Réponse au discours de réception de Géraud de Cordemoy

Le 12 décembre 1675

François-Séraphin RÉGNIER-DESMARAIS

DISCOURS prononcé le 12. Decembre 1675. par Mr CORDEMOY, lorſqu’il fut reçû à la place de Mr. de Balesdens.

 

MESSIEURS,

C’EST une eſpece de merite dans le public, que d’être d’une Compagnie où tout le monde a du mérite ; & je dois regarder comme un grand honneur, celuy que j’ay d’être parmy tant de perſonnes illuſtres. Mais quand je penſe qu’il faut leur reſſembler pour être digne de cet honneur, je ſens en moy toute la peine d’être un homme à qui il reſte un peu de raiſon & de bonne foy peut reſſentir, quand il ſe trouve dans une place qu’il ne mérite pas.

L’Académie ne trouve rien en moy de ce qu’elle vient de perdre ; & toutes les fois qu’elle perdra quelques-uns de ceux qui l’ont fondée, elle doit gemir : car il eſt bien difficile de trouver des hommes, qui ayent auſſi avantageuſement, que ceux-là, toutes les qualitez propres à vos exercices.

Le commun des hommes ne s’applique pas autant qu’il le faut à toutes les choſes, qui en peuvent rendre capable. Étudier ſcrupuleuſement juſques aux moindres particules d’une langue ; en examiner ſoigneuſement tous les mots ; rechercher exactement leur ſignification dans le ſens propre ou dans le figuré ; tout ce détail eſt trop penible, & ne leur paroît pas avoir une aſſez belle fin pour s’y devoir attacher.

Cependant, MESSIEURS, peut-on ſans deſcendre à tout ce détail, devenir ce que vous êtes ; grands Orateurs, grands Poëtes, grands Hiſtoriens ? Peut-on ſans ce travail mettre une Langue en état de conſerver à la poſterité tout ce qui eſt digne de memoire, & une Nation comme la notre n’eſt-elle pas à plaindre, quand pour apprendre à ceux qui naiſſent d’elle les grandes actions de leurs peres, elle eſt obligée d’emprunter la Langue d’une autre nation, & d’une Nation qu’elle a ſoumiſe par les armes ?

On a veu les François quatre cens ans après l’établiſſement de la Monarchie ſe rendre maîtres de l’Occident ; maintenant encore ce n’eſt que ſous leur nom que tous les Peuples de cette partie du monde ſont connus à ceux de l’Orient, & ils ne peuvent avoir acquis cette grande reputation, que par un grand nombre d’actions fort memorables. Cependant que nous en reſte-t-il ? Quelques-unes à la verité ſe ſont ſauvées de l’oubli parce qu’elles ont eſté recueillies en mauvais latin : mais que pouvoient exprimer nos premiers Auteurs dans une langue qu’ils entendoient à peine ; & que n’auroient-ils point dit des François s’ils euſſent eu déslors une langue aſſez épurée, & aſſez abondante pour faire bien entendre tout ce qu’ils en ſçavoient ?

Charlemagne qui fut ſans contredit le plus grand Capitaine, le plus ſage Prince, & l’un des plus ſcavans hommes de ſon temps, avoit ſi bien reconnu ce défaut, qu’après avoir fait recueillir tout ce que l’on avoit écrit des François, juſques alors, il commença luy même une Grammaire de leur langue, & ce fut apparemment un des ſujets qui l’obligerent à former dans ſon Palais même cette belle Académie, où toutes les perſonnes de ſa Cour, en qui il remarqua de la politeſſe & de l’amour pour les belles lettres, furent appelées.

Ce Prince ſçavoit ſans doute tous les chemins qui menent à la gloire, & quand on conſiderera qu’il entreprit ce travail dans un temps où il avoit trois guerres à ſoûtenir ; comme celle des Normands qu’il chaſſa des bords de la mer Baltique ; celle des Sarraſins qu’il chaſſa au delà l’Ebre ; & celle des Grecs qui luy demanderent enfin la paix pour l’empêcher d’étendre ſes conquêtes au delà des deux Pannonien ; on verra qu’il jugeoit bien important pour la gloire des François, de mettre leur langue en état de ſervir à conſerver la mémoire de leurs actions.

