Discours de réception de l’abbé Renaudot

Le 7 février 1689

Eusèbe RENAUDOT

DISCOURS prononcé le même jour 7. Fevrier 1689. par Mr. l’Abbé RENAUDOT, lorfqu’il fut reçu à la place de feu Mr. Doujat.

 

MESSIEURS,

L’honneur que vous me faites eftoit tellement au deffus de mes efperances ; que comme je croirois m’en eftre rendu indigne, fi j’avois ofé y prétendre, j’en fuis encore confus ; & j’ay peine à trouver des termes capables de vous exprimer mon extreme reconnoiffance. La haute réputation de l’Académie, & tout ce qu’elle a d’éclat exterieur, font à la vérité des motifs affez puiffants pour infpirer à ceux qui fe fentent quelque merite, une noble ambition de fe voir unis à un Corps, qui a produit tant d’excellens hommes, que nous confiderons comme les ornemens de noftre fiecle. Mais ceux qui comme moy n’ont à vous offrir que des qualitez fort mediocres, ne peuvent, à mon avis, fe flater d’une penfée fi avantageufe fans manquer au refpect qui vous est deu. C’eft ce qui m’a fait croire que je dévois regarder cet honneur, comme une obligation que vous m’impofez de remplir dignement la place de celuy auquel vous voulez que je fuccede, & par conféquent d’imiter les plus grands hommes qui ont orné voftre illuftre Corps depuis fon établiffement. Ce font, MESSIEURS, des chofes trop difficiles à exécuter, & que je n’ofe vous promettre, puifque toute l’efperance que je puis avoir d’y réüffir, eft qu’il me paroift impoffible de travailler fous de fi excellens Maiftres, fans acquérir au moins une mediocre capacité.

En effet, l’Académie eft plus en eftat que jamais de répandre fes lumieres fur ceux qu’elle honore de fon choix, ayant furmonté tous les obftacles qui avoient retardé fes progrez. Elle eft fixe & établie fur des fondemens auffi folides que la Monarchie, depuis que le Roy fon Protecteur l’a mife dans cette Maifon Royale, non pas pour la rendre particulierr & domeftique, comme fit Augufte, à l’égard d’un fameux Grammairien qu’il retira dans fon Palais, mais pour la mettre en eftat de fervir plus utilement le public. Les Affemblées font plus frequentes, & cette liberté de converfations familieres qui donne occafion à fon établiffement, eft changée en un travail agreable, mais réglé & ferieux. Les Sçavans ne font plus barbares, la politeffe n’eft comptée pour rien fans les belles Lettres ; elles brillent dans tous les travaux de l’Académie. Elle imite noblement les Anciens, & elle en connoift fi bien le merite, que ceux qui les ont le plus heureufement imitez, ne peuvent fouffrir les louanges de les avoir égalez ou furpaffez. Elle s’eft utilement fervie de ce que Rome & Athenes floriffantes ont produit de plus excellent, mais en y joignant le bel ufage à l’exemple de ces fçavans Romains, parmy lefquels les Lettres de Cornelie Mere des Graques, avoient une autorité égale à celle de leurs plus fameux Auteurs.

C’eft ainfi que l’Académie eft parvenuë à ce bon gouft, qui a porté la Langue, l’Eloquence & la Poëfie Françoife au fouverain degré de perfection, où nous pouvons dire qu’elles font arrivées. La perfection d’une langue ne confifte pas dans cette abondance de mots inutiles ou eftrangers, qui fait la richeffe imaginaire de la plufpart des autres langues vivantes ; non plus que l’éloquence dans cette fécondité importune de paroles & de penfées ; qui n’a diftingué le ftile Afiatique, que pour le faire éviter. Une langue eft affez riche, quand avec tous les termes neceffaires des Sciences & des beaux Arts, elle fournit abondamment des expreffions heureufes, faciles & nobles felon la variété des fujets. On connoift affez la richeffe de la noftre puifqu’elle réuffit également dans les matières les plus differentes, & que les autres n’en peuvent reprefenter toutes les beautez. Elle feule ne peut fouffrir ce faux fublime, autant admiré autrefois, que mefprifé prefentement, & qui ne fubfifte plus que parmy ceux qui n’ayant aucun commerce d’efprit avec la France, peuvent eftre confiderez comme barbares. Enfin, elle eft ennemie de tout ce qui eft contraire au bon fens, & cette perfection qui luy eft toute particuliere, fait que la politeffe & le choix des paroles ne font pas l’éloge d’un Auteur François, fi le bon fens ne regle fes penfées & fes expreffions. Ainfi comme Ciceron difoit autrefois que l’élégance Attique confiftoit à écrire & à parler jufte ; nous pouvons dire que l’élégance, & mefme la pureté de la Langue Françoife ne peuvent fubfifter fans la Jufteffe, fans la netteté & fans tous les autres avantages du bfon ftile.

