Réponse au discours de réception de Boileau-Despréaux

Le 3 juillet 1684

Pierre CUREAU de LA CHAMBRE

Réponse de Mr. l’Abbé de LA CHAMBRE au Difcours de Mr. Boileau Defpreaux le jour de fa reception.

 

MONSIEUR,

CE concours extraordinaire de tant de Perfonnes de qualité & de merite, que voftre grande reputation nous a attirées icy ; ce doux & agreable murmure d’applaudiffemens & de louanges fur l’éloquent Difcours que vous venez de prononcer : cette demonftration de joye fi bien peinte fur le vifage & dans les yeux de la Compagnie, marquent affez que vous eftiez tres-digne d’entrer dans cette lice d’honneur où nous courons tous à l’envi ; que vous meritiez que l’on vous en applanift le chemin, & que l’on vous en ouvrift fans plus differer toutes les barrieres ; que nous ne pouvions mieux ny plus avantageufement remplir la place de celuy[1] de nos Athletes qui a fourni avec tant de fuccés la carriere la plus longue, & qui fe trouvoit par fon ancienneté à la tefte de l’ACADEMIE FRANÇOISE.

Sa perfonne nous eftoit chere par bien des endroits & par plufieurs confiderations publiques & particulieres. Il s’eftoit rendu recommandable parmi nous, par l’alliance & la liaifon eftroite qu’il avoit contractée de longue main avec l’illuftre Monfieur Conrart, que l’on doit regarder comme le premier Inftituteur & le premier Fondateur, non pas de cette ACADEMIE glorieufe & triomphante qui a pris un fi grand vol, reveftuë de la pourpre des Cardinaux & des Chanceliers ; protegée par le plus grand Roy de la Terre, logée dans fon propre Palais, remplie de Princes de l’Eglife & du Senat, de Miniftres, de Ducs & Pairs, de Confeillers d’État, de Plenipotentiaires, de Gouverneurs de Provinces, de Chevaliers de l’Ordre, qui fe dépouillant tous de leur grandeur, & quittant leurs qualitez à la porte de cette Salle, fe trouvent heureufement confondus pefle-mefle dans la foule d’une infinité d’excellens Auteurs, Hiftoriens, Poëtes, Philofophes, Orateurs, fans diftinction & fans prefeance quelconque. Nous ne reconnoiffons point, dis-je, cet homme incomparable pour Fondateur de cette celebre & floriffante Académie : nous n’avons garde de démentir noftre origine qui eft toute celefte : elle defcend des Dieux, pour parler leur langage & le voftre, MONSIEUR ; mais nous l’avoüons pour Inftituteur de cette petite Académie naiffante, formée feulement de sept ou huit perfonnes d’élite, que l’amour des Lettres avoit raffemblez pour conferer enfemble des productions de leur efprit, & pour fe perfectionnner mutuellement.

Dans cette Ecole d’honneur, de politeffe & de fçavoir, l’on ne s’en faisoit accroire, l’on ne s’enteftoit point de fon prétendu merite, l’on n’y opinoit point tumultuairement & en defordre ; perfonne n’y difputoit avec altercation & aigreur, les defauts eftoient repris avec douceur & modeftie, les avis receus avec docilité & soumiffion : bien loin d’avoir de la jaloufie les uns des autres, l’on se faifoit un honneur & un merite de celuy de fes Confreres, font on fe glorifioit plus que du fien propre. AU lieu d’infulter aux foibleffes infeparablement attachées à l’humanité, (difons-le hardiment, pourquoy le diffiuler ?) & encore plus à la profeffion des Lettres humaines qui femble en devoir eftre plus exempte que les autres, & qui l’eft moins en effet par un malheur déplorable, par une eftrange fatalité que  Dieu a permife pour nous humilier tous tant que nous fommes ; l’on fe faifoit une loy expreffe de cacher les défauts de fon prochain, de les étoufer dans le fein de la Compagnie, d’en dérober la connoiffance aux eftrangers, fans s’eftudier à en régaler ceux de dehors, ou à en divertir le Public par de fanglantes railleries aux defpens des particuliers & de fes plus chers amis : jamais femblables à ces arbres fauvages qui ne croiffent que fur les ruines des grands édifices.

