit, j’en conviens, qu’il pouvoit fe fier à vos talens, & à la connoiffance que nous en avions, mais un autre en eût été d’autant plus imperieux qu’il eût été armé de la raifon & de la juftice. Nous avons droit d’efperer ou plûtôt nous devons abfolument croire qu’un exemple parti de fi haut fera déformais une loi, & votre élection aura eu cette heureufe circonftance, d’affermir une liberté qui nous eft fi neceffaire, & fi précieufe.

J’avouerai cependant, & peut-être, MONSIEUR, ceci ne devroit-il être qu’entre vous & moi ; que mon fuffrage pourroit n’avoir pas été tout-à-fait auffi libre que ceux du refte de l’Académie. Vous fçavez qui m’a parlé pour vous. On en eft quitte envers la plus haute naiffance pour les refpects qui lui font dûs, mais la beauté & les graces qui fe joignent à cette naiffance ont des droits encore plus puiffants, & principalement les graces d’une fi grande jeuneffe qu’on ne peut guere les accufer d’aucun deffein de plaire, quoique ce deffein même fût une faveur.

Quel agréable emploi que celui dont vous êtes chargé ! vous donnez à deux jeunes Princeffes toutes les connoiffances qui leur conviennent ; en même tems que les charmes de leur perfonne croîtront fous vos yeux, ceux de leur efprit croîtront auffi par vos foins, & je puis vous annoncer de plus, que les inftructions qu’elles recevront de vous, ne vous feront pas inutiles à vous-même, & qu’elles vous en rendront d’autres à leur tour. La néceffité de vous accommoder à leur âge & à leur délicateffe naturelle, vous accoûtumera à dépouiller tout ce que vous leur apprendrez d’une féchereffe, d’une dureté trop ordinaire au fçavoir ; & d’un autre côté les perfonnes de ce rang, quand elles font nées avec de l’efprit, ont une langue particuliere, des expreffions, des tours que les fçavans feroient trop heureux de pouvoir étudier chez elles. pour les recherches laborieufes, pour la folidité du raifonnement, pour la force, pour la profondeur, il ne faut que des hommes ; pour une élégance naïve, pour une fimplicité fine & piquante, pour le fentiment délicat des convenances, pour une certaine fleur d’efprit, il faut des hommes polis par le commerce des femmes. Il y en a plus en France que par tout ailleurs, graces à la forme de notre fociété, & de là nous viennent les avantages, dont les autres Nations tâcheront inutilement ou de rabaiffer, ou de fe diffimuler le prix. La perfection en tout genre confifte dans un mêlange jufte de qualités oppofées, dans une réunion heureufe qui s’en fait malgré leur oppofition : l’Eloquence & la Poëfie demandent de la vivacité, & de la fageffe, de la délicateffe, & de la force, & il arrive que l’efprit François, auquel les hommes & les femmes contribuent affez également, eft un refultat plus accompli de différents caracteres. L’Académie croira avoir bien rempli fa deftination, fi par fes foins, & par fes exemples elle réuffit à perfectionner ce goût & ce ton, qui nous font particuliers, peut-être même fuffira-t-il qu’elle les maintienne.