Réponse au discours de réception de Jean de La Chapelle

Le 12 juillet 1688

François CHARPENTIER

Réponse de Mr. CHARPENTIER, au Difcours prononcé par Mr. de la Chapelle, le jour de fa Reception.

 

MONSIEUR,

L’Académie Françoife vous voit avec joye en ce lieu-cy pour plufieurs raifons fur lefquelles je crois devoir m’arrefter. La premiere regarde voftre perfonne & voftre merite. La bonne opinion qu’elle en a conceuë eft caufe qu’elle vous adopte aujourd’huy, & comme elle n’a point de grace plus importante à vous faire, elle ne peut pas auffi vous donner une marque plus certaine de la confideration qu’elle a pour vous.

Vos Ouvrages, MONSIEUR, ont fait naiftre fon eftime. Ce qu’elle en a veu luy a fait fouhaitter que vous ne luy fuffiez pas tout à fait indifferent, & vous avez fouftenu avec tant de reputation, les emplois qui vous ont depuis efté confiez par deux grands Princes, que l’Académie auroit deu avoir quelque chagrin, fi le defir que vous avez tefmoigné d’y occuper une place, n’euft refpondu au deffein qu’elle avoit de vous 1’accorder. J’aurois voulu que vous y euffiez trouvé un peu plus de difficulté pour vous en rendre la poffeffion plus agreable ; mais ce que vous avez demandé vous eftoit deftiné, & vous n’avez point eu de rivaux que pour honorer voftre Election.

Vous n’avez plus à craindre, M0NSIEUR, que la Fortune qui fe declare fi favorablement pour vous, & qui prefente ordinairement au cœur humain des douceurs qui l’emportent fur les charmes de l’efprit. On n’a veu que trop de gens qui après s’eftre élevez par le fecours des Mufes, fe font vantez de les avoir quittées lorfqu’elles ne pouvoient plus contribuer à leur agrandiffement. Un fi mauvais apophthegme ne fera pas la partie la plus honorable de leur éloge, & ne fervira qu’à faire voir que leur efprit eftoit fort borné, puifqu’il n’aura pû en mefme temps fe donner aux Lettres & aux affaires. Les grands Genies ont tousjours fait l’un & l’autre. Les exemples en font infinis, & nous en avons un qui nous touche particulierement en la perfonne du fameux Cardinal de Richelieu, Fondateur de cette Compagnie. Ce grand homme chargé de tous les foins de la Monarchie, accablé d’affaires tres-difficiles, expofé aux embufches fecrettes des mauvais François, & aux entreprifes defcouvertes des Ennemis de l’Eftat, ne laiffoit pas de fe defrober à luy-mefme pour ne pas rompre entierement avec les belles Lettres qu’il a paffionnément aimées toute fa vie.

Nous pouvons dire la mefme chofe du Grand Chancelier, à qui cette Compagnie eft redevable de fa confervation, puifqu’il l’a mife en eftat d’attendre le bonheur dont elle jouït. D’abord fimple Académicien, depuis Protecteur, tousjours egalement zelé pour nos exercices qu’il a fi fouvent honorez de fa prefence. Combien de fois l’avons-nous veu, nous que l’Antiquité du fervice a approchez de la Tefte de l’Académie ; combien de fois, dis-je, l’avons-nous veu fe venir delaffer dans nos Conferences du poids de fa Dignité ? Serez-vous fafché, MONSIEUR, d’apprendre qu’il a fouvent opiné avec vous fur l’explication & fur l’ufage des mots de la Langue Françoife, & qu’il y a telle ligne dans le Dictionnaire qui a efté dictée par cette mefme bouche, dont la juftice s’eft fervie pendant plus de quarante ans pour rendre fes Oracles ? Tant il eft vray qu’un Génie excellent & facile, joint enfemble des chofes qui paroiffent incompatibles au commun des hommes. L’Académie efpere bien trouver en vous cette facilité de Génie, & que vous fatisferez à toutes nos obligations, fans abandonner le fervice du Prince auprés de qui vous eftes. J’ofe refpondre, qu’il ne vous fçaura point mauvais gré d’eftre affidu parmi nous, puifqu’ayant montré quelque empreffement pour vous y voir, il doit eftre en quelque façon garant de voftre fidélité à l’obfervation de nos loix.

