Rapport sur les prix de vertu 1939

Le 14 décembre 1939

Louis GILLET

RAPPORT LES PRIX DE VERTU

PAR

M. LOUIS GILLET
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Le jeudi 14 décembre 1939

 

 

Messieurs,

La solennité des Prix de vertu est, de toutes les traditions de votre Compagnie, celle qui a le privilège d’exercer davantage l’humour de la galerie.

Elle est pour le rapporteur qui se trouve chargé par le sort du discours d’usage, une des plus délicates et des plus intimidantes. Que sera-ce, si la France se bat ? Quand le pays tire l’épée, il n’y a plus soudain qu’une sorte de valeur les autres pâlissent et se déprécient. Le moins qu’elles puissent faire, ce semble, est de se taire et d’imiter la consigne des soldats, ce grand voile de silence derrière lequel il se passe quelque chose, et que met, entre nous et les opérations, le laconisme des communiqués.

Toutefois, dans cette étrange guerre sans batailles, où l’ennemi se flatte de nous avoir par le dedans, dans cette nouvelle forme sournoise, dangereuse et larvée de la guerre des nerfs, le front intérieur devient un des éléments essentiels de la lutte et le centre de la résistance. L’adversaire compte sur nos faiblesses, notre légèreté, notre impatience, pour nous trahir : il se fait un allié de nos qualités et de nos vices. C’est le tort de l’Allemagne de nous connaître si mal. Si elle savait mieux qui nous sommes, elle s’épargnerait quelques erreurs de calcul. Je n’ai pas l’ambition de la convaincre qu’elle se trompe. Mais, dans ces conditions, notre capital moral fait partie de notre armement, est un des gages de la victoire. Quand on nous croit pourris, quand la tactique d’en face est d’attendre notre décomposition finale, on est bien aise de lui dire qu’il n’y a rien de fait. Si Berlin nous écoute, Berlin pourra s’instruire : il verra que nous ne sommes pas mûrs. C’est alors qu’une tâche comme la vôtre prend tout son sens, et qu’on a le droit de faire entrer, parmi nos raisons de confiance, cet état de la vertu, c’est-à-dire de la force et de l’énergie françaises.

De l’institution primitive, telle qu’elle a été conçue par l’illustre Montyon, vos listes conservent quelques traces. Il s’agit d’actes de dévouement ou de fidélité, destinés à provoquer l’émulation et qui, sans vous, risqueraient de demeurer inconnus. La plupart en effet se rencontrent dans des rangs obscurs du peuple, où ils avaient des chances de rester ensevelis. C’est un tour, qu’on n’a pas souvent l’occasion de faire (à moins de faire partie d’une Conférence de Saint-Vincent-de-Paul), dans des régions insoupçonnées de la carte du pays, protégées par des épaisseurs d’humilité et de pénombre.

Dans cette revue de cas individuels, pourquoi faut-il que la première pièce qui me soit tombée sous les yeux soit l’histoire du jeune Guy Sevin, de Barzy-sur-Marne, près Jaulgonne ? Il faut vous dire que Jaulgonne, entre Épernay et Château-Thierry, c’est une partie de mon enfance. Il suffit de prononcer ces deux syllabes, lourdes et dorées comme un bijou mérovingien : je vois aussitôt le paysage. C’est là que, le 15 avril dernier, le jeune Guy Sevin, 13 ans, fils d’un maçon, jouait tranquillement avec son petit camarade, Jean Dast, âgé de 8 ans. C’était un samedi, vers 3 heures de l’après-midi. Les deux enfants pêchaient à la ligne au bord de la rivière, assez profonde à cet endroit. Tout à coup le petit glissa et disparut. Le jeune Guy sortait de table. Il avait aux pieds de gros godillots assez lourds. L’eau en cette saison est bien froide. Il s’y jeta pourtant sans penser à se déshabiller, et fut assez heureux pour rattraper son petit camarade. Mais il n’était pas au bout de ses peines. Le premier mouvement d’un noyé est toujours de paralyser son sauveur. C’est ce que savent bien les professionnels : ils commencent par étourdir leur homme, avant de le remorquer, inerte comme une planche. Les gens du métier connaissent le truc, mais le jeune Sevin l’ignorait. Il eut beaucoup de mal pour ramener sa pêche. Enfin, après bien des efforts, tous deux arrivèrent au bord, l’un portant l’autre, plus morts que vifs. Vous avez voulu marquer d’un signe de sympathie ce courage d’un enfant.

Mlle Lahanier, couturière, était la fille d’un emballeur de la rue de Verneuil, chargé de l’emballage de la célèbre bibliothèque de Chantilly. Celui-ci s’acquitta de sa tâche avec une conscience remarquable ; sur des milliers de volumes, on ne constata pas une pliure : « Lahanier, vous êtes un artiste ! » dit le prince à ce bon artisan, en lui serrant la main. Sa fille, aînée de dix enfants, reçut une éducation parfaite chez les dames du Sacré-Cœur, pour lesquelles son père travaillait. C’était un milieu « Vieille France », d’une étrange aristocratie, tout à fait « Faubourg-Saint-Germain ». La jeune fille y contracta des sentiments de luxe, qu’on n’attendrait guère dans son état. Vous allez en voir tout à l’heure une preuve extraordinaire. Par les soins de ses maîtresses, Mlle Lahanier fut placée dans diverses maisons de Tiflis, d’Athènes, de Constantinople, de Berlin ; elle fut une de ces ouvrières modestes, précieuses et anonymes qui répandent au loin la mode et le goût de Paris, une de ces fines aiguilles qui servent, partout où il y a des femmes, la gloire de la couture française. Tous ses gains passaient à l’entretien de ses neuf frères et sœurs laissés dans la boutique de la rue de Verneuil, parmi les planches et les copeaux de l’emballeur. Ce dernier mort en 1900, la voyageuse rentra pour s’occuper de la maisonnée el des enfants d’une sœur mariée. Elle trouvait encore moyen de faire des heureux avec le reste, parmi les pauvres du quartier. Avec son petit héritage elle se trouvait alors à la tête d’une somme de dix mille francs ; dix mille francs de ce temps-là, il y a quarante ans, c’était quelque chose : cela valait bien cent mille francs de 1939. Mlle Lahanier résolut par prudence de les déposer dans une banque. Mais en route, elle ne put résister au plaisir de faire quelques visites charitables et de monter voir en passant deux ou trois de ses pauvres, qu’elle traitait comme des amies. C’est ce qui la perdit. La bonté est une passion aussi dangereuse qu’un vice. On ne s’en méfie pas assez. L’une des amies était malade. La visiteuse s’empressa, fit la toilette du bébé, réchauffa du bouillon. En arrivant à la banque, le portefeuille avait disparu. L’enquête montra que les plus graves soupçons tombaient sur la jeune mère que Mlle Lahanier avait soignée ce matin-là. Qu’auriez-vous fait à sa place ? Mlle Lahanier considéra que la preuve n’était pas faite, et préféra garder les bénéfices du doute : elle ne mit pas en balance la perte qu’elle avait subie, avec la honte d’une condamnation pour la malheureuse qu’elle avait aimée. Elle avait une idée si exquise de l’honneur, qu’elle ne put supporter d’en priver une coupable. Elle préféra garder pour elle sa ruine et son secret. Elle retira sa plainte et crut que sa générosité était un reproche suffisant pour celle qu’elle épargnait. Cette couturière se payait des nuances de délicatesse que plus d’une dame lui envierait. Dans sa mansarde, elle se conduit comme une princesse de Corneille. Que dites-vous d’un pays où des sentiments de cette qualité ultra-chevaleresque poussent sous les toits ?