Ces véritables beautez n’ont jamais efté mieux connuës que par les excellens Ouvrages de tant d’illuftres Académiciens, qui comme de parfaits modeles ont formé & forment tous les jours des Orateurs, des Poëtes, & toute forte de bons Efrivains : Et en cela l’Académie a non feulement accompli, mais furpaffé les fouhaits du Cardinal de Richelieu fon Fondateur. Une mort prématurée par un fort affez ordinaire aux grands hommes, l’empefcha de goutter les fruits qu’il efperoit d’un fi bel eftabliffement. Elle priva trop toft la France de ce Miniftre qui luy eftoit encore fort neceffaire de forte qu’il ne put voir les commencemens d’un régne fous lequel eftant foulagé du fardeau de toutes les affaires, il auroit pî parvenir à une auffi heureufe vieilleffe, que ce fçavant Chancelier que l’Académie confidere  comme fon fecond pere. Mais il ne pouvoit avoir cette fatisfacfion fans eftre pénétré d’une joye à laquelle l’amour du bien public, l’auroit rendu incomparablement plus fenfible. Il auroit veu régner ce Prince, accordé après vingt-quatre ans, aux vœux de la France, mais qu’il vit naifte trop tard, pour croire qu’il puft la maintenir dans cet eftat, que les miferes paffées faifoient confiderez comme floriffant. Il pouvoit encore moins efperer que ce Prince naiffant puft exécuter ces vaftes projets compris dans fon Teftament politique, qui paroiffoient les feuls moyens de rendre le Royaume paifible, heureux, abondant & redoutable à toute l’Europe.

Il femble que ces projets qui peuvent eftre confiderez comme le dernier effort de l’efprit humain, après eftre demeurez dans l’oubli plus de quarante ans, n’ayent paru depuis que pour faire mieux efclater la gloire de noftre grand Roy. Car on ne les peut comparer à ce qu’il a fait depuis qu’il a pris le gouvernement en main, fans avouër que fes lumieres & la force de fon génie ont efté fort fuperieures à celles de ce MinifIre, fes moyens plus fimples, fes voyes plus courtes, & le fuccez plus grand pour le bien de l’Eftat & l’eftabliffement folide de l’autorité Royale.

La France bornoit alors fes fouhaits à des avantages beaucoup moindres que ceux dont elle jouït fous ce Régne. Elle fouftenoit vigoureufement les guerres, qu’elle n’avoit peu prevenir par des négociations adroites. Des armées mediocres faifoient la feureté de fes Frontieres, & une ou deux Villes conquifes rempliffoient dignement une Campagne. Le defordre des Finances & de la Juftice, les Duels, les Brigandages & tant d’autres maux eftoient foufferts comme inveterez & fans remede. Il paroiffoit impoffible de reformer tous les corps. L’herefie, difoit-on, avoit pris de trop fortes racines pour pouvoir eftre extirpée. Vous vous fouvenez, MESSIEURS, qu’on parloit ainfi avant l’Année 1661. année remarquable, & qui doit tousjours eftre diftinguée comme une des plus glorieufes de noftre Hiftoire. Car c’eft alors que nous avons commencé à mieux connoiftre noftre grand Roy en mefme temps qu’il commençoit à jsetter ces nouveaux fondemens de grandeur & de puiffance où nous voyons la Monarchie élevée. Ces armées nombreufes qui font la terreur de toute l’Europe, ces puiffantes flotes occupées prefque tousjours contre les ennemis du nom Chreflien : cette exacte difcipline qui fait mouvoir ces grands corps en un inftant : ces places imprenables qui ferment l’entrée du Royaume : ces conqueftes qui en ont eftendu fi loin les limites, ces beaux eftabliffemens pour élever la jeune Nobleffe, & pour faire fubfifter ceux qui ont vieilli dans le fervice, tant de loix falutaires pour la reformation de tous les corps, la fuppreffion des Duels, l’extirpation de l’herefie : cet ordre admirable & neceffaire, mais inconnu dans l’adminiftration des Finances : enfin tant d’autres merveilles ont autant furpaffé les lumieres du Politique le plus éclairé de fon fiecle, que celuy-cy furpaffoit le commun des hommes. Ses projets feront connoiftre à la pofterité la grandeur de fon genie, & fon zele pour le bien public ; quoy que le temps en euft prefque fait perdre la memoire, & qu’une longue minorité & divers autres obftacles en ayent empefche l’execution : Mais il falloit en quelque maniere qu’ils difparuffent comme n’eftant plus fi necceffaires, auffi-toft que Dieu donniît à la France un Roy capable d’entreprendre & d’executer à l’âge de vingt-trois ans, de plus grandes chofes, que ce Genie extraordinaire n’avoit penfé, aprés l’avoir gouvernée prefque auffi long-temps, avec cette autorité que nous ne connoiffons plus.