C’eft l’attention que ce Prince a fait paroiftre pour l’Académie en cette rencontre qui me fournit une feconde réflexion. En effet, quelle plus grande marque d’amitié pouvoit-il nous donner, que de vous partager avec nous, & ceffer d’eftre Maiftre de voftre temps tout entier, en voulant bien que vous nous en donnaffiez une partie ? Je fçay, MONSIEUR, que ce ne fera pas fans peine que vous vous éloignerez de luy pour quelque peu de temps que ce foit ; car le moyen de perdre de veuë un Prince qui vous aime, & qui merite tant d’eftre aimé, un Prince en qui toutes fortes de vertus efclatent, une penetration d’efprit infinie, une bonté extraordinaire, une grandeur d’ame digne de naiffance ? A peine eft-il en âge de porter les armes, qu’il va faire la fonction de Soldat fous des Officiers qui bientoft tiendront à gloire de luy obeïr. Le fiege de Luxembourg fe forme ; cette place fi fiere de fa fituation naturelle, de fa nombreufe garnifon, de l’abondance de fes munitions, il y court avec empreffement, tousjours le premier à l’attaque ; tousjours le dernier à la retraite. La treve fufpend-elle dans la France toutes les opérations de la guerre, il va chercher dans un autre climat l’Ennemi du nom Chreftien, il y vole avec le Prince fon frere, tous deux animez de la mefme paffion, & fe rendent dans l’armée qui devoit faire tefte aux Infidelles. Vous avez efté tefmoin, MONSIEUR, de ce qu’ils ont fait un cette occafion, & que ne leur avez-vous point veu faire ? fur tout dans cette grande journée, où la fortune de l’Afie lutta contre celle de l’Europe ? Je me fouviens de vous avoir ouï dire, que vous n’aviez jamais rien veu, ny leu qui vous euft rempli l’efprit de fi grandes idées que l’appareil formidable de ces deux puiffances. D’un cofté une armée de fix vingt mille hommes accompagnée de tout le fafte des Peuples barbares ; un nombre infini de bataillons & d’efcadrons tres-leftes, une variété furprenante de couleurs, d’habillemens, d’eftendars, de drapeaux ; derriere tout cela, une ville entiere de tentes & de pavillons d’une magnificence merveilleufe. D’autre cofté une armée à peine de quarante mille hommes ; mais où fe voyoit la fleur de toute la Nobleffe Allemande, & je ne fçay combien de Braves de toutes les Nations Chreftiennes, que le defir de la Gloire y avoit attirez. Il n’y avoit point de corps de Cavalerie ny d’Infanterie où l’on ne trouvaft quelque Souverain. Enfin une armée où eftoient deux Princes du Sang de Louis LE GRAND, dont le nom feul eft un prefage de victoire.

A raifonner fur les apparences, auroit-on dit que ces nombreufes troupes Ottomanes auroient deu eftre les victimes de leurs Ennemis, & que les richeffes de leur Camp feroient la proye du Soldat Chreftien ? Cependant c’eft ce qui arriva précifément. Ces orgueilleux qui deux ans auparavant s’eftoient promis la Conquefte de l’Allemagne & de l’Italie, & qui après avoir élevé depuis plus de cent ans leur fatal Croiffant fur la principale Eglife de Vienne, fe vantoient de le venir planter fur les bords du Rhin & du Tibre, tomberent en ce jour d’une cheute dont ils n’ont pû fe relever, & par mille malheurs effroyables qui de puis les ont pourfuivis, ont commencé à payer avec ufure les crimes de leurs Anceftres.