Une des choses qui me paraissent le plus incompréhensibles, dans cette galerie de phénomènes où il y en a tant qui me dépassent, c’est la sérénité et l’égalité d’âme au milieu des souffrances physiques. Je confesse une aversion pour les misères du corps qui est une de mes limites. De tout temps des écoles de mages se sont proposé diverses méthodes pour la cure de ces maux, ou du moins pour leur opposer quelque remède spirituel. C’est l’objet de la Christian Science, cette puissante création de Mary Baker-Eddy, ou celui du système du célèbre Dr Coué. Je ne sais si ces thaumaturges auraient pu ce qu’a fait tout seul M. André Delsol. Celui-ci avait bien sujet d’être accablé par son infortune. Le malheur avait pris pour lui cette forme inexplicable et particulièrement injuste qu’est une maladie incurable, laquelle fausse au départ, par la plus cruelle iniquité, toutes les chances qu’un pauvre a de gagner sa vie. A quatre ans, une pneumonie infectieuse, suivie de poliomyélite, lui laissa les deux jambes atrophiées et paralysées ; la jambe gauche, quasi-pétrifiée, était repliée en chien de fusil. Pendant vingt-sept ans l’infirme demeura alité sans perdre patience travaillant, de ses doigts et trouvant le moyen de rendre mille services en retour des soins de sa mère : c’est lui qui pouponnait ses neveux, enfants de son frère tué à la guerre. Alors pour se rendre plus utile et pour sortir enfin de la position horizontale et du grabat où il gisait, il prit une résolution : il fit un coup d’État. Il se fit amputer la jambe qui le gênait, se fit redresser l’autre et, moyennant ce sacrifice, en s’aidant de béquilles, put regagner du moins une certaine liberté de mouvements. Mais l’usage des béquilles le prive de ses mains. Ordinairement, il circule sur une chaise roulante d’une construction particulière ; sur ce léger véhicule, il se déplace dans les trois chambres du rez-de-chaussée de la rue Saulnier, où ses parents occupent depuis un demi-siècle la loge du concierge. Depuis la mort de sa mère l’invalide vaque à la cuisine et soigne son père, vieillard de 87 ans, qui se meurt d’un cancer de la face. On ne l’a jamais vu se plaindre, jamais rester oisif. Dans ce corps tronqué et misérable, affligé des plus cruelles disgrâces, toute la vie semble s’être réfugiée au bout des doigts cet infirme a des mains de fée, d’une agilité merveilleuse. Qui croirait qu’une foule de jouets, une ribambelle de menus objets pour arbres de Noël, ces créations de fantaisie pour tombolas et cotillons, sortent de la chaise roulante de ce malade si mal partagé à la loterie du sort ? Le pauvre éclopé aux pattes en compote, qui aurait tant de comptes à demander au Créateur, trouve encore dans sa bonté des trésors de caprice et d’imagination ; lui, si peu gâté par la vie, gâte les enfants et se plaît à leur prodiguer cette joie dont ils sont déjà si riches. Il a, lui, le mal loti, de quoi leur donner de son surplus ; il a ce privilège si rare de jouer avec eux, comme il faisait avec ses neveux orphelins, et de leur donner des fêtes. En vérité, parmi les Stylites, les acrobates et les virtuoses du désert, qui étonnaient le monde de leurs macérations et de leurs pénitences, je ne crois pas qu’il se rencontrât un exercice plus difficile ; on ne trouverait pas, en tout cas, une âme plus charmante que celle de cet « assis » d’une loge de Vaugirard.

