Inauguration du monument élevé à la mémoire de José-Maria de Heredia, à Paris (Jardin du Luxembourg)

Le 17 octobre 1925

Georges LECOMTE

DISCOURS

DE

M. GEORGES LECOMTE
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

AU NOM DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

 

MADAME,
MESDAMES, MESSIEURS,

Lorsque José-Maria de Heredia vint à la Société des Gens de Lettres, déjà il était dans la gloire. Généreusement, il donna le bel exemple d’un écrivain célèbre qui, n’ayant rien à espérer de nous pour lui-même, s’unit à ses confrères peur accroître leur puissance d’action et de défense. Il nous apportait le prestige de son illustre nom, de son œuvre universellement admirée, de ses précieux joyaux entre les fines arabesques desquels la magie de son art laisse apercevoir de vastes horizons où passe l’humanité en marche, où s’inscrivent la légende et l’histoire. Il nous a fait cadeau de toutes ces richesses et nous n’avons jamais rien pu pour lui. Du moins, fière et reconnaissante, la Société des Gens de Lettres se fait‑elle un devoir d’entretenir la flamme du souvenir devant cette grande figure.

Dépouillée de tout apparat funèbre, cette cérémonie, qui est une glorification, revêt presque l’aspect d’une fête. Elle est pavoisée aux couleurs de l’Automne. Et, à quelques pas d’un rucher, clans cette pépinière aimée des colombes, ce beau marbre rose ne saurait évoquer qu’une gloire rieuse, celle qui bat des ailes autour d’un Virgile, d’un Théocrite, d’un Horace, d’un André Chénier...

Dans un tel décor, sous ces ombrages rayonnants et vivants, la mort, définitivement vaincue, se retire. De grandes ombres sereines entourent la pensée que nous célébrons et que l’automne fête de son feuillage d’or.

Réjouissons-nous de l’inspiration heureuse qui présida au choix d’un tel lieu. Ce jardin, quel Olympe tranquille et noble ! Au détour des allées, la poésie sourit au silence et à la solitude.

Les dieux de l’art que nous avons aimés lorsqu’ils embellissaient de leur présence notre jeunesse, et ceux que nous n’avons connus et admirés que par leur œuvre, vivent ici dans un coudoiement fraternel.

Non loin de la Bacchanale de Dalou, Verlaine silencieusement prolonge jusqu’au fond de nos cœurs les échos de son rire dionysiaque. Gabriel Vicaire, comme un dieu terme vêtu de lierre, sourit non loin de Verlaine, livrant aux oiseaux familiers sa flûte de faune bressan. Par delà les bosquets virgiliens, les palmiers, les lauriers-roses, c’est le noble Leconte de Lisle, d’une puissance si sereinement majestueuse que, vivant, il donnait déjà l’impression d’être sculpté dans le marbre, et c’est encore Banville au sourire spirituel, Gustave Flaubert à la noble, franche et vigoureuse tête de chef gaulois, Stendhal au profil consulaire.

Et, au milieu des tulipes ou des roses, George Sand semble, dans sa crinoline de marbre, faire une révérence au père illustre de Mme Bovary ! Plus près de nous, n’est-ce pas encore Ferdinand Fabre et sa chèvre ? Et si Sainte-Beuve, qui semble tout frileux et comme nu sans son habituelle petite calotte, nous tourne, non loin d’ici, le dos, ce n’est certes pas de sa faute.

Un tel bois sacré pouvait-il ne pas convenir à cette assemblée auguste ? Les rumeurs de la ville proche continuent à bercer ces grandes mémoires d’une harmonie que, dans ce décor familier, ces fiers artistes ont connue. Et la vie, toute palpitante dans la lumière d’un beau jardin, les entoure de ses mouvements, de ses vibrations, de ses couleurs.

Rien de plus conforme, sans doute, aux vœux secrets du poète que nous célébrons.

Il a aimé ce jardin. Il s’est promené sous ses ombrages où Leconte de Lisle, son maître vénéré et son ami très cher, venait souvent, en sortant du Sénat, converser ou méditer quelque poème grandiose. François Coppée s’est assis sur ces bancs. Et Catulle Mendès, et Sully Prudhomme. Ne méritait-il pas, ce noble parc à la française, de devenir le jardin du Parnasse ? La gloire a ramené doucement, vers leurs horizons préférés, ces grands morts inoubliables.

 

MESDAMES, MESSIEURS,

Je m’en voudrais de vous faire un cours de littérature dans ce parc. Mais n’est-ce pas notre devoir d’installer pour l’éternité, dans leur décor de prédilection, les maîtres qui, par leur œuvre, nous donnèrent le frisson de la beauté ?