Cette bataille pleinement gagnée, l’armée victorieufe retombe fur la ville de Neuhaufel qu’elle avoit laiffé affiegée. Vos Princes y courent, la place eft forcée, ils y entrent l’efpée à la main, non pour augmenter le carnage, ni favorifer la fureur du foldat qui n’eftoit que trop animée, mais pour s’oppofer autant qu’il leur eftoit poffible, aux defordres affreux de ces cruelles victoires, & pour fauver la vie à quelques malheureux, qui rencontroient en eux des Dieux Tutelaires, lorfque leur Ville tomboit en cendres, & que le fang de leurs Concitoyens regorgeoit de toutes parts. Hors de là, eft-il quelques vertus, dont ils n’ayent encore donné des exemples ? S’eft-il jamais prefenté à eux quelque Officier, quelque Soldat, qui fuft dans le befoin, à qui ils n’ayent fait fentir les effets de leur libéralité ? C’eft là le devoir indifpenfable d’un grand Prince à l’armée. Il ne fuffit pas qu’il foit brave, qu’il foit intrépide, il faut qu’il foit magnifique, & bien-faifant ; il faut que fon quartier foit le refuge des affiegez & des miferables ; & fi l’on a tousjours regardé comme un fujet de gloire, en la perfonne mefme d’un Empereur, d’avoir fauvé la vie à un Citoyen dans un combat, combien eft-il encore plus glorieux de donner le mefme fecours par fa liberalité, non pas à un Citoyen feul, niais à un nombre infini de braves gens que l’indigence feroit périr ? Eh, que pouvoient moins faire deux Princes, que la naiffance & les droits du fang attachent de fi prés à la Perfonne Augufte de Louis LE GRAND ; deux Princes qui ont efté élevez dans fa Cour, & prerque fous fes yeux ? De qui pouvoient-ils tenir ces fentimens de bonté, de generofité, & de liberalité, que de ce Roy, qui eft le meilleur, le plus généreux, & le plus libéral de tous les Rois ? De qui pouvoient-ils tenir cette intrépidité dans les périls, cet amour de la gloire au mépris de fa propre vie, que de ce mefme Monarque, qui eftant le Reftaurateur de la Difcipline Militaire, en a fubi toutes les loix, en a effuié toutes les fatigues & tous les dangers, dans les marches, dans les campemens, dans les attaques, dans les fieges de villes, fans mefnagement pour fa fanté ny pour fa Perfonne facrée, ce tant qui a de fois attiré fes Sujets aux pieds des Autels, pour demander à Dieu la confervation d’une Tefte fi precieufe ? Un Roy peut aimer la guerre, parce qu’il aura envie d’augmenter fes Eftats, parce qu’il cherchera à occuper fes troupes, parce qu’il voudra fe rendre terrible à fes ennemis. Cependant il peut aimer la guerre fans approcher jamais du péril ; il peut de fon Cabinet affieger des Villes, razer des Fortereffes, ranger des Armées en bataille. Il peut faire des Conqueftes par fes Lieutenans, il peut deffaire des ennemis qu’il n’aura jamais veus. Mais pour remplir le caractere de LOUIS LE GRAND, il faut qu’il paroiffe en campagne, il faut qu’il affronte les hazards, il faut que la Majefté cede à l’impetuofité de la valeur. La flaterie n’a encore rien établi au contraire, & l’Hiftorien le plus proftitué ne s’eft jamais avifé de faire trouver fon Maiftre en une occafion où il n’eftoit pas. Il faut mériter par des actions éclatantes cette réputation de courage, que les richeffes ne fçauroient acheter, & que les faifeurs de Panegyriques ne fçauroient vendre. C’eft l’amour de cette gloire fi fenfible aux cœurs Heroïques, qui priva d’un œil Philippe de Macedoine, & qui le fit bleffer au col, à la main & à la cuiffe, refolu qu’il eftoit, dit un Ancien, d’abandonner à la fortune une partie de fon corps, pourveu qu’il pût vivre comblé de gloire avec le refte. C’eft cette mefme paffion qui fit tomber Alexandre à demy mort fur les remparts d’une Ville où il eftoit monté le premier à l’efcalade. C’eft un mefme emportement qui de nos jours a coufté la vie au Grand Guftave ; & fi l’Ange Protecteur de la France a prefervé LOUIS LE GRAND dans ces mortelles occafions, il n’a pas tenu à fa valeur qu’elle ne nous ait fait verfer des torrens de larmes. Ce cheval emporté d’un coup de canon à demy pas de luy, a laiffé une idée dans nos efprits fur laquelle on ne fçauroit repaffer fans horreur. C’eft fur ce grand modele que le cœur de ces deux Princes s’eftoit formé, & nous devrions en attendre de nouveaux miracles, fi la mort qui fe jouë de nos efperances ne nous avoit emporté l’un des deux dans les plus agréables momens d’une floriffiante jeuneffe. Il eft allé jouïr de la recompenfe de fes actions héroïques, & de la piété fignalée & fi peu imitée du Prince & de la Princeffe dont il avoit receu le jour. Ce trépas précipité, qui felon les réglés du Chriftianifme eft un bonheur pour luy, fera tousjours regardé comme un malheur pour nous. C’eft par cette perte que la perfonne de fon frere nous eft devenuë encore plus precieufe, femblable à ces miroirs qui ramaffent en un point toute la lumiere refpanduë dans l’air, & dont l’activité fortifiée par ce concours de rayons, produit des effets furprenans & prefque incroyables. C’eft de la main de ce jeune Héros que nous vous tenons, MONSIEUR, c’eft luy qui vous donne à l’Académie, & qui nous aide à remplir le vuide fatal qui a fi long-temps interrompu fa fymmetrie, & c’eft la troifième de mes obfervations avec laquelle je finis.