Si le zele & les meilleurs fentimens d’un bon fujet pouvoient m’infpirer de l’éloquence je hazarderois, MESSIEURS, de m’eftendre davantage fur cette inépuifable matiere. Mais puifque les plus parfaits Orateurs, les Poëtes & mefme les Hiftoriens avouënt qu’elle eft au deffus de leurs forces, je ne pourrois m’y engager fans une grande temerité. Ainfi je me reduis à faire avec vous & avec toute la France, des vœux pour la confervation de noftre incomparable Monarque & pour la profperité de fes deffeins, autant impenetrables qu’inévitables à fes ennemis dont les principaux font auffi les plus cruels ennemis de la Religion Catholique. Qui peut douter que Dieu qui a mis entre les mains du Roy toute la protection vifible de fon Eglife, ne combatte pour fon illuftre défenfeur, qu’il n’a, ce femble, comblé de gloire & de puiffance que pour s’en fervir à la faire triompher, lorfque tant d’autres Princes demeurent dans un affoupiffement inexcufable ?

Cette malheureufe politique qui leur a fait abandonner les interefts communs de la Religion, & des Teftes: couronnées doit les faire trembler, puis qu’elle n’a fervi qu’à faire reuffir des entreprifes abominables contre un Grand Prince qui n’a trouvé de confolation que dans 1’amitié du Roy. Qui pourra dignement exprimer ces vives inquietudes, & ces foins employez avec tant d’empreffement & de fuccez, pour mettre en feureté la perfonne de ce Prince, & pour luy conferver l’heritier de fa Couronne & de fa foy ? Les cris de ce jeune Prince, victime innocente d’une ambition dénaturée, qui fouffre en naiffant une rude perfecution pour la foy ; dont on craint qu’il ne foit quelque jour le véritable défenfeur : ces cris comme ceux de ces enfans facrifiez pour JESUS-CHRIST, percent le Ciel & montent jufqu’au Throfne de Dieu. Ils luy demandent juftice & vengeance des ennemis de fon faint Nom, qui n’ont renverfé fes Autels, que pour renverfer les Throfnes des Rois, qui font l’image vivante de fa divine puiffance. Mais quelle peut eftre cette vengeance & cette juftice, finon de nouvelles victoires pour le Roy, dont le bras invincible a tousjours efté le plus ferme appuy de la Religion & de l’innocence opprimée ?

Si le malheur de la Chreftienté a fufcité d’autres ennemis à la France : ils ont desja connu par une campagne courte, mais fort glorieufe, ce qu’ils doivent attendre de cette guerre qu’ils ont allumée. ils ont perdu en moins de trois femaines, une place importante qui leur avoit coufté un fiége de plus de quatre mois.

Ils ne craignoient que le Roy, & ils ont appris à craindre un autre luy-mefme, dans lequel ils ne voyoient que l’efclat de la naiffance, fans découvrir une image parfaite des vertus de fon Augufte pere. Cette premiere campagne leur a fait voir que fi l’experience feule forme les autres Capitaines, l’exemple & les inftructions du Roy fuffifoient pour former ce jeune Héros au milieu d’une profonde paix. Admirons en cela, MESSIEURS, les fentimens tendres d’un bon pere, quoy qu’ils ayent affez paru dans toute la fuite de cette belle éducation, qui a preparé Monfeigneur le Dauphin à faire d’abord des coups de Maiftre. Mais admirons encore plus le véritable caractere d’un pere de la Patrie, qui applique tous fes foins à imprimer dans le cœur de fon fucceffeur tant de vertus heroïques, qui luy ont attiré d’abord l’amour, & le refpect des troupes, & rendu fon nom redoutable à nos ennemis : Que ne devons-nous pas donc efperer, lorfque ces trois jeunes Princes, qui dans un âge fi tendre, font desja connoiftre ce qu’ils feront quelque jour, commenceront à marcher fur les traces de leur pere fous la conduite de leur Ayeul. Ce fera alors, MESSIEURS, que l’Académie aura encore de nouvelles matieres pour exercer fon éloquence. Je m’eftimerois fort heureux, fi jufqu’à ce temps-là, je pouvois affez profiter de vos exemples pour avoir part à de fi nobles travaux. J’efpererois d’y réuffir, fi je pouvois imiter illuftre Monfieur Doujat, dont je dois remplir la place. Il eftoit connu dans toute l’Europe par un grand nombre de beaux ouvrages. Il excelloit non feulement dans la connoiffance du Droit, mais auffi dans toutes les parties de la belle littérature. Ses occupations continuelles & l’affiduité de fa proffeffion, ne diminuoient pas celle qu’il avoit à toutes les fonctions Académiques. Sa vertu, & particulierement fa grande charité envers les pauvre, qu’il cachoit avec tant de foin, eftoient encore d’un plus grand prix. Vous ne pouviez, MESSIEURS, me propofer un plus bel exemple, ny plus difficile à imiter. Tout ce que je puis faire eft de tafcher d’acquérir par un travail affidu les qualitez qui me manquent, pour remplir dignement fa place : de fuppléer par la foufmiffion & par ma docilité, celles qui ne peuvent s’acquérir par le travail, & enfin n’oublier jamais que je tiens de voftre pure grace, la place que vous voulez bien me donner parmy vous.