Funérailles de M. le vicomte Henri de Bornier

Le 31 janvier 1901

Melchior de VOGÜÉ

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. LE VICOMTE HENRI DE BORNIER

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le jeudi 31 janvier 1901.

DISCOURS

DE

M. LE VICOMTE DE VOGUÉ

DIRECTEUR DE LACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Il semble que les premiers jours du nouveau siècle aient été donnés à la Mort. Elle a choisi partout de hautes victimes ; elle s’est attardée chez nous avec une avidité cruelle : coup sur coup, l’historien, le poète ! Rien ne nous avait fait prévoir ce dernier deuil. Nous avons appris l’âge avancé d’Henri de Bornier en apprenant sa mort. Nous ne le savions pas vieux, ce confrère assidu, laborieux, si robuste d’esprit et si jeune de cœur. Nous lui donnions l’âge de sa gloire, qui lui était venue tard : elle avait encore son parfum de printemps.

Avant la soirée qui fit son nom populaire, Bornier avait longtemps et beaucoup travaillé. Ouvrier probe et consciencieux, il s’était cherché lui-même dans toutes les directions : il ne s’était pas trouvé tout entier. Eut-il le pressentiment du malheur national où il allait se faire reconnaître de tous comme un grand consolateur, ce qui revient à dire comme un vrai poète ? Tandis que ce malheur s’apprêtait dans l’ombre, avant même qu’il n’eût fondu sur nous, Bornier fut, illuminé par une idée juste et soulevé par une haute ambition.

Il y avait, à l’origine de notre histoire littéraire, une simple et touchante épopée que nos écrivains classiques n’ont jamais égalée : cette Chanson de Roland où la France s’aimait elle-même sous la figure qui la séduit le mieux, figure de sa gloire blessée, de son héroïsme malheureux. Incorrigibles idéalistes que nous sommes, nous préférons à tous les favoris de la fortune nos héros sacrifiés, Roland à Roncevaux, Jeanne d’Arc sur le bûcher. Bornier osa rêver de ressusciter en lui l’âme du vieux Théroulde ; il voulut ranimer sur le théâtre contemporain une variante de la légende consacrée par les siècles, et où notre race avait mis, comme dans un ancien reliquaire, ses trésors de vaillance, de tendresse, de pitié. Pour réussir, il lui fallait un collaborateur : un sentiment public tout pareil à celui des vaincus de Roncevaux. Il fut, trop bien servi par notre infortune.

Un quart de siècle n’a pas amorti les impres4ons de cette soirée. Une salle frémissante acclamait enfin notre résurrection morale, après la longue stupeur de la défaite : Tous les yeux se mouillaient de larmes, toutes les mains applaudissaient avec frénésie ces vers qui entraient profondément dans nos cœurs meurtris, qui en ressortaient tout chargés de douleur, de courage et d’espérance. Comme le héros de son drame, notre poète avait fait sonner la cloche longtemps muette, la cloche d’argent dont le tintement rapportait l’espoir clans le palais de Charlemagne. Le lendemain, il était célèbre.

N’y avait-il dans son succès qu’une de ces surprises fréquentes, où l’à-propos des allusions et d’adroites flatteries à nos passions font tout le mérite d’une œuvre de circonstance ? Non. Des générations plus calmes sont venues entendre la Fille de Roland la pièce garde sa forte prise sur des cœurs cicatrisés. Autant qu’on peut préjuger de ces choses, les enfants continueront d’apprendre dans nos écoles la chanson des épées, et les hommes d’applaudir sur nos théâtres le drame national du nouveau Théroulde.

Il avait donné avant cette révélation, il a donné depuis, nombre d’autres pièces, animées du même souffle généreux : leur succès honorable suffirait à la réputation d’un écrivain. Mais je ne crois pas desservir notre confrère en ne retenant à cette heure que le triomphe durable qui portera son nom à la postérité. L’abbé Prévost avait écrit quarante volumes, très goûtés en leur temps : nous n’en connaissons qu’un seul, et c’est assez de celui-là pour que l’auteur de Manon Lescaut demeure à jamais dans notre Panthéon littéraire. Envions l’auteur de la Fille de Roland, car il restera, lui aussi, le créateur inoubliable d’un chef-d’œuvre : vous ne disputerez pas ce nom, Messieurs, à l’œuvre où l’âme de toute une nation a collaboré. N’est-ce pas l’une des formes du génie, cet accord mystérieux qui fait d’une pauvre voix d’homme, aux heures mémorables de l’histoire, la voix collective d’un peuple, le résonateur de ses douleurs ou de ses joies ?

Henri de Bornier eut un jour ce pouvoir magnifique. Il le trouva dans la noblesse, la chaleur, la parfaite bonté de son âme. Notre confrère était si bon qu’il a pu réussir et grandir sans rencontrer un envieux, un ennemi. Tout était cordial en lui, tout prévenait en sa faveur. Il faisait songer à un très brave homme invité chez Corneille, et qui aurait pris l’air de la maison à force de droiture naturelle et d’élévation de sentiments. Il chercha dans son œuvre l’héroïsme surhumain, il fit humainement le bien dans sa vie.

Je veux rappeler sur cette tombe le dernier souvenir qui me reste de lui. C’était il y a peu de jours, dans la salle de nos séances où nous ne devions plus le revoir. Un malheureux était allé le trouver de ma part ; Bornier s’empressa à ma rencontre, s’informa de cette misère cachée : il me dit avec une bonhomie charmante comment il voulait ouvrir à l’inconnu sa bourse et son cœur. Tout l’homme excellent qui nous quitte se rassemble pour moi dans ces deux souvenirs : les pleurs d’émotion que sa voix inspirée nous arrachait, il y a vingt-cinq ans : les dernières paroles où il m’entretenait simplement d’une action charitable, il y a quinze jours. C’en est assez pour justifier les regrets sincères qu’il nous laisse, et aussi ma ferme confiance que notre ami sera reçu dans la bonté de Dieu comme ses semblables étaient reçus dans la sienne.