Cette affaire a trop éclaté pour n’en rien dire aujourd’huy. N’attendez pas toutefois, MONSIEUR, que je vous faffe un long recit de la conduite odieufe de cet Académicien, qui fuccombant à la violence d’une ambition dereglée, & à la tentation d’un intereft fordide avoit projetté de s’attribuër à luy feul le travail de toute la Compagnie. Les circonftances de fon action font trop publiques, pour avoir befoin que je vous en entretienne ; mais je dois vous informer pourquoy ayant efté interdit il y a plus de trois ans, il arrive néanmoins que ce n’eft qu’en ce jour que l’Académie pourvoit à fa place, & que celles de deux Académiciens décédez depuis fon exclufion ayent efté remplies, la fienne demeurant tousjours vacante. Et je croy eftre obligé d’autant plus de vous en informer, que de là vous pourrez tirer un nouveau fujet d’admirer la prudence de Louis LE GRAND, & le bonheur de l’Académie.

Je ne vous diray donc point que s’eftant préparé depuis long-temps à ce deffein, il fut affez malheureux pour trouver quelque ouverture à l’executer, & qu’il obtint par furprife une permiffion d’imprimer ce qui n’eftoit pas à luy. Mais ayant bien preveu que feu Monfieur le Chancelier ne fouffriroit pas qu’il euft abufé de la Religion du Sceau, il precipita la publication de certains Effais d’un Dictionnaire univerfel, pour faire regretter, du moins aux Efprits credules, l’inexecution de fon deffein chimerique, à qui il donna le titre fablueux d’Encyclopedie. Les ignorances groffieres & les inepties qui fe rencontrent dans le peu qu’il en a fait imprimer de fon vivant, ne l’ont que trop convaincu de fon incapacité, & ont donné lieu de dire que cet ouvrage ne vaudroit rien, ou qu’il ne feroit pas de luy ; & c’eft ce qui fe verifiera quand l’édition qui s’en fait hors du Royaume, à ce qu’on dit, fera devenue publique ; car fi les mefmes abfurditez qui ont paru dans les imprimez de Paris n’y font plus, il faudra conclure que d’autres y auront mis la main, & alors je laiffe à penfer fi ce Dictionnaire univerfel, reformé, augmenté, perfectionné, fera fon Dictionnaire, ou celuy de quelques perfonnes plus habiles, de l’induftrie defquels le Libraire fe fera fervi, pour ne pas faire des frais inutiles à l’impreffion d’un mauvais livre, & auquel on ne laiffera le nom de noftre adverfaire, que pour profiter du bruit qu’il a fait dans le monde par fon infidélité envers l’Académie Françoife. Sur quoy l’on peut dire que la maniére d’agir du Libraire eftranger, n’eft gueres plus honnefte ny plus légitime que celle de l’Académicien perfide. Je ne vous diray donc point encore qu’il mit à la tefte de ces Effais une Epiftre dedicatoire au Roy, & un avertiffement au Lecteur, qui ne pouvoient paffer que pour de fanglantes Satyres contre l’Académie. Avoüez la vérité, MONSIEUR, ne diriez-vous pas qu’il auroit eu quelque grand fujet de fe plaindre de cette Compagnie, puifqu’il s’emportoit contr’elle avec tant de fureur ? Rien moins, elle avoit tousjours vefcu avec luy comme avec tous les Académiciens. Elle fçavoit bien qu’il faifoit imprimer fecretement fes Effais, elle en avoit veu quelques feuilles, & ne luy ouvrit pas moins fes portes. Cette patience dura plus de quatre mois, pendant lefquels il n’y a moyen qu’elle n’employaft pour tafcher à le deftourner d’une entreprife qui ne pouvoit eftre pernicieufe qu’à luy mefme. Monfieur le premier Prefident du Parlement qui devint Directeur de l’Académie à la maniere ordinaire, voulut auffi tenter de le reduire par la douceur ; mais inutilement, & ce grand Magistrat fera tousjours un temoin irreprochable de l’avance que l’Académie fit de fon cofté pour engager cet efprit farouche à rentrer dans fon devoir. Que pouvoit-elle donc faire contre un aggreffeur fi dangereux, & qui refufoit toute forte d’accommodement, finon de ne vouloir plus avoir de commerce avec luy ? C’eft ce qui fervit de fondement à la deliberation du vingt-deuxiéme Janvier 1685. où cette Compagnie affemblée dans toute la rigueur de fes formes, prit enfin la refolution de l’interdire