Parmi eux, José-Maria de Heredia occupera toujours une place privilégiée. N’est-il pas l’un de ceux qui parvinrent le mieux à la perfection ? Il conserva, toute sa vie durant, « l’amour de la poésie pure et du pur langage français ». Leconte de Lisle lui avait fait aimer la grandeur de son exemple. José-Maria eut autant que lui le culte de la forme, le souci de la couleur, ce sens merveilleux du rythme, ce goût de l’alexandrin impeccable, magnifique, sonore, cet alexandrin spacieux et large auquel il sut conférer tant de dignité, de noblesse, de grandeur.

Les Trophées, c’est, comme dans un fidèle miroir, l’histoire de l’humanité tout entière. Tour à tour, les siècles comparaissent devant Heredia, ne livrant aux yeux du poète que leurs images les plus significatives.

Quelle synthèse que cette œuvre ! Et combien prenante par sa puissance dans le raccourci, par la pureté de son trait, par sa stricte et ferme peinture ! On dirait presque un altier défi : « J’enfermerai, semblait dire Heredia, les visions les plus vastes dans le cadre le plus étroit ! » Comme il a tenu parole ! Victor Hugo avait merveilleusement libéré l’alexandrin. José-Maria de Heredia a révélé à lui-même ce petit poème à forme fixe dont, avant qu’il y eût touché, on ignorait les possibilités infinies. Certes, Shakespeare et Ronsard en avaient tiré des harmonies profondément humaines. Ils l’avaient chargé de passion et d’amour. Heredia s’en est emparé en orfèvre inventif, raffiné et qui voit grand. De ce poème dont Victor Hugo usa peu et en se jouant, il a reculé les limites. Puis il l’a comblé de toutes les naïvetés de la légende, de tous les exploits divins de la fable, de tous les drames de l’histoire.

Dans une petit livre qui représente des années de labeur réfléchi, de méditations, d’efforts sans cesse châtiés, c’est l’univers qui se reflète, comme une immense nuit étoilée dans un étroit miroir d’eau.

On tient le monde dans le creux de la main. Voici les héros et voici les dieux. Le galop des Centaures retentit à nos oreilles. L’ombre gigantesque d’Hercule surgit à l’angle d’un grand vers.

Après la Grèce et la Sicile, voici Rome et les barbares, le Moyen-Age, la Renaissance. Et l’horizon historique s’élargit, plus vaste encore, au souffle parfumé de l’Orient, aux chaudes haleines des tropiques.

Et toutes ces visions immenses encloses en quelques quatrains, en quelques tercets, avec une éloquente brièveté.

Tout, d’ailleurs, en José-Maria de Heredia, devait s’incliner vers « ce poème de précision » que demeure, depuis les Trophées, le sonnet.

En le maniant, Heredia satisfait ses goûts de chartiste, d’érudit, de poème concis, exact, difficile, devait séduire à la fois le poète et le savant. versé dans la paléographie, la numismatique, l’épigraphie et qui se serait offensé d’une faute contre l’archéologie, d’un anachronisme, d’une traduction erronée, comme d’une faute contre la prosodie ou le langage. Ainsi, ce grand poète trouvait-il le moyen de concilier des goûts, en apparence seulement contraires, plaçant toujours son imagination surveillée sous le contrôle de son rigoureux esprit scientifique.

Rien, dans cette œuvre, qui soit abandonné au hasard. On est frappé par l’harmonie liant étroitement le sujet à son expression. Avant que d’écrire, quel effort architectural, quel plan rigoureusement établi ! Le choix même des rimes indique une rare recherche.

Quel souci encore du pur langage, quelle méfiance du néologisme ! On est surpris devant cette réussite admirable où — pour exprimer les époques et les civilisations les plus lointaines, les plus contraires — le poète n’a voulu se servir que des mots les plus usuels. Mais il les maniait en savant, les parant d’une dignité nouvelle, selon la place qu’il leur assignait. Et le plus humble, au bout de sa plume longtemps suspendu, revêtait une distinction, une personnalité, comme un air de noblesse.

Inclinons-nous, Messieurs, devant cette haute conscience. Une grande œuvre est née d’elle. On peut dire que José-Maria de Heredia a porté son art à un si haut point de perfectionnement que, pour cette beauté de la forme, il apparaît unique dans l’histoire de notre littérature française. Rien n’est moins imitable parce que rien n’est plus parfait. D’autres poètes ont fait école, inspiré des élèves ; José-Maria de Heredia demeure isolé, abandonnant loin derrière lui pasticheurs à l’avance vaincus.

Aussi, entre les derniers romantiques et les premiers symbolistes, occupera-t-il toujours une place exceptionnelle.

Artisan admirable du verbe, comparable aux plus purs artistes ciseleurs, médailleurs et enlumineurs du XVIe siècle, José-Maria de Heredia a passé au cou de la poésie française une parure d’orfèvrerie et d’émaux dont les hommes resteront éblouis à jamais.