Discours de réception de Jean de Montigny

Le 1 janvier 1670

Jean de MONTIGNY

Discours prononcé en Janvier 1670. par Mr l'Abbé de MONTIGNY, depuis Evêque de Leon, lorfqu'il fut reçû à la place de Mr. Boileau.

 

Messieurs,

Si l’entrée dans cette illustre Compagnie n’étoit ouverte qu’à ces heureux génies que la nature a formés, pour servir de règle et de modèle à tous les autres ; si l’on ne pouvoit y être introduit que par le suffrage des Muses les plus savantes et les plus polies ; s’il falloit enfin vous ressembler pour en être, quelqu’ambition qui m’y portât en secret, je n’aurois eu garde de m’en déclarer, et j’aurois redouté en vous ces mêmes choses que toute la terre y admire. Mais aussi, Messieurs, si dans ces conjonctures fatales, où vous devez remplir les places qui viennent à y vacquer, vous considériez particulièrement ceux qui en ont mieux compris l’importance et la dignité ; si la haute opinion que l’on a conçue de votre esprit étoit la meilleure marque que l’on peut donner du sien, et si vos glorieuses préférences tomboient plutôt sur ceux qui savent vous applaudir, que sur ceux qui peuvent vous imiter, quelque défiance que je doive avoir de mes talens, j’ose assurer que personne n’y auroit pu prétendre à meilleur titre que moi, et que l’estime extraordinaire que je fais de vous, m’auroit justement attiré celle que vous m’avez témoignée.

Car, Messieurs, je ne regarde pas seulement cet illustre Corps comme l’ouvrage de l’incomparable ministre, dont le génie encore plus vaste que sa fortune, et plus éminent que sa dignité, ne savoit rien entreprendre de médiocre, je le considère même comme le chef-d’œuvre de sa politique, qui, sans livrer sa mémoire à l’envie, l’a consacrée à l’immortalité, et qui, sans être à charge au public ou à sa succession, est particulièrement cause qu’on peut dire de lui, aussi bien que du plus aimable des Empereurs, qu’il a été plus loué après sa mort, que les autres ne l’ont été durant leur vie.

Si du haut de la gloire, où nous devons présumer qu’est ce grand homme, il s’intéresse encore à celle de ce royaume, quelle satisfaction ne lui est-ce pas de voir que vos travaux secondant ses instructions, les Muses qu’il a tant chéries, n’y sont plus traitées d’étrangères ? Que les graces qu’il y avoit introduites, s’y sont naturalisées ; que notre langue qu’il avoit pris un soin si particulier de polir, n’est plus cette gauloise, cette gothique, ignorée de ses voisins, méprisée en son propre pays, bannie de toute sorte de bons livres, mais que répandue dans toutes les Cours de l’Europe, elle y est elle-même les délices de leurs Princes et l’interprête de nos Ambassadeurs ; que sans rien perdre de sa simplicité première, elle ait acquis de la finesse ; que sans s’éloigner en rien par l’ordre de ses expressions, de celui de nos pensées, elle se soit rendue capable d’un tour ingénieux ; et que disputant de délicatesse avec l’italienne, et de majesté avec l’espagnole, elle se soit encore enrichie par tant de fameuses traductions, des dépouilles de ces immortelles mortes, la grecque et la latine, qui n’ont plus d’autre avantage sur elle que celui de leur vénérable ancienneté ?

Toute la France, Messieurs, s’en glorifie et vous en applaudit. Florissante par votre culture, elle vous invite à la continuer ; elle paye vos veilles gratuites par des louanges intéressées ; et parce que vous êtes la seule Compagnie de l’État qui travaille sans gages, elle se croit obligée de récompenser votre travail d’une gloire qui vaut mieux que tous les gages du monde. Ce n’en fut jamais une médiocre que de bien parler sa langue maternelle. Les plus grands hommes de l’antiquité, les Sylla, les Pompée, et mille autres, en ont été particulièrement estimés ; après tant de batailles gagnées, tant de provinces conquises, ils n’ont pas dédaigné d’être loués d’avoir bien su une langue qu’ils avoient apprise de leur nourrice.