de fes exercices felon le pouvoir qui luy eft attribué par les Statuts[1], quand un des Académiciens fait une action indigne d’un homme d’honneur. La Compagnie ne manqua pas de rendre compte au Roy, fon Augufte Protecteur, de ce qu’elle avoit fait, & de demander permffion à Sa Majefté de nommer un nouvel Académicien à la place de celui qui s’en eftoit rendu fi indigne. Et c’eft icy, MONSIEUR, qu’il faut avouer qu’un Monarque tel que Louis LE GRAND a des veuës beaucoup plus eftenduës que les autres hommes, & que les routes que tient fa prudence nous font le plus fouvent inconnues, mais font tousjours admirables & tousjours feures. L’Académie Françoife en vengeant l’honneur de fes Loix violées, avoit fait ce qu’elle avoit droit, & ce qu’elle eftoit obligée de faire, en demandant au Roy la permiffion d’élire un nouvel Académicien. C’eftoit confommer, s’il faut ainfi dire, l’ouvrage de fa vengeance, & fermer pour jamais la porte à la reconciliation ; mais fa Majefté qui dans ce moment jugea affez favorablement de noftre partie adverfe pour croire qu’il pourroit, comme il le devoit, par une foufmiffion raifonnable & fincere, engager l’Académie à luy pardonner fa faute & à le reftablir, ne voulut pas que les chofes allaffent plus outre, & ne fit point de réponfe à l’Académie fur fa derniere demande. Qui n’auroit creu que ce filence eftoit un prejugé contre nous, & cependant c’eft ce mefme filence qui a juftifié tout le procedé de l’Académie, & qui a mis le dernier fceau à la condamnation de fon ennemi ; car au lieu de profiter d’une fi heureufe circonftance, au lieu de faire quelque tentative pour effacer la honte de fon exclufion, & pour fe rejoindre à une Compagnie qui avoit tousjours les bras ouverts pour le recevoir, il prend un chemin tout oppofé. Il fouftient font action avec des Satyres & des Factums infames, & fait voir luy-mefme par cette conduite, qu’il meritoit un chaftiment plus rude, qu’une fimple interdiction, & que l’Académie avoit nourri vingt-deux ans durant un ferpent dans fon fein qu’elle ne connoiffoit pas, & dont elle en s’eftoit deffaire que trop tard. Il a bien compris luy-mefme qu’on pourroit luy reprocher ce torrent d’injures dont il a inondé fes écrits, & il a voulu lf preparer une réponfe contre ce reproche ; mais elle n’a fervi qu’à faire voir qu’il eft auffi foible Orateur en matiere d’Apologie, qu’il a paru peu diligent Grammairien en matiere de Dictionnaire. N’admirez-vous pas qu’il allegue comme une maxime inconteftable : Que de tout temps l’Empire des Lettres a joui de cette agreable franchife de resjouir quelquefois le Lecteur aux defpens de fon prochain, quand il eft tombé dans le ridicule. Qu’on luy accorde cette propofition, il adjouftera que les Academiciens qu’il appelle fes ennemis font tombez dans le ridicule, & après cela, ne le voila-t-il pas en liberté de les déchirer fans qu’on puiffe trouver à dire ? N’avoit-il pas raifon de fe tout permettre fous l’autorité d’un fyllogifme fi preffant, & ne pouvoit-il pas en eftendre plus loin les confequences s’il l’euft voulu ? Qui fçait s’il ne s’eft point applaudi de moderation de s’en eftre tenu aux paroles, & de n’avoir point fait quelque chofe de plus violent contre ceux qui n’avoient pas l’honneur de luy plaire ? Mais parlons plus ferieufement, MONSIEUR, y a-t-il une morale plus empeftrée que celle qui refulte de cette maxime ? Un Homme qui ne fe refufe pas le plaifir de fe resjouïr aux defpens de fon prochain, fe refufera-t-il le plaifir de s’enrichir, de fe venger, ou de fatisfaire une autre paffion aux defpens d’autruy ? Quelle image me puis-je faire d’un efprit nourri dans des fentimens fi oppofez au Chriftianifme ? Mais que dis-je ? n’eft-ce que parmy les Chretiens que cette manière criminelle de fe resjouïr a efté condamnée ? La République Athenienne, où la licence a efté de tout temps fi effrenée, parce que le peuple eftoit le Maifre, avoit neanmoins une loy[2] qui defendoit de railler perfonne, en le nommant ; ce qui fut ordonné pour remédier aux defordres arrivez