Une part traditionnelle de la clientèle de vos Prix Montyon, c’est le vieux serviteur ou la vieille servante. On dit qu’ils se font rares ; en réalité, on les trouve toujours. Seulement on les trouve pour rien. On les a, à la condition de ne pas les payer. C’est le salaire qui a tout gâté. L’argent, la loi économique a perdu les rapports humains. J’ajoute qu’il y faut une autre condition, c’est que les maîtres soient dignes d’affection et aussi, qu’ils soient malheureux. Le malheur égalise les choses. C’est l’histoire de Mlle Beaudouin, depuis 50 ans au service de la même famille, dans les Vosges, et qui, à 70 ans, fait vivre sa maîtresse impotente et aveugle. La famille Golbain était, comme tant de familles de l’Est, une famille de militaires ; on vivait avec deux demoiselles, de la pension du père, capitaine à la retraite, et puis, après sa mort, de la demi-pension accordée à la veuve. On végétait avec une frugalité décente et les apparences de l’aisance. La guerre survint : les économies, placées en fonds russes au beau temps de l’Alliance, se volatilisèrent. Un petit bien qui restait à la veuve de sa dot, fut vendu pour un morceau de pain sur les avis d’hommes d’affaires qui se trouvèrent un peu filous, selon cette loi célèbre, que les affaires, c’est l’argent des autres. Le Pactole, pour certaines canailles, est constitué par l’épargne de la famille Golbain. La vieille dame tomba malade de chagrin ; sa fille Noémie, en la soignant, fit un faux mouvement, se cassa le col du fémur. L’existence de Mlle°Beaudouin se passa dès lors à aller d’un lit à l’autre. Puis la veuve trépassa, et avec la défunte cessa la demi-retraite qui était l’unique ressource de ces quatre pauvres femmes. Alors, les deux sœurs se concertèrent, et la cadette, Mlle Marie, tint à Mlle Beaudoin ce discours : « Ma pauvre Sophie, nous t’aimons bien ; il nous en coûte de nous séparer, mais vraiment, il le faut. Nous ne pouvons plus te donner tes gages. » Sophie répondit : « Y pensez-vous ? Et qui vous parle de votre argent ? Qu’est-ce que vous ferez toute seule, vous qui ne tenez pas debout, pour soigner Mademoiselle ? » Elle ne sortit pas là. Elle eut le dernier mot. Aujourd’hui, après avoir fermé les yeux à l’invalide, elle demeure seule avec la survivante aveugle et impotente, brodant pour vivre, et usant le reste de ses pauvres yeux, qui n’ont plus leurs quinze ans, à des ouvrages qu’elle fait le soir comme Pénélope, après sa journée de travail, pour faire vivre l’humble ménage. Que deviennent, à cette heure, dans une maisonnette des Vosges, ces deux vieillesses n’ayant pour vivre que l’aiguille de Sophie ? Une festonneuse de soixante-dix ans ! On frémit d’y penser.

Ce qui confond dans un pareil exemple de dévouement, c’est le principe d’un tel défi aux règles de l’intérêt. Sophie a été jeune. Il paraît qu’elle était jolie. Qui a pu la pousser à un sacrifice si complet ? On peut penser que pour une paysanne de nature délicate, la famille Golbain représentait une atmosphère, un climat de distinction matérielle et morale, qui était pour elle un enchantement ; elle entrait dans un monde nouveau qui devenait sa patrie, il était pour elle une promotion ; elle participait aux manières, au langage, aux habitudes de ces demoiselles, elle respirait leur air. Quand vinrent les revers, on conçoit encore le sentiment qui fait qu’on ne déserte pas et qui empêche de capituler : cette espèce d’honneur du groupe, qui maintient la façade, défend d’abandonner le bateau. Enfin, dans la dernière phase, si l’on veut s’expliquer cette obstination d’attachement, je ne serais pas surpris d’y trouver, à côté de l’amour, qui peut tout, un autre sentiment, difficilement exprimable : une émulation, un instinct de supériorité. Il y a des gens qui, dans le malheur, alors que les autres lâchent, trouvent l’occasion de s’accomplir. C’est ce qui explique que tant de Français ne valent rien que dans les coups durs. A ces moments-là, Sophie peut faire voir à Mlle Marie qu’elle était aussi bien née qu’elle, qu’elles sont toutes deux du même pays. Plus d’argent, plus de castes : les choses se passent sur leur vrai plan, celui du cœur et de l’honneur. Il y a des êtres ainsi faits que pour eux, le premier des besoins est d’être nobles. Pour Mlle Sophie, chaque jour de sa vie difficile représente un avancement. Plus elle voit sa maîtresse déchue dans l’infortune, plus elle l’honore et maintient l’étiquette autour d’elle. La petite maison de Bains-les-Bains où s’éteint la valétudinaire devient son rocher de Sainte-Hélène. Mlle Sophie n’est pas à plaindre. Elle repousserait notre admiration. Elle est de cette race française qui ne se rend pas et qui a fait le poilu de Verdun, les grognards de la Bérésina.

 

Une dernière catégorie qui vous est familière, est celle qui se classe sous le nom du « devoir familial ». La mère meurt à la peine, d’accident ou de tuberculose, laissant son homme veuf et une tripotée de marmots : le père est aux champs ou à l’usine pour nourrir sa nichée. Qui tiendra la maison ? Qui lui fera le matin son lit et la soupe le soir ? Qui s’occupera de la marmaille, l’habillera, mouchera les mioches, enverra les autres à l’école, fera marcher tout ce petit monde ? C’est une gamine de treize ans, Mlle Andrée Anceau, de Fay-aux-Loges (Loiret), qui élève ses sept frères et sœurs ; c’est Mlle Marie André, de Marcenat (Cantal), onze ans, qui prend le gouvernement et éduque son petit bataillon de six cadets ; c’est Mlle Farge, 20 ans, qui en fait autant à Lyon ; Mlle Cathelin, 25 ans, de Saint-Germain-sur-Renom, dans l’Ain, élève depuis sept ans ses onze Cathelins et Cathelines : l’un boîte, le dernier a sept ans.

Mlle Cathelin a de l’occupation devant elle. Se marier ? On verra plus tard. Faire sa vie ? On a le temps d’y penser. Il faut d’abord se tirer d’affaire, conserver son petit monde en main et empêcher la débandade. Il y a, selon les cas, une foule de variantes : à la campagne, soigner les poules, traire les vaches, s’occuper du potager et du bétail ; le programme diffère à la ville. Il s’agit toujours de faire face à une situation compliquée. Ce qui est admirable, c’est qu’il se trouve toujours une volontaire, une fille qui, à dix ans ou à vingt, se découvre du jour au lendemain l’étoffe d’un capitaine. Sans elle, tout irait à vau-l’eau. Quelquefois, la situation est autre, si c’est le père qui disparaît et si les choses s’aggravent par la maladie de la mère. Alors on peut dire que c’est vraiment dur : tel est le cas de Mlle Pensec, de Camaret, qui depuis quinze ans soigne une mère rhumatisante et s’est chargée, en outre, des cinq enfants de sa sœur malade. Filles admirables (et parfois, aussi, dignes garçons !). On a presque envie leur demander pardon de livrer leurs humbles noms à la curiosité. Mais à coup sûr, s’il y a un mot qui leur convienne mal et qui soit incapable d’expliquer leur conduite, c’est ce mot sec, scolaire et abstrait de « devoir ». — Ces choses-là ne se raisonnent pas et ne dépendent pas de la morale : c’est beaucoup plus simple que cela. Il s’agit d’un instinct bien plus élémentaire, d’un esprit de bloc, la cohésion, et premièrement d’énergie, qui consiste à faire tête et à tenir le coup. La vie est d’abord un courage. Ne pas flancher, ne pas « chiner », ne pas caner, voilà le premier .des commandements. Tant pis pour les plaisirs et les distractions ! Il faut que l’ouvrage se fasse, que la maison soit nette et les gosses bien tenus. Et l’on dit-que la France n’est pas sérieuse ! Ces gens-là, avant tout, ne sont pas des défaitistes. Et l’on voit bien ici comment ces fillettes-là, cette gamine de onze ans, ou cette autre de treize, chacune dans son trou, font exactement, la même chose que les hommes du front. C’est par là que la France tient.