En effet, les hommes ne paroissent plus spirituels les uns que les autres, qu’à proportion qu’ils s’énoncent mieux. Tous sentent à peu-près les mêmes mouvemens ; tous pensent presque les mêmes choses ; les plus belles pensées sont même celles qui paroissent les plus faciles et les plus naturelles. Ce qui les distingue donc, ce qui les rehausse, ce n’est que la manière de les dire, et le tour qu’on leur donne en les exprimant : ce sont des diamans naturellement bruts, qui ne brillent qu’autant qu’ils sont polis, et qui ne doivent pas davantage leur prix à la nature qui les forme, qu’à l’art qui les met en œuvre. Désirable et ingénieux talent, qui n’orne pas seulement l’esprit d’une infinité de graces qui le rendent agréable aux autres, mais qui l’ennoblit même par l’alliance de toutes les vertus qui le rendent utile à soi-même ; car il est constant que la beauté du langage et la véritable éloquence ne peut pas davantage se former sans l’innocence des mœurs, qu’une fleur éclore sans l’influence de sa tige, et sur-tout, Messieurs, dans un royaume dont la langue a ce don particulier d’être si chaste et si sévère, qu’elle ne peut souffrir les moindres licences dans le discours ordinaire, qui demande tant de liberté ; qu’elle ne les pardonne pas même à notre poésie, qui, par-tout ailleurs s’en donne de si grandes ; qu’elle voile, pour ainsi dire, toutes les idées qu’elle montre au jour, et qu’enfin elle se corrompt et s’altère bientôt si elle n’est soutenue de l’honnêteté du cœur ; ensorte que l’Académicien françois peut être défini avec plus de justice que ne l’a été autrefois l’orateur parfait : un honnête homme qui parle bien.

Il y a sans doute un admirable rapport entre l’ame et ses expressions. Ce sont ses portraits les plus naturels ; et celui des Romains qui en avoit autant étudié la langue et les mœurs, a remarqué que la langue n’a été pure à Rome qu’autant que les mœurs l’ont été, et qu’on n’a cessé d’y bien parler que quand on s’y est lassé de bien vivre.

Allons encore plus loin sur la foi des histoires : il semble que par je ne sais quelle fatalité, la destinée des Empires soit attachée à celle de leur langue.

L’Empire des Grecs n’a été florissant qu’autant que l’élégance attique, qui charmoit jusqu’à leurs ennemis, et que les dieux même, disoient-ils, auroient empruntée, s’ils avoient voulu parler, a régné parmi eux ; dès que cette divine élégance parut s’altérer, l’indépendance absolue, dont ils étoient si jaloux, commença à déchoir, et l’on vit tomber en même temps leur Empire et leur éloquence.

La domination romaine n’a-t-elle pas eu aussi le même sort que la latine ? L’un et l’autre qui ne sont parvenues à toute leur force et à toute leur beauté que sous le règne d’Auguste, n’ont-elles pas aussi paru s’affoiblir et se corrompre sous celui de son successeur ? Mais pourquoi chercher des exemples si loin quand nous en avons de si proches et de si illustres ? N’est-il pas vrai, Messieurs, que si jamais cette monarchie n’a été dans un si haut comble de gloire que celui où notre invincible Monarque l’a portée par la sagesse de ses conseils et par les prodiges de sa valeur, jamais aussi notre langue n’est parvenue à un si haut point de perfection que celui où vous l’avez mise, par la délicatesse de vos expressions, et par la justesse de vos ouvrages.