par le libertinage de l’ancienne Comédie qui avoit attiré des vengeances cruelles fur les Poëtes, quelques-uns ayant efté affommez, d’autres jettez dans la Mer. Et cette défenfe fut obfervée fi exactement que non feulement ils ne nommeront plus perfonne ; mais comme les Comédiens jouoient fous le mafque, ils firent faire des mafques chargez, & de figure bizarre, de peur qu’il ne s’en trouvaft quelqu’un par hazard qui euft de la reffemblance avec le vifage d’un Magiftrat. Et c’eft pour cela, dit Platonius, que les perfonnages des Comedies de Ménandre ont des fourcis effroyables, & qu’ils s’habillent d’une maniere qui leur fait paroiftre le corps contrefait, & tel que naturellement on n’en voit point. La Loy des douze tables avoit pareillement défendu les vers injurieux fous peine de la vie. Horacce eft l’interprete de cette Loy, dans gon Epiftre à Augufte ; où il raconte : Que les anciens habitans de la Campagne de Rome avoient accouftumé après la récolte des fruits de la Terre de faire des facrifices & des feftins. C’eft là, dit-il, qu’ils commenceront à prendre la liberté de fe raifter. Mais infenfiblemnet ce jeu fe tourna en fureur, la medifance attaqua les familles les plus confiderables. Ceux qui se trouveront offenfez s’en plaignirent, & les autres qui avoient efté efpargnez entrerent dans les mefmes interefts & s’en firent une affaire commune. Ainfi cette licence fut refrénée par la loy, & on ordonna une peine contre les Auteurs des écrits injurieux. Cela fut caufe qu’on changea cette coutume, & la crainte du bafton impofa la neceffité de parler avec retenue, & de fe contenter de dire des chofes agreables. Jufqu’icy c’eft le texte d’Horace. Et quand il dit la crainte du bafton, ce n’eft pas du bafton des particuliers qui auroient pû fe venger eux-mefmes ; mais des coups de bafton donnez par l’executeur de la Juftice, quelquefois jufques à la mort. C’eft ce que Porphyrion nous apprend diftinctement fur cet endroit d’Horace ; Les coups de bafton, dit-il[3], font le fupplice eftabli par les loix contre les Auteurs des vers injurieux. Et un autre ancien interprete d’Horace, dit, que la couftume de punir de ce fupplice les médifans, eftoit tirée des chiens, que la crainte du bafton empefche de mordre. Et c’eft ce que Plutarque appelle faire devenir fage à coups de bafton. Nous lifons dans Augufte, que Nevius, Poëte Romain, avoit efté fort long-temps prifonnier pour avoir compofé quelques ouvrages contre l’honneur des particuliers, & qu’il ne fut mis en liberté qu’aprés leur avoir fait une réparation authentique. C’eft ainfi que noftre adverfaire a eu raifon de dire qu’il a efté permis de tout temps dans l’empire des Lettres de fe resjouïr aux defpens de fon prochain quand il eft tombé dans le ridicule ; car enfin qui fera juge de ce ridicule, & ne tiendra-t-il qu’à un efcrivain melancholique & quelquefois fou, à décider dans fon cerveau creux, qu’un homme eft tombé dans le ridicule pour fe faire un droit de diffamer fon nom & de l’expofer à la rifée publique ? Auffi un raifonnement fondé fur un principe fi faux n’a pas dérobé fes écrits à la cenfure de la Juftice, qui les a declarez injurieux & diffamatoires, avec deffenfe de les débiter fous les peines portées par les Ordormances ; ce qui a efté executé en la perfonne d’un malheureux qui a payé par quatre ou cinq mois de prifon, le peu de fcrupule qu’il avoit fait d’entrer dans ce commerce criminel. Depuis cela il a encore efté moins traitable qu’auparavant. La correction n’a fait qu’éloigner fon repentir, & il s’y eft meflé de certaines circonftances que je ne reveleray point par le refpect que l’on doit avoir pour les chofes facrées. En un mot ny le filence favorable du Roy, ny la moderation de l’Académie, ny la feverité du Magiftrat, ny les prieres de fes meilleurs amis, n’ont pû luy ouvrir les yeux fur fes égaremens, ny le retirer de cet aveuglement obftiné, dans lequel il a efté envelopé jufqu’à la mort. Voilà, MONSIEUR, ce que vous avez pu ne pas fçavoir, & ce que j’ay creu vous devoir dire.

