Entrée du manuscrit de la Lettre sur l'Institut de Chateaubriand à la bibliothèque de l’Institut. Discours d’accueil

Le 27 mars 2014

Gabriel de BROGLIE

Allocution de Monsieur Gabriel de Broglie,
Chancelier de l’Institut de France

 

Cérémonie d’entrée dans les collections de la bibliothèque de l’Institut de la « Lettre sur l’Institut » (1816)
de François-René de Chateaubriand

Jeudi 27 mars 2014 – 18h00

Bibliothèque de l'Institut

 

Mesdames et Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Monsieur le Président de l’Institut,
Mes chers Confrères,
Mesdames, Messieurs,

 

À peine avais-je pris connaissance du catalogue d’une vente d’autographes à Lyon et d’un article d’un journal proclamant que Chateaubriand avait sauvé l’Académie française que notre confrère Jean Bonna, avec sa clairvoyance et sa sagesse habituelle, me disait : « Ce manuscrit intéresse l’Institut, il doit vous revenir ». Quelques jours plus tard, comme je lui annonçais que le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche avait autorisé la préemption, il me répondait : « S’il reste dans l’estimation, je vous l’offre ».

Une fois encore, l’intuition créatrice, souveraine, du Mécène se mettait en marche. Une fois encore, après le don personnel d’une superbe lettre de Descartes à Hobbes via Mersenne, le Mécène offrait son intervention à l’Institut pour faire entrer dans nos collections l’un des manuscrits les plus significatifs pour la justification de sa pérennité.

Notre réunion a pour objet de célébrer cette entrée dans une jubilation toute contenue, mais très chaleureuse à son égard. Au nom de l’Institut, j’exprime à notre confrère Jean Bonna notre profonde reconnaissance pour cette marque de son attachement et de sa générosité.

Qu’en est-il donc ?

Nous sommes en mars 1816. Au cours de la première Restauration, Louis XVIII n’a pas eu le temps de se pencher sur la question des académies. La seconde Restauration marque le retour des immigrés, et avec eux des anciens usages, l’arrivée de la « chambre introuvable » et d’une période réactionnaire que l’on a qualifié de Terreur blanche.

Chateaubriand est membre de la Chambre des Pairs et ministre d’État, se rangeant, mais avec des nuances, parmi la majorité issue de la « chambre introuvable », ce qui lui vaudra de perdre sa charge toute honorifique de ministre d’État lors de la dissolution de cette chambre le 5 septembre 1816.

La « Lettre sur l’Institut » qu’il publie au début de 1816, anonymement à Paris dans le Journal des Débats et signée à Londres dans le journal L’Ambigü, est un texte assez nuancé qui contient beaucoup d’allusions politiques et reflète assez bien l’embarras de sa position. Sa portée principale n’est pas, comme il a été prétendu, de sauver l’Académie française. Louis XVIII a déjà manifesté sa décision de rétablir les académies royales.

C’est en réalité le sort de l’Institut qui est en suspens. Sous la Convention, après que les académies eurent été supprimées, l’Institut national fut créé, selon le discours de Boissy d’Anglas pour « offrir, … dans son ensemble le plus haut degré de la science humaine : il faut que ce que tous les hommes savent y soit enseigné dans sa plus haute perfection ; il faut que tout homme y puisse apprendre à faire ce que tous les hommes de tous les pays, embrasés du feu du génie, ont fait et peuvent faire encore ; il faut que cet établissement honore non la France seule, mais l'humanité toute entière, en l'étonnant par le spectacle de sa puissance et le développement de sa force… Vous encouragerez ces travaux communs desquels jailliront avec une force doublement active, tous les rayons qui doivent éclairer le monde ».

Ce programme grandiloquent, inspiré de la philosophie des Lumières, n’a pas été perdu de vue. Il a réuni un grand nombre d’authentiques savants et hommes de lettres. Napoléon lui-même fier d’avoir été élu membre de l’Institut comme général d’artillerie, l’a constamment protégé et encouragé, sans s’arrêter au fait que, parmi ses membres figuraient certains conventionnels artisans de la Terreur et du régicide.

Le rétablissement des académies royales en 1816 pouvait, dans l’esprit de la Chambre introuvable, s’accompagner de la suppression de l’institution créée par la Convention pour leur succéder. La question fut en délibération pendant quelques semaines. C’est précisément pendant ce laps de temps qu’intervient la prise de position de Chateaubriand. Celui-ci la formule de manière forte, originale et courageuse pour l’époque. Pour s’en convaincre, il n’est que de lui laisser la parole :

« Je suis Royaliste incorrigible… Vous vous attendez peut-être que je vais prononcer la destruction de l’Institut ? Pas du tout. Je voudrais même que ce nom d’Institut fut conservé… Tout malsonnant qu’il est et qu’il doit être, (il) a pourtant réuni une congrégation d’hommes qui ne sont pas dans l’Europe sans quelque renommée et dont quelques uns auront des droits à l’immortalité… Ce serait une grande faute de renoncer à ce que la Révolution peut avoir produit d’heureux au milieu de tant de malheurs…

