A propos d'un troisième centenaire, Vauban et Choderlos de Laclos

Le 25 octobre 1933

Maxime WEYGAND

A propos d’un troisième centenaire,
Vauban et Choderlos de Laclos

DISCOURS

DE

M. WEYGAND
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Séance publique annuelle des Cinq Académies

Le mercredi 25 octobre 1933

 

Messieurs,

Au mois de mai 1786, notre Compagnie recevait une protestation intitulée : « Lettre à MM. de l’Académie française sur l’éloge de Monsieur le maréchal de Vauban proposé pour le sujet du prix d’éloquence de l’année 1787. »

L’Académie française venait en effet d’inviter les candidats au prix d’éloquence à prendre pour thème le panégyrique de la vie du grand maréchal. Ce choix ne paraissait devoir susciter aucune critique, la mémoire de Vauban étant, comme dans l’armée, vénérée dans la France entière. Et Voltaire, en le déclarant « le premier des ingénieurs et le meilleur des citoyens » n’avait-il pas mis le sceau à une si pure renommée ? Deux années auparavant, l’Académie de Dijon avait choisi le même sujet et décerné les deux premiers prix à Lazare Carnot et à Bernard Maret, le futur duc de Bassano.

C’est dire que la lettre à MM. de l’Académie française, à laquelle son auteur avait donné la plus large diffusion, fit beaucoup de bruit. Pour parler plus exactement, elle fit scandale. L’auteur était un officier, un capitaine d’artillerie, membre de l’Académie de la Rochelle, que le fracas fait autour de son nom laissa certainement impassible, car il avait l’habitude de ces mouvements de l’opinion. Il s’appelait Choderlos de Laclos et se vit sans émoi, comme sans déplaisir, porté à nouveau sur la scène de l’actualité. L’auteur des Liaisons dangereuses en avait vu bien d’autres quatre années auparavant, lorsqu’avait paru l’audacieux roman dont l’esclandre surpassa un succès certainement très grand.

Après avoir, à cette occasion, soulevé une réprobation à peu près générale, après avoir provoqué l’inquiétude ou la vanité de ceux qui pouvaient passer pour les modèles de ses héros, après avoir intéressé les gens de goût par la finesse de son raisonnement et le charme de son style, que pouvait-il redouter dont il ne connût déjà la vanité ou les profits ?

Bien que la marquise de Merteuil eût tourné contre lui la plupart des femmes et qu’il eût vu se fermer la porte de quelques-unes des plus influentes ou des plus gracieuses, il avait continué de s’occuper d’elles et il avait mis sur le chantier un mémoire « sur les meilleurs moyens de perfectionner l’éducation des femmes », sujet offert au concours par l’Académie de Châlons en 1785. Sans le suivre dans ses parallèles entre la femme sociale et la femme naturelle, revenons à la fameuse lettre dont le sujet était de tout autre qualité.

Comme il l’avait fait pour les Liaisons dangereuses, Laclos tient à bien affirmer en commençant la moralité du but qu’il se propose d’atteindre. Puis il entame son procès.

L’Académie de Dijon a couronné un compatriote ; ce faisant elle exaltait une gloire locale et c’était son droit. Mais le jugement de l’Académie française a une tout autre portée : il est primordial et définitif, il constitue une consécration nationale.

Laclos juge cette consécration imméritée. Vauban n’est pas un grand homme et la génération actuelle ne lui doit pas de reconnaissance. Il a certes montré beaucoup de talent dans l’attaque des places, dont aucune ne lui a résisté. Mais il n’a pas su les défendre. Il n’a en effet rien inventé pour rendre les citadelles imprenables, qui n’eût été trouvé avant lui. N’a-t-il d’ailleurs pas repris sans difficulté des places qu’il avait fortifiées lui-même ? Enfin les forteresses construites par lui exigent pour leur défense d’énormes garnisons, et elles ont coûté des sommes considérables : 1.400 millions, gaspillés sans résultat, affirme Laclos.

Tels sont les principaux arguments de ce réquisitoire qui étonna tous les milieux, et souleva dans les sphères militaires, en particulier dans le corps royal du Génie, une violente indignation.

Ce germe de discordes tombait il est vrai dans un terrain préparé. Déjà la querelle de Guibert et du chevalier de Folart sur les avantages de l’ordre profond et de l’ordre mince avait échauffé les cerveaux. Et sur le sujet plus spécial qui nous occupe, le marquis de Montalembert, ancien officier de cavalerie, homme d’esprit cultivé, s’était depuis quelques années posé en réformateur des doctrines de Vauban. Il avait mis en balance les mérites de la fortification perpendiculaire et les insuffisances de la fortification bastionnée. Pour cette raison il avait été vivement pris à partie par l’inspecteur du Génie, M. de Fourcroy.

Or, le capitaine Choderlos de Laclos avait eu, dès 1779, l’occasion de travailler sous les ordres du marquis de Montalembert. Sous sa direction il avait participé à la construction et à l’armement d’un fort dans l’île d’Aix. Il n’avait eu qu’à se louer des procédés de son chef et il avait trouvé dans le commerce de cet homme intelligent et passionné, marié à une femme agréable et instruite, de sérieuses raisons de s’attacher à lui.