Quant aux Réflexions differentes que cet événement a fait naiftre dans le Public, fans en excepter mefme cette maligne joye qui s’eft refpanduë de tous collez à la lecture de tant de medifances, l’Académie n’en a conceu ny chagrin ny inquietudc. Elle fe fait juftice là deffus, elle ne prétend pas que le cœur de l’homme change à fon égard. Le moyen qu’une Compagnie eftablie fur le mérite de l’Efprit foit fans ennemis, ou du moins fans jaloux ? L’efclat que le nom du Roy y a adjoufté, fait mal aux yeux  à tous ceux qui n’y peuvent afpirer. Le nom d’Académie forme mal aux oreilles de plufieurs perfonnes, & particulierement de ces nobles imaginaires, qui demeurant fans vertu & fans action, prétendent autorifer leur oifiveté par le vaine oftentation de leur naiffance, ou de ces riches Plebeïens & de ces hommes nouveaux, qu’un caprice de la fortune élevé en des places qu’ils n’occupent que pour fe rendre mefprifables. Il leur déplaift qu’on fe puiffe diftinguer par quelque autre moyen que par les richeffes, parce qu’ils ne reconnoiffent que celuy-là, & le menu peuple qui leur eft foumis par la neceffité du commerce, ou par le fecours qu’il tire de leurs grands biens, entre affez ordinairement dans leurs fentimens, & fe laiffe conduire à leur exemple. De là vient cette révolte prefque univerfelle contre ceux que l’on appelle Gens d’Efprit, & c’eft ce qui fait qu’on a plus de répugnance à les honorer que les riches, parce que quiconque rend honneur à une perfonne, il s’abaiffe en quelque façon devant elle, & fe reconnoift fon inférieur. Or l’infériorité la plus difficile à avoüer, c’eft celle de l’efprit, parce que rien ne peut réparer ce deffaut, & celuy qui demeure d’accord dans fon cœur qu’un autre a plus d’efprit que luy, il fait un aveu qui luy eft honteux, au lieu qu’en demeurant d’accord qu’un autre eft plus riche, & en luy rendant honneur en cette qualité, il ne demeure d’accord d’autre chofe finon qu’il a plus de fortune ; ce qu’il n’eft point honteux d’avouer, parce que la fortune ne fuit pas tousjours le merite. Ainfi l’honneur que l’on rend à un homme d’efprit, ne peurt manquer de caufer quelque degouft à celuy qui le rend, l’honneur qu’il rend à un riche ne luy reproche rien qui le chagrine ; & fi cela n’eft pas tousjours de la forte ; fi au milieu de la corruption generale, il ne laiffe pas d’y avoir quelques gens raifonnables qui confervent un amour & un refpect fincere pour les belles Lettres & pour ceux qui les cultivent avec fuccëz, il eft certain que le plus grand nombre eft de l’autre cofté ; & aprés cela il ne faut pas s’eftonner fi noftre adverfaire a trouvé tant de gens qui ont applaudi à fes Satyres & à fes Factums fcandaleux, c’eft le merite de l’Académie qui luy