Là chacun s’efforçoit de devenir de jour en jour plus fçavant & plus vertueux, l’on afpiroit fans ceffe au fommet de la perfection & de la fageffe, fans s’imaginer fauffement que l’on y eftoit defja parvenu, fans fe flater d’une douce & agreable réverie caufée par les illufions de l’amour propre, qu’on laiffoit les autres bien loin derriere, hors d’eftat d’y pouvoir jamais atteindre. Aveugle & maudite prévention ! qui a perdu de tout temps une infinité de bons efprits & qui regne aujourd’hui plus que jamais, à la honte d’un fiecle auffi poli & auffi éclairé que le nôtre.

Là chacun eftoit maiftre & difciple à fon tour, chacun donnoit & recevoit, tout le monde contribuoit à un fi agrable commerce ; inégaux, mais tousjours d’accord : celuy qui eftoit repris & corrigé, s’eftimoit plus heureux que celui qui corrigeoit ; le vaincu s’en retournoit plus glorieux, plus fatisfait, & plus chargé de dépouilles, que le vainqueur.

Heureux temps ! où (pour me fervir des propres termes tousjours fi elegansde noftre fidele Hiftorien[2]) comme dans un âge d’or, avec toute l’innocence & toute la liberté des premiers fiecles, fans bruit & fans pompe,& fans autres loix que celle de l’amitié ; l’on gouftoit enfemble tout ce que la focieté des efprits & la vie raifonnable ont de plus doux & de plus charmant.

Nous ne fçaurions trop le reconnoiftre & le publier, nous ne fçaurions trop faire valoir un Homme qui dans fon genre n’aura peut-eftre jamais fon pareil. C’eft à Monfieur Conrart, Fondateur de cette Ecole, la fource de tout ce qui a paru depuis de grand dans l’Empire des Lettres Françoifes, que nous devons la premiere idée de noftre eftabliffement ; que nous fommes encore redevables de l’illuftre Confrere auquel vous fuccedez, MONSIEUR. Il avoit pris plaifir de le former, de luy donner du gouft, pour les belles Lettres, de luy infpirer de l’ardeur pour les exercices de l’Académie ; il luy en, avoit menacé l’entrée & ouvert toutes les portes ; & il l’eftimoit tant, qu’il l’a choifi à fa mort pour l’interprete de fes dernieres volontez, & l’arbitre des différends de fa Famille. Tellement que ce n’eft pas tout-à-fait fans raifon, & en m’écartant beaucoup de mon fujet, que j’en ay parlé icy un peu trop au long, à la vérité, je le fens bien ; mais par un excés d’amour & de tendreffe, que vous me pardonnerez d’autant plus volontiers, MESSIEURS, que vous en auriez tous efté coupables comme moy.

Si la main qui nous a donné Monfieur de Bezons, eftoit fi precieufe, la place qu’il a occupée nous eftoit tout d’une autre confiderafion, puifque c’eftoit celle-là mefme qu’a remplie pendant prés de huit ans Monfeigneur le Chancelier SEGUIER, lorfqu’il voulut bien faire l’honneur à la Compagnie d’y prendre feance comme fimple Académicien, quoy qu’il fuft déja Garde des Seaux, & qu’on euft parlé de le faire Comprotecteur avec le Grand Cardinal de RICHELIEU ; pour diftinguer en quelque forte un merite fi fort élevé au deffus des autres, à quoy fa modeftie naturelle & fa reconnoiffance pour fon bienfaiteur s’oppoferent formellement.