Si les Sciences et les Arts ont produit quelque chose de beau pendant la Terreur, c’est notre héritage : nous devons le réclamer comme nous réclamons les hauts faits d’armes de la Vendée, comme nous nous approprions les actions généreuses qui, dans ces temps déplorables, ont sauvé l’honneur de notre pays. Conservons donc, je le répète, ce nom d’Institut ; tout mot que la gloire a adopté, est français…

Mais si je consacre le nom de l’Institut, je détruis l’ordre numérique des classes. Elles reprennent dans mon plan leur ancien nom d’académie... Et c’est ici un avantage incontestable de mon système. En réunissant les académies sous un nom commun, elles se prêtent un appui mutuel. Si l’une s’affaiblit, l’autre se fortifie. Uranie se présente dans l’absence de sa sœur Melpomène ; et lorsque la sévère Clio se retire, la gracieuse Polymnie peut nous distraire et nous consoler. C’est une idée belle et féconde d’avoir fait un tout des diverses branches de l’intelligence humaine. En effet les Lettres, les Sciences et les Arts se tiennent par des liens secrets. »

Tout est dit. Louis XVIII lut probablement et en tout cas approuva la « Lettre sur l’Institut » puisque son Ordonnance du 21 mars 1816, 11 jours après sa publication, la met en application et que son exposé des motifs résume le programme même de Chateaubriand. Je le cite :

« Nous avons vu avec une vive satisfaction la considération et la renommée que l’Institut a méritées en Europe. Aussitôt que la divine Providence nous a rappelé sur le trône de nos pères, notre intention a été de maintenir et de protéger cette savante compagnie ; mais nous avons jugé convenable de rendre à chacune de ses classes son nom primitif, afin de rattacher leur gloire passée à celle qu'elles ont acquise et afin de rappeler à la fois ce qu'elles ont pu faire dans des temps difficiles, et ce que nous devons en attendre dans des jours plus heureux ».

Un mot est à relever, dans ces paroles royales, c’est le mot « aussitôt », parce que dans cet « aussitôt » s’insère justement la « Lettre sur l’Institut » et la démarche de Chateaubriand qui a peut-être été décisive. Dans cet « aussitôt » se trouve l’origine de cette construction institutionnelle prestigieuse, si particulière à la France et dans laquelle nous vivons encore.

Il est curieux que ce texte véritablement fondateur n’ait été repris dans aucune des publications des œuvres de Chateaubriand et n’ait plus jamais été cité ni reproduit depuis 1816. Il est cependant à la source de la plupart de nos développements institutionnels et d’une bonne partie de nos travaux. Renan ne s’exprimait pas autrement dans la phrase célèbre de son discours de 1867, constamment reprise : « L’Institut est une chose qui est propre à la France. Plusieurs pays ont des académies qui peuvent rivaliser avec les nôtres pour l’illustration des personnes qui les composent et l’importance de leurs travaux. La France, seule, a un Institut où tous les efforts de l’esprit humain sont comme liés en un faisceau, où le poète, le philosophe, l’historien, le critique, le mathématicien, le physicien, l’astronome, le naturaliste, l’économiste, le juriste, le sculpteur, le peintre, le musicien peuvent s’appeler confrères. »

Il est curieux que, lors des recherches approfondies qui, en 1995, accompagnèrent la célébration du bicentenaire de l’Institut, aucun de nos confrères ne découvrit la « Lettre sur l’Institut ». Et lorsqu’au début de 2014, pour préparer ma communication à l’Académie des sciences morales et politiques, du 6 janvier sur l’Institution académique des sciences morales et politiques, je parcourus toute la recherche universitaire très riche et précise, publiée sur le sujet depuis 2000, je ne vis aucune allusion à la fameuse Lettre qui devait réapparaître une semaine plus tard.

Il est des circonstances dont le cours semble irrévocablement fixé par le destin. L’entrée dans la bibliothèque de l’Institut, en moins d’un mois d’un manuscrit disparu depuis près de deux siècles, découvert fortuitement, et révélé par un catalogue de vente, tient de ces enchaînement irrésistibles.

J’ai mentionné les passages du manuscrit qui intéressent particulièrement l’histoire de l’Institut. Mais les 14 pages de la Lettre contiennent bien d’autres vues sur l’Académie française, sur la politique culturelle selon Chateaubriand, sur la politique transactionnelle qu’il préconise en 1816. Mes confrères Madame Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française, Monsieur Jean d’Ormesson et Monsieur Marc Fumaroli veulent bien évoquer ces différents points de vue.

Mais je ne puis terminer mon propos sans exprimer la très profonde reconnaissance de l’Institut pour les personnes qui ont concouru à l’heureux événement que nous célébrons. J’ai nommé Madame Julie Ladant, de la mission de l’information scientifique et technique et du réseau documentaire du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, qui a autorisé la préemption, Madame Mireille Pastoureau, sous la direction de laquelle la préemption a été réalisée et Madame Michèle Moulin, conservateur en chef à la bibliothèque de L’Institut de France, qui s’est rendue à la vente, et surtout, Monsieur Jean Bonna, notre éminent mécène qui, par un geste jupitérien aussi clairvoyant que généreux, a réglé le destin, c’est-à-dire la destination de la « Lettre sur l’Institut » vers son havre final, la Bibliothèque de l’Institut.