La deuxième partie de vos dossiers, de beaucoup la plus considérable, concerne un genre d’activité qui était encore dans l’enfance à l’époque où vivait M. de Montyon. De son temps, la philanthropie n’était encore qu’un culte verbal. La charité active était l’affaire de L’Église. C’est elle qui se chargeait exclusivement des bonnes œuvres et ce que nous appelons aujourd’hui, les Œuvres sociales. Depuis un siècle, l’État a repris à son compte une grande partie de ces services ; mais l’administration, quelle que soit sa bonne volonté, laisse encore bien des choses en dehors de ses cadres ; l’État ne peut suffire à tout. Il reste encore du champ pour les initiatives privées. L’État occupe, si je puis dire, quelques parties du terrain, où les conquêtes ont été consolidées ; mais le domaine est vaste, et si l’on veut faire quelque chose, ce n’est pas trop de tout le monde.

L’illustre philosophe américain, William James, a écrit un jour un noble essai : « Par quoi remplacer la guerre ? » Vous me direz que c’est une question prématurée. La guerre ne risque pas de nous manquer de si tôt. Ce problème singulier répond bien à un état d’esprit de 1904 ou de 1905, lorsqu’aux États-Unis il ne s’était plus rien passé depuis la guerre de Sécession, et que l’Europe elle-même, guérie de ses fièvres d’autrefois, paraissait entrée pour toujours dans les voies .d’un équilibre raisonnable. Dans cet état d’euphorie, la paix devenait alarmante. N’y avait-il pas un danger de la paix : le danger d’oublier, de perdre dans le bien-être, les valeurs héroïques, les vertus militaires qui avaient tant contribué à créer la civilisation ? Que devenait ce beau type humain, le soldat ? L’humanité désarmée, engourdie, n’était-elle pas en péril de perdre une certaine armature, une qualité morale qui était le sel de la terre ? C’était prévoir les malheurs de trop loin. Nous ne sommes pas menacés de la paix éternelle. Et l’on peut dire au philosophe : « Ne vous mettez pas en peine. Tant qu’il y aura la maladie, la misère et la mort, soyez tranquille, nous ne manquerons pas d’occasions de militer ; la guerre n’est pas près de disparaître. La guerre, dit le vieux Job, la guerre, c’est la vie. »

Cette impression de troupes en campagne, d’avant-postes, d’éclaireurs, de travail en ordre dispersé, d’une multitude d’actions locales, de patrouilles un peu décousues, est la première qui ressort de la lecture de vos dossiers. On est en présence de petits groupes qui opèrent chacun pour leur compte, sans s’inquiéter de leurs derrières ou de la liaison sur leurs flancs, sans plan préconçu à l’avance, marchant en tirailleurs, allant au plus pressé derrière un capitaine ou un sergent ; c’est une foule d’improvisations et d’opérations de détail, nées des circonstances du combat, qui s’inventent au fur et à mesure, sans attendre les instructions du général en chef. La somme de toutes ces actions se fait sans doute quelque part ; il y a peut-être là-haut quelque officier supérieur à myriades d’étoiles sur sa manche, qui fait le point sur les cartes d’État-major et dresse le tableau d’ensemble. Vu d’en bas, le spectacle offre plutôt l’aspect d’une certaine pagaille ; on dirait du camping, un tas de Robinsons qui se débrouillent au petit bonheur, chacun dans son coin, ayant assez à faire de ce qui passe devant lui. Je ne me charge pas de faire l’unité. Je prendrai moins encore sur moi de décrire chacune des œuvres bienfaisantes qui ont sollicité vos secours, et mérité votre attention. On ne finirait plus. Qui pourrait dire, par exemple, pour quels motifs spéciaux, par quelles nécessités, se sont imposées certaines initiatives ou certains groupements, comme l’entr’aide aux Rhumatisants, les amis de l’hôpital Bichat ou le Foyer du Sourd, qui met à la portée de ses adhérents, ou distribue gratis, des appareils de prothèse à ces infirmes de l’oreille, qu’on oublie de plaindre parce qu’ils ont l’air d’être des bien portants ? On ne se figure pas qu’une lésion qui ne touche pas à la santé et qui n’offre aucun caractère dramatique, puisse empoisonner l’existence et même la paralyser, attaque la personne dans ses relations avec ses semblables, la gêne dans son activité et ses moyens de subsister. Il faut être soi-même un sourd pour imaginer une telle entreprise de charité, comme certains aveugles ont été nécessaires pour penser aux œuvres d’aveugles, et comme certains médecins ne sont que des malades guéris. Ou bien, des situations nouvelles font naître des secours et des remèdes appropriés : le matelot désœuvré à terre, sa solde en poche, loin de son village, que fera-t-il de ses soirées et de ses nuits dans les ruelles d’un port où sont tapies tant de tentations et où le guettent tant de bouges ? Qui s’occupera de l’accueillir, de l’encadrer, de lui offrir un toit, surtout une amitié ? C’est à quoi songe le capitaine de vaisseau en retraite Loyer, et voilà fondé le Foyer Jeanne d’Arc, la Maison du Marin, paroisse des cols bleus, des marsouins de passage, avec son dortoir, son bar, sa chapelle, ses salles de jeux et de lecture, qui hébergent, distraient, reçoivent bon an, mal an, vingt mille jeunes gens sauvés ainsi du caboulot, de l’alcool et de pis encore. Une arme nouvelle se crée, ou plutôt, un nouvel organe, une machine qui supprime le temps et les distances, bouleverse la vie, réalise un de nos plus vieux rêves : l’avion, l’une des grandes conquêtes qu’aient faites le génie dédaléen de notre espèce. Pour les pilotes, les équipages, militaires ou civils, jamais de sécurité : bataille chaque jour, contre les surprises, les caprices du moteur ou des éléments, le brouillard, la tempête. Que de risques ! L’accident est rarement léger ; le rescapé s’en tire à l’état de bouillie ou d’une masse de brûlures. Mais dans tant de hasards, il y a une chose sûre, c’est l’amitié des hommes de l’air, la grande fraternité des ailes. L’association des Grands mutilés de l’Aviation, des débris des naufragés de l’air s’occupe des blessés, aide les veuves, pourvoit aux études des orphelins. Elle fait honneur à ce beau nom dont l’a baptisée l’auteur de la Vie de Guynemer, M. Henry Bordeaux : les Ailes brisées.

