Discours de réception de Jean Renaud de Segrais

Le 26 juin 1662

Jean RENAUD de SEGRAIS

DISC0URS prononcé le 26. juin 1662. par Mr. DE SEGRAIS, lorſqu’il fut reçû à la place de Mr. de Bois-Robert.

 

 

MESSIEURS,

QUAND je me repreſente cette celebre Academie dans la dignité avec laquelle elle s’aſſemble aprés la perte de quelqu’un des grands perſonnages qui la compoſent, pour deliberer qui pourra plus dignement remplir une place ſi glorieuſe ; je n’en puis concevoir une moindre idée que ces anciens Romains, conſultans après la mort de leur premier Monarque qui pourra être ſon plus digne Succeſſeur.

Quaeritur interea quis tantae pondera molis,
Suſtineat, tantove queat ſuccedere regi.

 

La Renommée que cette illuſtre Compagnie s’eſt acquiſe dans toute l’Europe, le grand Genie, le vaſte Sçavoir, & la profonde Sageſſe des perſonnes qui l’ont rendue Souveraine de l’Empire des Lettres tracent facilement l’image de cet auguſte Senat dans ſa premiere ſplendeur ; & ſans doute la reputation & le merite cet homme rare, auquel j’ay l’honneur de ſucceder, ſes Comedies pleines d’invention, ſes Epîtres naïves, & ſpirituelles, & tant de differens Ouvrages revenant en foule à vôtre mémoire, vous ont fait demander plus d’une fois ;

Quis tantae pondera famae
Suſtineat, tantove queat ſuccedere vati.

Mais quand je viens à conſiderer le peu de merite qui eſt en moy, je me trouve ſi incapable de répondre à l’honneur que vous me faites, que commençant déja à m’intereſſer pour la gloire de cette Compagnie, j’aprehendois, ſi je l’oſe dire, que la grace que je reçois ne vous fît quelque préjudice. Et c’eſt pour ce ſujet qu’au lieu d’obſerver combien j’étois peu digne d’un ſi grand avantage, il me ſemble qu’il ſeroit plus à propos de convenir (puiſqu’auſſi bien la fortune y a quelque part) que pour cette fois vous n’avez pas tant ſongé à examiner ſi j’avois de quoy ſoûtenir la renommée de mon Predeceſſeur, qu’à vous accorder avec la deſtinée, qui par une autorité qui nous eſt inconnue, peut-être a voulu ſe reſerver ſelon ſon caprice la diſpoſition d’un ſi glorieux héritage.

Une même Ville nous avoit donné la naiſſance, & comme c’eſt ce même Climat que les Malherbes, les Bertauts, & tant de grands Perſonnages ont ſait juger digne de la faveur du Ciel, l’honneur que vous me faites étant d’ailleurs ſi fort au deſſus de moy, que ſçavons-nous, MESSIEURS, ſi ce n’eſt point ſeulement quelque effet du bon Genie de cette heureuſe Contrée, qui a mieux aimé vous fournir un ſujet médiocre, que de laiſſer preſcrire le droit dont il la juge en poſſeſſion, d’avoir toûjours vû juſques icy quelqu’un de nos Citoyens dans cette celebre Académie depuis qu’elle ſut inſtituée, que de perdre ainſi la plus noble marque qui luy pouvoit conſerver la réputation qu’elle a dans les belles Lettres.

Il ne faut donc pas, MESSIEURS, qu’on s’étonne, ſi me ſentant auſſi peu proportionné à l’honneur que vous me faites, je ne puis vous en témoigner ma reconnoiſſance que tres-imparfaitement, puiſque ce ſeroit en quelque façon le mériter, que de vous en ſçavoir faire un remercîment qui en ſeroit digne. Mais ſi je n’ay pas toutes les qualitez, & toutes les lumieres qu’il faudroit pour l’un & pour l’autre, je ne manque pas entierement de toutes celles qui font neceſſaires pour me faire conſiderer la grace que vous me faites dans toute ſon étenduë.

Je ne puis ignorer que cette celebre Compagnie a été l’ouvrage, le ſoin, & l’amour de ce grand Cardinal, dont le nom ne mourra jamais dans la bouche de ces hommes, de ce fameux Miniſtre, qui ſera l’immortel exemple des veritables amans de la gloire ; de ce divin Armand, qui fut le Pere des Muſes par la protection qu’il leur donna, & qui par l’éclat de ſa vie s’eſt rendu l’éternel objet de leurs louanges.

Il n’y a pas d’apparence que ſes grandes actions qui ont rempli l’Univers, & touché le cœur même de ſes ennemis, puiſſent être hors de la mémoire de ſes propres enfans, & qu’on puiſſe les avoir oubliées en un lieu qui en reſonne inceſſamment ; il y auroit encore à douter ſi, je ſuis capable d’en parler comme il le merite. Mais ſans m’engager dans une ſi grande entrepriſe, ſi le grand Soliman, qui avoit gagné tant de batailles, & forcé tant de Villes, ne vouloit point d’autre Inſcription ſur ſon tombeau, ſinon qu’il étoit celuy qui avoit pris Rhodes, & épouvanté, comme il diſoit, la ſuperbe Italie ; pour exprimer toutes les merveilles de ce grand Cardinal, ne ſuffit-il pas de ce ſouvenir qu’il a forcé la Rochelle, humilié l’Espagne, & fondé cette fameuſe Académie, puiſque c’eſt dire en peu de paroles qu’il a défendu la Religion, agrandi l’Etat, & détruit l’ignorance ?