Le lustre qui s’en répand sur cette nation, est trop visible pour être ignoré de personne ; mais je doute que le monde ait assez compris combien il a fallu de peines et de talens pour y parvenir, et combien votre emploi est étendu et laborieux. Toutes les autres sciences ont des objets limités, qu’elles n’outre-passent jamais ; celle d’un Académicien est immense et infinie, et c’est la seule dont les vues ne doivent point être bornées. Comme il lui appartient de juger de toute sorte de discours, il faut qu’il soit profond en toute sorte de matières ; que le Parnasse et le Lycée, la Chaire et le Barreau, la Ville et la Cour, soient pour lui des pays de connoissance ; que tantôt il rappèle l’antiquité, pour sauver certains termes qu’elle a consacrés, tantôt qu’il reprenne la mode, qui parle souvent aussi follement qu’elle agit ; en un mot, il faut qu’il acquière une érudition aussi universelle que sa jurisdiction ; qu’implacable aux mauvaises dictions, il aille les attaquer jusques dans leur fort ; qu’il sache et qu’il ose quelquefois réformer des arrêts rendus en des Cours souveraines ; critiquer des harangues faites par des Généraux d’armée, appeler à soi-même des ordonnances des Rois, censurer des paroles prononcées dans la chaire de vérité.

Tous les tribunaux du Royaume, Messieurs, veulent bien relever du vôtre, et sur-tout tant qu’il sera sous la glorieuses protection de ce grand personnage, aussi juste dans ses discours que dans ses actions, aussi instruit des lois du langage que de celles de l’état, qui pèse ses paroles comme les intérêts d’autrui, et que le Ciel ne conserve dans son éminente dignité plus long-temps qu’il n’a fait aucun de ceux qui l’y ont précédé, que parce qu’il importe davantage au bonheur de la France et à la gloire de l’Académie. L’usage même, ce tyran des langues vivantes, qui prétendoit autrefois droit de vie, de mort et de résurrection, pour ainsi parler, sur tous les mots, qui en ordonnoit plutôt suivant le caprice du vulgaire, que par l’avis des Sages, écoute présentement les vôtres, et n’est jamais contesté dans le monde qu’il ne vous consulte comme ses oracles, et qu’il ne vous défère comme à ses juges. Vous avez trouvé le secret de régler ses bizarreries, et de fixer son instabilité par le moyen de votre excellent Dictionnaire, ouvrage de tant de mains et de tant d’années, asile éternel des expressions marquées à votre coin, trésor public de toutes les richesses de notre langue, dont l’édition attendue avec impatience vous doit attirer la curiosité des étrangers, l’applaudissement des François, et la faveur même d’un Prince qui, faisant tous les jours tant d’actions dignes de l’immortalité, a un intérêt particulier de favoriser ceux qui sont les plus capables de les rendre immortelles.

Quel avantage, Messieurs, pour un homme plein de doutes touchant sa langue, et qui n’a rien en soi de recommandable que sa docilité, d’être admis dans une école où il puisera dans la source de tous les éclaircissemens et de toutes les belles choses, où il trouvera autant de maîtres que vous avez bien voulu qu’il eût de compagnons, où, par une espèce d’enchantement il verra naître autant de fleurs que vous y prononcerez de paroles, où il pourra s’instruire et se divertir tout ensemble.

Il n’y a point d’obscurité, point de nuages qui ne se dissipent en vous approchant, et comme dans l’univers on voit certains corps, qui, tout opaques et ténébreux qu’ils sont, ne laissent pas leur exposition au soleil, d’en emprunter assez d’éclat pour briller eux-mêmes à nos yeux comme des astres ; ainsi, Messieurs, il n’y a point d’esprit si obscur qui ne s’éclaire à vos lumières ; point de si rampant qui ne s’élève à votre exemple, point de si commun qui n’emprunte asses de votre réputation pour devenir lui-même illustre dans le monde.

Que j’avois d’impatience d’être en état de profiter de ces belles instructions ! Que j’en ai un besoin pressant ! Qu’il est toujours agréable de savoir exprimer ce que l’on pense ! et qu’il est quelquefois cruel de ne les avoir pas, puisqu’en ce moment tout comblé que je suis de vos bontés je me trouve dans l’impuissance de vous en témoigner mon ressentiment ; il demeure étouffé sous son propre excès, et quelque effort que je fasse, je me vois réduit à vous laisser à penser ce que je devrois publier à toute la terre.