Il est bien difficile dans ces conditions de prétendre faire une peinture exacte de choses toujours en mouvement. Ce n’est jamais fini, c’est toujours à recommencer. Le front de la charité n’est jamais tranquille, jamais stabilisé. A peine les positions semblent-elles solides sur un point, qu’elles craquent ailleurs ; à peine une brèche comblée, voici un nouveau trou à boucher. Sans cesse, le malheur prend des formes inédites, sans renoncer pour cela aux formes déjà classées ; comme il paraît que les maladies suivent les progrès de la médecine et que les colonies de microbes modifient leur tactique, à mesure que l’art leur oppose de nouvelles défenses. Voici Toulouse, grande ville pourvue depuis longtemps de toutes les œuvres charitables nécessaires à une capitale. Mais, à Toulouse, ou plutôt en marge de cette vieille reine de l’Aquitaine, connaissez-vous cette sentine, ce village nauséabond de huttes, de baraques, de roulottes, qui s’appelle Bourrassol ? C’est le royaume des fondeurs de suif et des marchands de peaux de lapins : un pêle-mêle de nomades et de métèques, de balayures humaines, où il y a des moricauds, des Catalans, des Portugais derrière un barrage d’anarchie, de crasse, d’infection et de haine : une fondrière, un trou dans une civilisation. C’est là-dedans que le clergé de la Paroisse Saint-Nicolas, dont ce cloaque est un des secteurs éloignés, a fait pénétrer, au milieu des insultes et des ordures, l’Evangile, des notions de dignité humaine, d’ordre, de propreté. On ne reconnaît plus le pays. Bourrassol n’est plus Bourrassol. Mais en même temps, dans un autre secteur, jusque-là épargné, de la population, se révélaient d’autres misères plus pitoyables encore, parce qu’elles étaient ou se croyaient secrètes. Secret dérisoire, qui ne fait illusion à personne ! Je parle de cette tragédie bourgeoise, de cette pitié de la classe moyenne, qui est la grande victime de la dernière guerre (et que sera-ce après celle-ci !), cette classe autrefois aisée des nouveaux pauvres qui se prolétarise lentement, comme une garnison assiégée, derrière des façades décentes où maintenant la famine el l’angoisse pénètrent. Cette ruine de tant de familles, qui sentent le terrain leur manquer sous les pieds par l’effritement de la monnaie, sans compensation d’aucune sorte et sans aucune faute de leur part, est une chose qui serre le cœur : ce sont des régions dévastées, et, qui ne seront jamais reconstruites. Une fille généreuse, Mlle Geneviève Deffés, a été frappée de cet aspect contemporain de la misère. Par une équipe de visiteuses, qu’on appelle des « amies », elle dépiste les besoins cachés, les détresses qui ne s’avouent pas et n’oseraient se découvrir, distribue des vêtements, des douceurs, du café, du sucre, donne un coup de main au ménage, supplée la domestique ou la garde-malade, fait tour à tour la bonne et l’infirmière, ajoute une bonne parole. Un service de placement, un dispensaire, complètent l’institution. En deux ans, l’Entr’aide toulousaine a secouru 600 familles, habillé 1.800 personnes, donné deux tonnes de nourriture. Que d’indigences inimaginables dans ces maisons naguère modestement heureuses et que la pauvreté ne fait pas déroger d’un certain décorum ! Là, 14 bouches à nourrir tous les jours, avec, pour tout potage, une jatte de haricots ; là, un ci-devant, portant un des grands noms du pays et tout heureux de trouver un gagne-pain. Que deviendraient ces pauvres gens, les vrais parias du monde moderne, sans la charité ingénieuse de Mlle Deffés ?

Mais la vérité (qui est terrible) c’est que la crise, qui fait tant de pauvres, n’épargne pas leurs bienfaiteurs : le mal s’accroît, et en même temps, dans la même proportion, les ressources diminuent. La consomption de la monnaie, lui dévore les anciennes fortunes, débilite aussi bien les fonds de la charité ; ils se détruisent et s’évaporent avant d’être employés. Il faut doubler la mise pour obtenir le même résultat et les nécessités ne font, que s’étendre de plus belle. Les œuvres secourables crient elles-mêmes au secours. C’est le même refrain d’un bout à l’autre de la France. A Marseille, pour couvrir leurs frais, les associations de charité disposaient d’une pratique locale : c’était la coutume pour les funérailles de louer des figurants, des « deuils », comme on disait, qui représentaient un cortège éploré et qui recevaient chacun une petite aumône. L’importance du défunt se mesurait à cette pompe. Mais les temps se font durs. On se fait enterrer sans queue. On lésine sur l’apparat ; on se passe de compagnie, on va au cimetière tout seul, et les confréries se serrent le ventre. Toutes les œuvres en sont là, et cependant, chose admirable ! aucune ne se décourage : il s’en crée tous les jours de nouvelles. Je ne puis vous parler de toutes. Je suis forcé de faire un choix. Du reste (est-ce un hasard ?) il me semble que ce choix m’est indiqué. Vous l’avez déjà fait pour moi, ou peut-être que les œuvres les plus intéressantes se sont donné le mot pour travailler dans le même sens ; comme s’il y avait à chaque époque des problèmes qui priment tous les autres, des questions plus urgentes, des intérêts vitaux qui frappent tous les observateurs. Ce ne sont pas, quoi qu’on en pense, les questions de salaire ou de chômage, de régime du travail ou de partage de la propriété ; ces choses, quelle que soit leur importance, ne sont que des aspects secondaires d’une autre, qui mérite seule le nom d’essentielle, une question de vie ou de mort, le salut de la race, le sauvetage de l’enfance.