Ce ſage Miniſtre, qui avoit conſideré que la perfection du gouvernement de la France conſiſtoit principalement en cette juſte diſpenſation du pouvoir & des graces à toutes ſortes de conditions, qui fait qu’il n’y en aucune qui puiſſe exprimer l’autre, ou manquer de recompenſe, conſiderera encore que ces trois differens Etats qu’elle contient, il en reſultoit comme un quatrième, que le vulgaire peut mépriſer, n’ayant égard qu’au peu de perſonnes dont il eſt compoſé ; mais le plus digne, ſans doute de la conſideration d’une ame heroique, qui ſçaura marquer l’utilité que les autres en retirent, & la grandeur du merite qui le ſoûtient.

J’entens parler, MESSIEURS, de ces genereux eſprits, dont vous êtes la fleur, de ces ames celeſtes, qui au milieu des emplois de ce monde ſe détachent du commerce des hommes, qui marchent ſur la terre s’élevent dans le Ciel par la sublimité de leurs penſées, & qui bravant le pouvoir de la fortune, ne peuvent faire leur bonheur des graces qui dépendent de ſa temerité.

Ce Heros, qui avoit l’ame de cette trempe, ſongea avec raiſon qu’il étoit honteux que des perſonnes, qui ſe rendoient dignes des plus grandes récompenſes en les mépriſant, en demeuraſſent privez juſques alors par l’ignorance des Siecles qui l’avoient précedé.

Il chercha, MESSIEURS, quelles couronnes, quels titres, & quels avantages ſeroient dignes d’un merite qui s’élevoit au deſſus de tout ; & ne pouvant rien trouver dans ſon vaſte pouvoir qu’il oſât luy égaler, il reſolut d’aſſembler ce qu’il y avoit de plus illuſtre en France, & d’inſtituer cette celebre Académie ; c’eſt à dire de vous donner les uns aux autres, comme la ſeule choſe qui pouvoit être digne de vous, comme la vertu ſeule peut être la recompenſe de la vertu.

En effet, MESSIEURS, ſans entrer dans le denombrement de ces illuſtres Morts, qui ont donné à cette Compagnie, & qui ont reçû d’elle l’éclat d’une vie qui les rend immortels, ſans parler des vivans, de peur d’offenſer vôtre modeſtie, en m’adreſſant particulierement à vous, quelle idée vos noms ſi glorieux ne font-ils pas concevoir de cette celebre Societé !

Quelle grandeur n’en imagine-t-on pas quand à la tête de ces noms conſacrez à l’immortalité, on remarque celuy de ce grand Chancelier, que vous avez aujourd’huy pour Protecteur, & qu’on apprend par-là qu’il a été le premier Champion, qui a conjuré ſous le grand Armand pour le maintien d’une gloire ſi pure, & pour la deſtruction de la barbarie, qui a obscurſi l’éclat des belles actions de nos peres ?

Quand on ſe repreſente que ce divin Seguier, qui a combattu la Revolte, la Fraude, & l’Injuſtice avec tant de courage, d’adreſſe, & de fermeté ; que ce genereux Miniſtre, qui a plus détruit de monſtres que le vainqueur des Gerions ; que ce Grand Heros honore non ſeulement cette Compagnie de ſa preſence, mais a encore voulu être un de ſes membres, pour mieux mériter d’en être le Chef, peut-on entrer dans ce ſacré lieu ſans s’abaiſſer par reſpect, ſans ſe dire avec étonnement :

Haec quoque limina victor
Alcides ſubiit.

Sans que chacun de nous, ſuperbe d’une ſi glorieuſe égalité, ait quelque droit de ſe dire :

Et te quoque dignum
Finge Deo ?

Certes, MESSIEURS, il eſt mal-aiſé d’avoir des penſées baſſes, quand on ſe voit élevé au deſſus des hommes, quand on ſe trouve admis dans un lieu ſi célébre, quand on ſe contemple au nombre des perſonnes qui ont fait l’admiration de leur Siecle ; il ſeroit mal-aiſé de ne pas prendre un peu de vanité, ſi rentrant ſoudain en moy-même je ne m’appercevois combien je ſuis peu digne de l’honneur que vous me conférez. C’eſt, MESSIEURS, ce qu’il me ſeroit plus facile à exprimer, que la grandeur de la gloire que vous me faites recevoir ; mais auſſi je me mettrois peut-être en danger de vous en voir repentir, ſi je vous faiſois trop reconnoître mon peu de merite.

Il me ſemble donc plus à propos de vous témoigner ma reconnoiſſance, de vous faire déjà reconnoître par mon ſilence, que je ne viens que pour entendre & pour admirer, & de vous aſſûrer que ſi je n’ay pas les qualitez, qui me peuvent rendre digne d’être admis dans cette illuſtre Académie, du moins perſonne ne pouvoit avoir pour elle une plus haute eſtime, un plus profond reſpect, & une plus grande veneration.