La même raiſon pouſſoit ſans doute feu Monſieur le Cardinal de Richelieu, lors qu’il engagea Louis XIII. à accorder les Lettres qui ſervirent à l’établiſſement de cette Académie. Il regarda cet établiſſement comme une affaire bien plus ſerieuſe que ne penſoient quelques perſonnes qui avoient de moindres vues que ce grand Miniſtre. Ils étoient indignez de voir qu’il penſât à ériger une Académie pour la Langue Francoiſe, dans un temps où la France leur paroiſſoit expoſée aux plus grands maux qu’elle eût jamais reſſentis. Ils voyoient toute l’Europe en armes ; ils ſçavoient que feu Monſieur le Cardinal de Richelieu avoit excité la tempête, & ne penetrant pas la profondeur de ſes conſeils, ils jugeoient qu’il ne s’étoit declaré comme il avoit fait contre l’hereſie que par ambition, & ne croyoient pas, lors qu’il faiſoit tant d’efforts pour abattre une Maiſon, qui n’a jamais vû ſans jalouſie l’éclat de la Maiſon de France, qu’il eût d’autres deſſeins que d’abattre ceux qui s’oppoſoient à ſa propre élevation. Voilà ce qu’ils penſoient : mais qu’ont-ils vû ? La France plus glorieuſe par cette guerre, & plus floriſſante que jamais : l’orgueil de ceux qui la vouloient opprimer dompté : l’hereſie abattuë ; & ce Grand homme dont la conduite n’étoit déjà que trop juſtifiée par tant de ſuccés, declarer en mourant qu’il n’avoit point d’autres ennemis que ceux de la Religion & de I’Etat.

Il ſçavoit qu’en conſeillant cette guerre, il ouvroit au Roy ſon Maître le plus beau chemin par où ce Prince pût aller à la gloire & voyant qu’elle donneroit occaſion à mille actions éclatantes qui auroient beſoin d’excellens Écrivains, il crut devoir également s’appliquer à ce qui devoit ſervir de matiere à tant de triomphes, & à ce qui en devoit rendre le ſouvenir éternel.

Voilà pourquoy, MESSIEURS, dans le temps qu’il méditoit ces hautes entrepriſes, il conſultoit ſi ſoigneuſement l’Académie ſur tous les moyens de rendre la Langue plus pure & plus abondante. Quelle gloire à ceux qui ont commencé ce bel ouvrage avec luy ! que ne doit-on pas à leurs veilles !

Mais, MESSIEURS, ſi ceux qui vous ont precedez ont eu de la gloire, une gloire beaucoup au deſſus de la leur vous eſt reſervée. Ils ont commencé à former nôtre Langue ſous la protection du plus grand Roy que le monde ait jamais vû. Ce qu’on a tenté vainement ſous le regne de Charlemagne, s’achèvera glorieuſement ſous le regne de Louis XIV. Il n’y a rien dont vous ne puiſſiez venir à bout puiſqu’il eſt vôtre Protecteur : jamais il ne porte un Titre vainement. Vous ſçavez, MESSIEURS, ce qu’il fait chaque jour pour ſatisfaire à ce qu’exigent de luy ces grands Titres de Legiſlateur, de Capitaine, de Pere du peuple, & tant d’autres noms que renferme le ſeul nom de Roy. Vous ſçavez avec quelle application il en remplit tous les devoirs : vous ſçavez enfin que c’eſt ce qui fait voir de nos jours l’accompliſſement de toutes les choſes que ſes illuſtres prédeceſſeurs n’oſoient pas même ſouhaiter, parce qu’ils ne les croyoient pas poſſibles. Et ſans faire l’énumeration de tant de merveilles, ce qu’il a fait pour empêcher les duels ſuffira pour convaincre tous les âges que rien ne luy eſt impoſſible. Une de ſes paroles plus forte que cent Edits a rompu ce charme qui ſeduiſoit les eſprits depuis plus de douze cens ans, & l’exactitude avec laquelle on a obeï à cette parole depuis qu’elle a été prononcée, marque aſſez que l’effet en doit durer autant que la Monarchie.