a donné du nom. On l’a regardé comme un homme extraordinaire, parce qu’il a eu la hardieffe de s’élever contre une Compagnie fi illuftre. Ainfi tous les grands coupables fe font rendus celebres par leurs propres crimes, & l’Antiquité auroit laiffé perir les noms d’Anytus & de Melitus parmi la vile populace d’Athenes, s’ils n’avoient efté les accufateurs de Socrate. C’eft pourquoy les Philofophes ont reconnu qu’il y avoit quelque gloire à eftre heros en mefchanceté ; & Platon ne craint point de dire que fi l’on propofoit des recompenfes aux grands crimes, comme aux grandes vertus, la diftribution feroit auffi rare des uns comme des autres. Quoy qu’il en foit, il n’y a point d’homme d’honneur & de probité, quelque ennemi qu’il foit des Lettres & de l’Académie, qui ayant efté informé de la trahifon qui nous a efté faite, n’en ait detefté l’Auteur dans le fonds de fon ame, & n’ait foufcrit à cet Arreft fameux prononcé contre fes pareils, par un celebre Écrivain du fiecle d’Augufte, je veux dire Vitruve, qui dans la Preface de fon feptiéme Livre, après avoir loué ceux qui font les premiers Auteurs des beaux Ouvrages, comme Meffieurs de 1’Académie le font de ce riche & élegant Dictionnaire qui fera l’admiration de noftre fiecle & des fiecles à venir, finit par ces termes. Mais comme il faut rendre graces à ces grands Perfonnages, auffi ne peut-on trop blafmer ceux qui après avoir volé leurs efprits s’en difent les Auteurs, & qui n’ofant s’appuyer fur leurs propres penfées s’abandonnent à l’envie qui leur est naturelle, & font gloire de mettre la main fur les Ouvrages d’autruy, parce que dans ce crime il y a une efpece d’impiete.

Venez donc MONSIEUR, nous aider à finir cet excellent Ouvrage qui fouftiendra dignement la longue attente qu’on en a cuë. Nous pouvons dire de vous, mais nous le dironsi fans en murmurer & fans nous en plaindre : Ce dernier ne travaillera qu’une heure & fera efgal à nous qui avons porté tout le poids du jour & de la chaleur. Mais ce travail finira & finira bien-toft, & nous fommes chargez d’un autre qui ne finira jamais : C’eft, MONSIEUR, ce que nous fommes obligez de faire pour marquer inceffamment noftre reconnoiffance, mais d’une maniere digne de nous, à noftre Grand, à noftre Augufte, & à noftre Magnifique Protecteur.

 

[1] Article 17. des statuts de l’Académie Françoife. Si un des Académiciens fait quelque action indigne d’un homme d’honneur, il fera interdit ou deftitue selon l’importance de fa faute.

[2] Si quis occentafit malum carmenfive condidifit quod infamiam faxit flagitiumve alteri capital efto.

[3] Fuftuarium fupplicium conftitutum erat in Auctorem carminum infamium. Porphyr. A canibus tractuum nam cum fuftes metuunt morfibus fe abftinent.