Un jour de ce dernier printemps, je causais à New-York avec notre illustre confrère, le Dr Alexis Carrel, dans son laboratoire de l’Institut Rockefeller ; un orage roulait ses nuées noires sur la scène grandiose de la Rivière de l’Est, tandis que, dans leurs siphons de verre, parcourus d’un liquide projeté par un mouvement de piston (appelé le « cœur de Lindbergh »), des fragments de glandes séparées de leur corps continuaient leur fonction, leur vie mystérieuse. Dans ces fioles, ces alambics, le savant surprenait le secret des organes. Nous parlions de l’unique souci qui touche des Français : nous parlions de la France : « Quand le gouvernement, disait le grand biologiste, se décidera-t-il à entreprendre une politique de la vie ? Ce n’est pas difficile. Il suffirait de quelques mesures très simples : par exemple, supprimer la vente de l’alcool au détail. Les Scandinaves l’ont fait. On obtiendrait tout de suite, comme eux, un immense relèvement du bien-être, de la moralité, du niveau général de la vie, sans parler de la santé publique. Autre mesure élémentaire : un programme pratique d’éducation des filles. Leur apprendre des choses très humbles, les travaux domestiques, le ménage, la couture, la cuisine. Ce n’est pas bien malin une nourriture rationnelle transformerait la race. En une génération, la stature moyenne gagnerait cinq centimètres. Les Allemands y ont réussi. Ils ont dégraissé leur jeunesse, en ont fait des athlètes, rien qu’en changeant le régime de l’alimentation. Je ne vous parle pas de grandes lois sur l’héritage, les droits électoraux, la structure de la société. Avec ces deux ou trois réformes, très terre à terre, vous auriez déjà obtenu des résultats fondamentaux. »

Ainsi parlait Carrel, et vous êtes d’accord avec lui qu’il n’y a qu’une question française, qui n’est pas de savoir par qui la France sera gouvernée, ou quel régime elle se donnera, mais si, dans cinquante ans, il restera encore dans ce pays assez de monde pour faire une France. Si nous étions 20 millions de plus, comme il devrait en être, c’est-à-dire, 60 millions au lieu de 40, aucune des questions présentes, externes ou internes, aucun de nos embarras économiques ou autres (y compris la guerre) ne se serait posé. Il serait vain de gagner la guerre, si nous devions être vaincus sur ce terrain ; ce ne serait pas la peine de nous battre, s’il fallait, après la victoire, perdre cette bataille-là.

C’est ce que, si j’entends bien, vous avez voulu signifier à l’opinion par l’importance et la direction de vos dons. Je remarque, parmi vos dossiers, le nombre des œuvres qui s’intitulent des Crèches, des Foyers, des Dispensaires, des Layettes : il y en a partout, portant à peu près les mêmes noms, qui dans chaque quartier, chaque faubourg, sont une enseigne bien connue, comme une étoile de Bethléem. Il y a le Foyer familial, le Travail au Foyer, de Mlle Serrano, le « Coin du Feu » de Mme Bloch, l’œuvre de la Mère au Foyer, la « Crèche à domicile » de M. l’abbé Bover, la célèbre « Union des Familles », la Confédération générale de la rue du Moulin-Vert, la fameuse C. G. F. de l’abbé Viollet. On ne peut pas les nommer toutes. Tâcher de maintenir la mère à la maison, de la dispenser de l’usine, la conseiller dans ses grossesses, l’assister dans ses maladies ou au moment des couches, lui donner des consultations gratuites de nourrissons, des leçons d’hygiène et de pansements, tout cela est une œuvre urgente et une entreprise nationale, la première de toutes sur le chemin du redressement. Ainsi le paysan du Midi relève continuellement les murs qui soutiennent ses terrasses de vignes : sans quoi, le sol, délayé par les pluies, suivrait sa pente, glisserait vers la stérilité. De même, ces apôtres, en rassemblant une à une les pierres du foyer, en les empêchant de se disperser comme des cailloux sur les routes, reconstruisent des points vigoureux, des éléments de solidité. Ils commencent par le commencement. La France, grâce à eux, est en bon train de redevenir, si Dieu veut, ce qu’elle fut autrefois, lorsqu’il y avait des Saintes Vierges sur le linteau de toutes les portes : une grande et tendre crèche, un Noël, une maternité.

D’autres s’y prennent par un autre bout (car il y a tant de façons de faire la même chose) et s’attaquent directement au salut de l’enfance abandonnée, la plus criante de toutes les injustices et la pire de toutes les détresses. On dit qu’il n’y a plus d’enfants en France. Demandez à M. l’abbé Ryal (de Saint-Sauveur-le-Vicomte), demandez à la sœur Marie-Antoinette, de la Rue des Meuniers, à la sœur Rosalie, à Mlle Lasternas, la créatrice de l’œuvre des Petits Orphelins de la Zone ! Des enfants ! Il n’y a qu’à se baisser pour en ramasser. On dirait qu’il en pousse partout, comme de la mauvaise herbe. C’est à croire qu’ils viennent tout seuls, en se passant de parents, par une sorte de création spontanée. Qu’il y ait un problème de la natalité quand les petits, justement, ne demandent qu’à vivre, voilà qui me parait presque incompréhensible. Il faut vraiment que les hommes y mettent de la malice, pour que la vie, le jour, la lumière, dans notre monde civilisé, cessent d’être des dons gratuits, des cadeaux du bon Dieu et pour que nous soyons réduits à en être avares, et pour qu’enfin l’enfant, pour tant de couples, qu’on n’ose plus appeler des familles françaises, soit devenu un accident et un malheur.