Fut-ce la reconnaissance qui l’engagea à partir en guerre, à la suite de son bienfaiteur, contre la renommée de Vauban ? Fut-ce seulement le désir de ce grand ambitieux de faire une fois de plus parler de lui ? Fut-ce un jeu d’homme de lettres d’essayer la souplesse de sa dialectique et la perfide habileté de son style contre une gloire indiscutée jusqu’alors ? Sans doute y eut-il un peu de tout cela.

Il est pourtant difficile de ne pas reconnaître sous la plume de Laclos l’influence des idées du marquis de Montalembert, lorsqu’après avoir écrit que la véritable fortification doit suppléer au nombre, ce qui est une vérité indiscutable, il ajoute : « et même à la qualité des troupes ainsi qu’au génie des commandants ». Ce sont bien là les doctrines de l’auteur du Traité sur les fortifications perpendiculaires ou l’art défensif supérieur à l’art offensif. Et il est vraiment étonnant de voir un homme d’esprit attacher à la matière et au procédé l’efficacité complète et décisive qu’il refuse au talent et à la vaillance.

Les réponses à la lettre sacrilège ne se firent point attendre. Elles affluèrent de tous les points de la France et, comme il convenait, celles des officiers du Génie furent les plus ardentes, les plus convaincues et les plus documentées. MM. de Lerse, de Vergnes, de Curel, d’Antilly, de Saunac, le chevalier de Bousmard, manifestèrent leur indignation qu’une pareille attaque fût sortie des rangs de l’armée. L’un d’eux chercha querelle à l’académicien de la Rochelle sur les imperfections de son langage. Mais la plupart, tout en rendant hommage au talent littéraire de leur adversaire, battirent en brèche les arguments de cet « avocat du diable ».

La voix la plus haute et la plus juste qui se fit entendre fut celle du général d’Arçon. Dans ses Considérations sur l’influence du génie de Vauban, il s’éleva contre la « chimère des fermetures hermétiques » ; il combattit les empiriques qui, pour accréditer leurs dogmes, disent à leur patrie : « Abandonnez l’esprit militaire... Reposez-vous sur mes secrets. Voilà des forts ronds, en voici d’angulaires, voilà des défenses perpendiculaires ; voici des étoiles inexpugnables. Je vous promets des places imprenables et dont la résistance invincible n’exige ni talents, ni courage, ni mouvement. Accordez-moi votre confiance, croyez-moi, livrez-vous au sommeil. » Et il concluait que le premier rempart de la nation réside dans le génie combatif de l’armée et que l’art des forteresses ne doit qu’en développer l’énergie. L’on ne saurait mieux dire.

La vieille querelle de doctrine qui se renouvelle périodiquement se terminait donc heureusement grâce au langage sage et fort d’un véritable soldat.

Quant aux convenances violées, il appartenait au ministre de la Guerre d’y ramener le coupable. C’est le dernier chapitre de cette petite histoire. Sans se soucier de la tempête qu’il avait soulevée, Laclos arrivait à Paris pour y sceller son union avec Mademoiselle Duperré, sœur de celui qui devait illustrer plus tard la marine française. Le jour même de son mariage, le maréchal de Ségur, ministre de la Guerre, se concertait avec Gribeauval, inspecteur de l’Artillerie, sur la sanction méritée par le téméraire capitaine. On estima n’en pouvoir trouver de meilleure que de renvoyer dans la ville de Metz, à sa compagnie, cet officier qui avait résolu le difficile problème d’être absent de son régiment depuis sept à huit années pour des motifs à sa seule convenance. Il y reprendrait, dit le texte officiel, « connaissance de la discipline et de l’esprit de subordination ».

Telle fut la décision notifiée à Laclos, lorsqu’on eut découvert le coin secret où il abritait sa lune de miel. Laclos s’y soumit respectueusement, tout en faisant agir de nombreux amis. Puis il se décida à quitter l’armée. En attendant son heure, qui ne pouvait manquer de venir à une époque où l’ancien ordre de choses était si fortement ébranlé, il vit son talent littéraire lui ouvrir bien des salons. Il pensa un moment partir chez le Grand Turc avec l’ambassadeur Choiseul Gouffier. Et finalement il dut à l’amitié du vicomte de Ségur, fils du ministre qui l’avait frappé, d’entrer, malgré la réprobation de Madame de Genlis, dans la maison du duc d’Orléans comme secrétaire de ses commandements.

Ainsi se termina un incident qui fit grand tapage à son époque. Avec la fin de sa vie littéraire, Choderlos de Laclos y trouva le commencement d’une carrière politique dont son ambition attendait beaucoup. Il estima sans doute n’avoir rien perdu dans l’aventure.

Quant au maréchal de Vauban, son œuvre ni son renom n’en furent atteints. Nous avons vu, en 1914, les inondations auxquelles il avait donné tous ses soins durant la dernière année de sa vie, barrer dans les Flandres la route à l’envahisseur ; et le tribut d’hommages que le troisième centenaire de sa naissance valut hier à sa mémoire, témoigne que, pour cette fois, Plutarque n’avait pas menti.