C’eſt le deſtin de tout ce qu’il fait & de tout ce qu’on fait ſous ſon autorité. Ainſi, MESSIEURS, travaillez avec cette aſſurance, que tout ce que vous ferez durera. Il a toûjours les yeux ſur vous, ſon Palais eſt le lieu de vos exercices, & vous avez parmy vous les perſonnes qu’il employe aux plus importantes affaires de ſon Etat. Travaillant ainſi vous travaillez pour l’éternité, & vos excellens Ouvrages ſeront pour tous les temps des regles certaines de la maniére dont on devra parler.

Sur tout, ce Dictionnaire où vous definiſſez ſi bien chaque mot, & où vous diſtinguez ſi bien les différentes façons de s’en ſervir. Vous faites, MESSIEURS, en marquant avec tant de ſoin les mots & les phraſes qui ſont du bon uſage ; ce qu’ont fait ceux qui ont rédigé les Coûtumes de France. Depuis qu’elles l’ont été par des perſonnes qu’on en a eſtimées capables, & qu’on a vû autoriſées par les Rois, elles n’ont plus changé. Il en fera de même de ce riche & précieux Recueil que vous faites de toutes les façons de parler. On retiendra pour toûjours celles que vous aurez approuvées ; on comptera pour faute tout ce qui ne ſe rapportera pas aux regles, que vous aurez preſcrites ; & comme vous les prenez toutes de l’uſage, il demeurera toûjours le maître de la Langue : mais comme vous n’autoriſez que ce qu’il a de bon, il ceſſera d’en être le tyran, & nôtre Langue ne fera plus ſujette à ſes caprices. Ouy, MESSIEURS, ce que vous écrivez preſentement, & que nôtre âge admire, fera bien écrit dans mille ans. Ceux qui parleront bien alors parleront comme vous parlez, & il n’en ſera pas de nôtre Langue comme de celle des Romains. La France n’eſt pas ſujette aux maux qui ont expoſé l’Empire à tant de changemens, & qui l’ont fait le partage de tant de nations ſi différentes de langage auſſi-bien que de mœurs. Ce qui a fait ſubſiſter cet Etat depuis treize ſiecles, ſemble l’aſſeurer qu’il n’aura point d’autre fin que celle du monde, & nôtre Langue aura ſans doute la même durée.

Ce ſera, MESSIEURS, l’effet de vos travaux, & ſur tout de ceux que vous conſacrerez à la gloire de vôtre illuſtre Protecteur. Sa vie étant le plus beau modele qu’on puiſſe propoſer aux Rois, ſes deſcendans reſpecteront tous les Ouvrages où vous l’aurez dépeint. Je ſçay bien que la peinture que vous en ferez ne pourra pas avoir toute la perfection ny tout l’éclat de ſon original ; mais comme vous ſçavez parfaitement l’art, elle aura du moins des traits, qui ſeront aſſez bien marquez, pour le faire reconnoître à ceux de nôtre temps pour le faire admirer aux ſiecles à venir.