C’est pour recueillir ces fruits de notre triste nature, délaissés par des parents coupables ou indignes, que se fondent tant d’œuvres hospitalières, tant d’asiles, tant d’orphelinats. Sœur Marie-Antoinette, dans le XIIe, est secourable aux mères effrayées par une naissance clandestine, au dénouement de romans secrets et de tant de drames dissimulés dans les bonnes familles. L’abbé Ryat, dans sa paroisse de l’Avranchais, eut pitié d’une grappe de petits malheureux, qu’il voyait dans ses promenades, entassés pêle-mêle sur le fumier d’un réduit sordide : une chienne aurait pris plus de soin de sa portée. Il les prit, les débarbouilla, les plaça chez une bonne femme. Cela commença par cinq enfants. Aujourd’hui, le bon prêtre est à la tête de dix-sept. Il y en avait de si traqués, de si maltraités, qu’ils n’étaient qu’un petit tas de croûtes et d’épouvante ; l’un, quand on le sortit de son trou, poussait des hurlements de terreur : il n’avait jamais vu le jour. La lumière le blessait, comme elle éblouit les nouveaux-nés. C’était pour lui un cataclysme, D’autres étaient hébétés, savaient à peine bégayer. D’autres, du fond de leur tanière, appelaient ; ils étaient prisonniers, la porte barricadée. « Monsieur le Curé, criaient-ils, entrez par la fenêtre ! » Il entra comme l’Espérance. Mais il se demande aujourd’hui, si la Providence ne s’en mêle, ce qu’il va faire de sa « Petite Famille ».

L’œuvre la plus extraordinaire, en ce genre, est l’Orphelinat de la Zone. M. André, Bellessort vous a fait, il y a un an, un tableau que vous n’avez pas oublié, de l’œuvre invraisemblable de Mlle Blanche Lasternas. Vous connaissez le paysage : une lande, une épave de pays, une sorte de no man’s land, bossué de gourbis de tôle et de bidons, une terre refusée, échouée dans une boucle de la Seine, du côté de Colombes, non loin des épandages d’Achères, le pays du chiffon, comme si tous les rebuts, les détritus de Paris se rassemblaient là, avec ce qui vit des poubelles, dans une fatalité de dégradation qui ferait croire à la réalité du dogme de la chute. Là se concentre une peuplade qui subsiste des miettes de la ville, des restes de la nuit, des reliefs dont ne veulent pas les chiens. Dans ce monde de hors-la-loi, la pire déchéance est, encore celle du moral : des déchets d’idées, ramassées comme de vieux mégots, des débris de notions baroques, mutilées, déformées, qui ont l’air d’une caricature de la vie civilisée ; tel un roi nègre arbore un chapeau de clergyman. La piété se réduit, comme au Congo, à quelques fétiches, à quelques tabous. « Moi, j’ai de la religion, disait une de ces pauvresses », et elle montrait dans sa cambuse un étrange « mois de Marie » fait d’une Vierge sans tête, entourée de gravures découpées dans une gazette libertine.

C’est là qu’un gamin répondait : « L’Enfer ? C’est là qu’on va quand on n’a pas de quoi se faire enterrer à l’église. » Un jeune homme saluait l’abbé qui, l’avait marié l’année précédente : c’était, depuis ce temps-là, sa quatrième femme. « Ma foi, M’sieur le Curé, je croyais que ça comptait une fois pour toutes. » Il parlait du mariage comme du permis de conduire. Et pourtant, accompagnée d’un prêtre compatissant, l’intrépide Mlle Lasternas n’a pas reculé devant l’horreur de ce sinistre « bled ». Elle y opère des miracles, et le plus beau de tous, qui est de parvenir à rassurer la méfiance de ces cœurs farouches, d’ôter à la vermine, à la promiscuité, au vice, une enfance chétive, de petites âmes qui s’ouvrent par elle à la tendresse ; de ces steppes de sécheresse, elle fait jaillir une eau pure et retrouve sous les sables des sources de fraîcheur.

D’autres orphelinats, comme l’Orphelinat des Arts, s’occupent des petits des ménages d’artistes, race de cigales qui vit à la diable, sans beaucoup de loisirs pour penser à sa progéniture ; elle en fait une enfance heureuse. D’autres, comme celui des Bons-Enfants, que préside Mme la Comtesse de Las Cases, élèvent les enfants de la guerre la tâche semblait finie, les derniers ont vingt ans. Avec la guerre qui commence, l’ouvrage promet de ne pas manquer. Ce n’est pas le moment de mettre la clef sous la porte.

A l’Orphelinat des Saints-Anges, les Filles de la Sagesse recueillent des orphelines ou des fillettes abandonnées qu’elles gardent et instruisent jusqu’à l’âge de 21 ans, tandis que l’orphelinat agricole de Giel, sous la direction du R. P. Pansard, ou l’orphelinat protestant de Saverdun, dans l’Ariège, rendent le même service aux garçons, en cherchant à en faire de bons ouvriers de la terre. Mêmes orphelinats en province, la Providence de Marseille, la Petite Providence d’Avignon, le Refuge de Besançon, l’Asile de Jésus et de Marie à Bordeaux. La plus étonnante de ces œuvres, toutes si utiles et si fécondes, est celle du Sauvetage de l’Enfance, la Ligue de réadaptation et de rééducation de l’enfance la plus infortunée, celle qui n’a reçu d’autre héritage qu’une infériorité physique et qui ne connaît ses parents que par les tares qu’ils lui ont léguées. Malheureux condamnés dès avant la naissance, attaqués dans les sources mêmes de la génération ! Il y a ainsi des enfants arriérés, des traînards frappés en naissant d’impuissance, voués à l’inutilité, à la dérision, au dégoût ; ce sont ces créatures que l’ancienne société appelait des innocents, des crétins. Sparte les eût exposés sur le Taygète, pour se débarrasser des individus mal conformés. Sur ces misérables, la pitié contemporaine s’est penchée. Elle a réussi des cures incroyables ; elle sait rendre à ces emmurés l’usage de leur corps, elle en refait des membres utiles de la société. Avec ces vies perdues, elle fait des existences passables ; elle récupère des hommes comme une ménagère ravaude des bas usagés et fait du neuf avec du vieux. Elle n’achève pas le vermisseau blessé et n’éteint pas la mèche qui fume encore. Elle tire parti de tout, et s’emploie à corriger les parties manquées de la création. C’est là l’honneur des femmes de cœur qui sont l’âme de ces œuvres véritablement rédemptrices. Mlle Suzanne Fouché et Mme Louise Matha.