Vous vous appercevez fans-doute, MESSIEURS, que je me fais icy une grande violence, & que j’ay toutes les peines du monde à me retenir fur la pente naturelle de mon cœur, qui me porteroit à dire quelque chofe à la louange de ce Grand Chancelier, dont je me confefferay éternellement redevable, quelques marques que je luy aye données ce ma gratitude. Mais il fiéroit mal à un Directeur de l’Académie d’en enfreindre les loix, & de ne fe pas contenir dans les bornes qu’il prefcrit aux autres. Ainfi je me renferme dans moy-mefme, fans me répandre au dehors fur un fujet qui fait la plus douce de mes penfées, & je rentre dans ma matrice fans plus en fortir.

Cette place fut d’un bon augure, d’un heureux préfage, & portera bonheur à noftre illuftre Confre. Le Chef de la Juftice goûta fon efprit, le prit en amitié , fit valoir fes fervices auprés du Prince fuivant la paffion dominante qu’il a toûjours eüe pour le vray merite, & pour contribuer à fon élevation, d’Avocat Général au Granc Confeil, il fut envoyé Intendant en Languedoc. A fon retour, il fut nommé Confeiller d’Eftat ordinaire, employé dans les plus delicates Commiffions de la Couronne. Il foûtint merveilleufement bien ce choix. Il avoitun talent tout particulier pour démefler les affaires, quelque embaraffées & quelque épineufes qu’elles fuffent. Ses lumieres vives & penetrantes le faifoient d’abord entrer jufques dans les replis les plus cachez, percer d’un clin d’œuil dans ces antres tenebreux & profonds du cœur humain & de la chicane.

Ce Palais retentit encore des oracles qu’il y rendus alternativement, & comme Affeffeur du Prince, & comme Membre & Directeur de l’ACADEMIE FRANÇOISE : paffant d’un Tribunal à un autre, après avoir jugé des differends des Parties, de la deftinée des hommes, fixé par fes Arrefts le repos des familles ; il venoit décider des diffèrentes façons de parler, du bon & du mauvais ufage des phrafes & des mots, fixer & embellir noftre langue : car il eut le plaifir de voir dans la fuite des temps cette Salle metamorphofée en Parnaffe ; de Temple de Themis devenir le Temple d’Apollon & des Mufes, par la deftination d’un Prince qui agit toûjours avec tant de difcernement & de fageffe.

LOUIS LE GRAND a ordonné dans le fort de la guerre, que ce mefme lieu où l’on avoit de tout temps rendu la juftice aux, particuliers, dans le fouverain, & le plus augufle Tribunal de fon Royaume, fuft publiquement confacré à rendre juftice dorefnavant à la vertu, au fçavoir & à l’éloquence ; qu’on n’y intentaft plus de procez que contre l’ignornce & la barbarie, que Sa Majefté voudroit pouvoir bannir de fon Royaume, comme tant d’autres monftres qu’elle a glorieufement exterminez. Pour cet effet LOUIS LE GRAND a fait affembler fous un mefme lambris ces Morts immortels, ces Precepteurs perpetuels du Genre humain, les Auteurs de toutes les nations, & de tous les fiecles les plus élegans & les plus polis, avec ceux qui honorent noftre Siecle & noftre Patrie par leurs conferences & par leurs écrits, & qui font, fi je l’ofe dire, autant de livres parlans & animez.

Nous voyons, MONSIEUR, avec plaifir une partie de ces belles qualitez réunies en vous, & d’autres d’auffi grand poids & de plus d’ufage pour noftre commerce : vos feuls Ouvrages nous peuvent tenir lieu de tout. C’eft-là qu’on trouve un genie libre & heureux, de la fublimité & de l’élevation, un tour incomparable de vers, un ftile nombreux & periodique, plein de grace & de majefté, quelque chofe d’harmonieux qui tranfporte & qui ravit l’ame, par de beaux accords plus durables & auffi touchans que ceux de la Mufique ; par tout un grain de ce fel Attique qui feul a prefervé de la corruption les Ouvrages des Anciens, fur lefquels vous avez encheri par une noble & louable émulation. Bien loin de tomber dans une imitation baffe & fervile, qui n’oferoit porter fes pas quafi qu’en tremblant fur les veftiges d’autruy, vous redreffez fouvent vos conducteurs & vos guides, par une heureufe hardieffe, qu’il vous plaift qualifier de temerité ; vous les ramenez dans le bon chemin, quand ils s’en font égarez.