Il ſoûmet les Provinces en moins de temps qu’il n’en faut pour les parcourir, les plus rudes hivers ne l’empêchent pas d’exécuter les plus dangereux projets. Voilà dequoy le ſignaler entre les Conquerans. Mais il rend la Franche-Comté, pour ne pas manquer à une parole dont tout autre n’auroit pas crû ſeulement ſe devoir souvenir. Il s’arrête au milieu de la Flandre dont ſes victoires luy ont ouvert la conquête, & il ſe contente d’y prendre ce qu’on luy refuſe injustement. C’est dequoy le diſtinguer de tous les autres Conquerans ; car la juſtice & la fidelité ſont des vertus qu’ils ne connoiſſent pas. Enfin, MESSIEURS, la poſterité le pourra connoître par le caractere qui luy eſt le plus propre, lors qu’elle apprendra par vos écrits que ce Prince ſi retenu dans ſes propres interêts, ne peut être arrêté par quoy que ce ſoit, quand des interêts auſſi précieux que ceux de la Religion ou de l’honneur le preſſent. Le Rhin, tout bordé d’escadrons ennemis, ne peut faire le moindre obstacle à ſa marche. Tous les canaux dont la Hollande eſt coupée ; ce grand nombre de places dont la pluſpart ont autrefois ſoûtenu des ſieges de pluſieurs armées, l’arrêtent à peine quelques mois ; & quand les ennemis qu’il pouſſe de la ſorte, ſoûlevent contre luy toutes les têtes couronnées, c’est alors qu’il paroît tout ce qu’il eſt, capable non ſeulement de réſiſter à tout, mais de vaincre tout. En trois Campagnes il prend trois Provinces, commençant toûjours par des ſieges pour obliger tant de Princes unis à une bataille. Mais il a beau la souhaiter, c’eſt un plaisir qu’apparemment il n’aura jamais. On peut l’attendre derriere des remparts à condition de ſe rendre bientôt, mais on n’ose l’attendre en campagne. Heureux les peuples que ſa conduite rend ſi fortunez, ſi de ſemblables occaſions manquent toûjours à ſa valeur ! Il eſt beau de faire en cette rencontre des ſouhaits contraires aux ſiens ; & puiſſent tous ſes ennemis perir avant que leur temerité expose ſa perſonne sacrée à une épreuve qui pourroit être ſi funeste à tout le monde !

Mais où m’emporte mon zele ? J’oublie que je ne dois maintenant parler de ce Heros que comme étant la plus riche matiere que vous puiſſiez donner à vos écrits, & la plus capable de les faire durer. Tous ſes deſſeins ſont juſtes, tous ſes ſuccés en ſont glorieux, & vous ne trouverez rien dans ſes actions ny dans ſa perſonne qui ne ſoit admirable. Mais entre tant de grandes choſes qu’on peut dire de luy, il y en a une, MESSIEURS dont vous êtes juges par un droit particulier. Ce Prince qui fait ſi bien Parler de luy parle mieux que perſonne du monde. Il pourroit présider en ce lieu avec autant de ſuccés qu’il preſide à tant de Conseils qu’il tient tous les jours pour procurer de nouveaux biens à la France, ou pour aſſurer ceux dont elle luy eſt déja redevable. Jamais homme de quelque profeſſion qu’il puiſſe être & de quelque maniere qu’il ait été élevé, n’aura ſi avantageusement que luy toutes les qualitez qu’il faut avoir pour être Protecteur d’une Académie d’Eloquence. Et certainement, MESSIEURS, deux choſes doivent faire envier vôtre bonheur à toutes les ſocietez que le deſir d’avancer les sciences ou les belles lettres a formées. L’une eſt que ce Prince en ſe qualifiant vôtre Protecteur, a fait que ce titre ne peut plus convenir qu’à des Rois.

L’autre eſt, qu’il fait marcher Monſeigneur LE DAUPHIN par des voyes qui en le menant aux plus ſolides ſciences luy font découvrir ce qu’il y a de plus agreable dans les belles Lettres, & de plus beau dans les Langues. Il cultive ſur tout celle que vous cultivez avec tant de ſuccés, il en connoît la force, il en ſçait les delicateſſes, & il s’en ſert déja pour compoſer l’hiſtoire de ſes illuſtres Ayeuls.

Enfin, MESSIEURS, il connoît déja le merite de vos ouvrages, il ſçait l’utilité de vos aſſemblées, & il regarde tellement les places de l’Académie comme des places d’honneur, que quand il apprit la grace que vous m’aviez faite, il dit qu’il avoit bien de la joye que vous en euſſiez rempli quatre en ſi peu de temps de quatre perſonnes de ſa Maiſon. Je ſens bien que comme mon plus grand merite devant vous eſt d’avoir eu le bonheur d’être appellé auprès de luy ; ce ſera dorénavant mon plus grand merite devant luy, que l’avantage que j’auray d’être parmy vous. Ainſi, MESSIEURS, je ne puis vous remercier aſſez d’un ſi grand bien, mais je puis vous aſſûter que jamais vôtre illuſtre Compagnie n’a fait part de ſes honneurs à perſonne, qui ait plus de veneration pour elle, & plus de ſoûmiſſion à ſes ordres que j’en auray toute ma vie.