Je voudrais vous parler encore des œuvres d’assistance aux vieillards, surtout du dispensaire nocturne de Mlle Le Corre, une de ces filles que la misère empêche de dormir, cet ange de minuit, dont toute la vie depuis dix ans, n’a été qu’une nuit blanche, une longue insomnie au chevet des pauvres, afin qu’ils ne meurent pas tout seuls. Certes, c’est une grande chose, que la piété envers les vieux, la présence d’une âme dévouée, Antigone dans la solitude, le grand désert de la vieillesse. Mais je reviens pour finir aux œuvres de jeunesse, à cette foule d’initiatives qui se font jour un peu partout, et qu’il me semble que vous avez voulu spécialement encourager. Patronages, jeux, sports, loisirs honnêtes, excursions, colonies de vacances, il y en a maintenant presque dans chaque paroisse, surtout dans les quartiers surpeuplés de Paris, dans ces vieux coins sans air de Charonne, de Bagnolet, des quartiers Saint-Antoine, Saint-Leu et Saint-Merry, où les taudis ont poussé leurs dédales infects et pourris de tuberculose, à la place des anciens jardins. La loi des quarante heures partait d’un sentiment juste : mais il ne suffit pas de mettre les gens en vacances. Il fallait préparer des cadres, des logis, des terrains de récréation, si l’on ne voulait pas mettre la charrue avant les bœufs. Sinon, c’était jeter cette jeunesse à la rue, au cinéma, au mastroquet. De jeunes prêtres énergiques ont aperçu le péril et trouvé le remède. Ils se sont faits capitaines d’équipe, entraîneurs, relèvent leurs soutanes populaires, organisent des jeux ; on ne reconnaîtrait plus les anciens catéchismes de persévérance. De tout cela est résulté un immense mouvement, une espèce de joyeux réveil, une croisade de la jeunesse. On cesse de mépriser les corps. Tous les ans, chaque vicaire entraîne son escouade à la montagne ou à la mer ; le petit Parigot de la rue des Lions-Saint-Paul, de l’infecte rue Charlemagne, apprend qu’il existe des champs, des torrents : il se saoule de la belle nature, se connaît enfin une patrie. Les bonnes sœurs font de même pour les filles, les midinettes, les fées pâlottes de la couture parisienne, qui vont se refaire une santé, des joues et des couleurs dans le Jura ou dans les Vosges. Grande fontaine de bonheur, Jouvence où se recrée la vie, la France de l’avenir.

Mais la grande misère, c’est que toutes ces œuvres n’ont pas le sou : comment font-elles pour vivre ? La plupart ne possèdent rien, ni revenus ni capital ; elles n’ont d’autres fonds que la charité. S’il fallait attendre pour commencer d’avoir des ressources assurées, on ne ferait jamais rien. Les saints n’attendent pas. Ce sont de grands aventuriers. Tout de même, jusqu’à présent, sans trop savoir comment, on bouclait. Par des prodiges d’économie, on arrivait à joindre les deux bouts. Une religieuse nous confie qu’en bonne comptable, elle établissait chaque année son budget. Partageant son papier en deux, elle inscrivait en tête le chiffre des dépenses : 50.000 francs. Au titre des recettes, néant. C’est-à-dire qu’il n’y avait que les dépenses d’assurées. Et pourtant, au bout de l’année, les comptes s’équilibraient. Dieu est grand ! Mais, voici que le diable s’en mêle. Depuis un an ou deux, toutes les dépenses ont fait un bond, un boum désordonné, vertical de 30 à 40 p.100 il n’est plus question de boucher les trous, et cela, juste au moment où il fallait construire, où les demandes rappliquaient ! Quel dommage ! et cruel chagrin de refuser du monde : « Un garçon, écrit une bonne sœur, coûte 250 fr. par mois, et les chaussures. Et les mois passent vite, et les semelles aussi. » Voilà ce qui désespère ces bonnes âmes. Toutes sont à la même enseigne. Ah ! C’est dans ces moments-là que l’Académie ne se trouve pas assez riche, voudrait pouvoir ne pas compter. Vous donnez, vous aidez ces braves gens à tenir, vous faites ce que vous pouvez en les signalant à la presse, à la charité du public. Il faut soutenir ces volontaires dans leur rude guerre de tous les jours, la guerre qui ne finit jamais et ne connaîtra pas d’armistice, la guerre de cette grande armée qui n’a pour avines que l’amour.

Messieurs, un mot encore. A tout ce que j’ai dit, il manquerait quelque chose si je n’ajoutais une pensée pour notre cher Georges Goyau. C’est lui qui m’avait commandé de service pour écrire ce discours. Qui m’eût dit qu’il ne serait pas là pour l’entendre ? Mais il avait pris soin de le préparer lui-même. J’étais novice. Il avait voulu, avec sa discrétion et sa gentillesse ordinaires, me mâcher la besogne. Depuis longtemps, il avait pris parmi vous le ministère de la bonté. Il en avait fait son domaine. C’était son département, son affaire. Ce n’est pas le lieu de tracer son portrait : son image est encore toute vive dans vos cœurs. Tout en compulsant ces dossiers, je retrouvais à chaque page sa présence : il les avait étudiés, classés, choisis. Plusieurs portaient des notes de sa main. C’étaient ses œuvres de prédilection. Il avait beau se cacher, ce n’était pas la peine : précaution inutile ! Ses bonnes actions le trahissaient. Dans chaque liasse, je trouvais des lettres de prêtres, de religieuses, pressantes, personnelles ; c’est à lui qu’on allait et qu’on s’ouvrait avec confiance. On s’adressait, de toutes les parties du pays, à votre Perpétuel. Il était le secrétaire de la charité française. La charité et lui étaient de vieilles connaissances. Ce n’étaient pas des amis de la veille. Dans le monde des lettres, il était un grand personnage, mais dans le monde du spirituel, il était encore bien autre chose. C’était un de ces hommes de Dieu que les saints eux-mêmes respectent et que les pauvres et les petits, les favoris du Père céleste, reconnaissent pour un des leurs. Et il estimait que de toute sa gloire, bien qu’il l’eût connue jeune, c’était la meilleure part. Vous me reprocheriez, Messieurs, de n’avoir pas salué en terminant l’ami qui vient de nous quitter, ce visage archaïque et chrétien, austère et gracieux dans sa broussaille celte, et ces yeux d’une lumière si pure, ces yeux surnaturels que nous ne reverrons plus.