De forte que nous n’eufmes jamais tan fujet de nous confoler & d’effuyer nos larmes, à la cheute, helas ! trop frequente de ces Etoiles de la premiere grandeur, de ces Aftres bien faifans, qui toft ou tard font confinez dans un climat obfcur, dans les tenebres du tombeau, quoy qu’ils deuffent briller pour toûjours fur noftre hemifphere, & nous communiquer fans ceffe leurs influences & leurs lumieres.

C’eft fur ce parallele de ce que nous avons perdu, & de ce que nous recouvrons aujourd’huy, MONSIEUR, en vous, que je me ferois referé avec une extrême fatisfaction, fi vous m’euffiez donné pluftoft part de voftre arrivée, fi vous m’euffiez laiffé plus de temps pour me reconnoiftre, pour me preparer à vous recevoir, pour prendre nos habits de ceremonie, & faire les honneurs du Louvre, à quoy je ne m’attendois nullement à la veille de fortir de Charge : mon temps mefme eft expiré, & m’a efté prolongé par tolerance & par grace fpeciale.

Un excellent ouvrier comme vous, devoit bien penfer que l’on ne met pas en œuvre du foir au lendemain, le Marbre, le Bronze & le Porphyre ; qu’il eft plus mal-aifé d’employer ces matieres precieufes, que les communes. Les grands fujets font plus difficiles à traiter, &demandent plus de temps que les médiocres & les vulgaires. Prenez-vous-en donc à vous-mefme, MONSIEUR, fi je réponds fi mal à vôtre attente, fi je me tais dans une fi belle occafion qui s’eft offerte trop tard à moy de parler. C’eft un facrifice qui me coufte beaucoup plus qu’une harangue préméditée & dans les formes.

Je me contente de fuivre les fentimens de mon cœur, auffi plein de paffion & d’eftime pour voftre rare merite, que feu mon Pere en avoit pour un autre vous-mefme, pour ce cher Frere[3], à qui il a fervi autrefois, par une heureufe conjoncture, d’Introducteur dans cette Affemblée : nous en confervons cherement le fouvenir, quoi que nous en ayons fi peu jouï. Vous l’allez faire revivre à nos yeux avec plaifir, & en renouveller fans celle l’agréable idée.

Permettez-moi donc de finir, en vous difant pour tout éloge, quelque ennemy déclaré que vous foyez des loüanges, qu’il vous eft bien doux, & bien glorieux, d’eftre en partie caufe que noftre nouvel Alexandre ne tombera point dans la jaloufie que prit l’ancien contre Achille, de ce qu’il n’avoit pas Homere comme luy pour décrire fes beaux faits, & pour trompette de fes1ouanges.

Nous en comptons heureufement plufieurs dans noftre Corps, qui animez d’une noble & genereufe ardeur fe joindront à vous dans un fi beau deffein, & qui tous enfemble, q’ils ne peuvent égaler leurs éloges à fes vertus héroïques, comme nous en defefperons, feront du moins connoiftre à toute la Terre, par leurs efforts impuiffans, que LOUIS LE GRAND n’a jamais pû eftre égalé par qui que ce foit ; pas mefme par le fublime & le merveilleux de la Poëfie qui n’y aura pû atteindre ; qu’il aura glorieufement furmonté tout le Monde, & qu’il s’eft encore rendu auffi maiftre abfolu de luy-mefme, que des autres, par une moderation fans exemple inconnue à tous les Conquerans.

 

[1] Monsieur de Bezons, Conseiller d’Etat.

[2] Mr. Pellisson, Maiftre des Requeftes.

[3] Monfieur Gilles Boileau.