Rapport sur les concours de l'année 1905

Le 23 novembre 1905

Gaston BOISSIER

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 23 NOVEMBRE 1905

RAPPORT

DU SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1905

 

 

MESSIEURS,

Je suppose qu’avant d’arriver ici vous avez fait votre provision de patience. À votre entrée, on vous a remis la liste des prix que nous décernons cette année ; vous avez vu qu’il y en a 106, et, quoique vous sachiez bien que je ne puis pas parler de tous, vous pouvez craindre qu’il n’en reste beaucoup trop encore dont il faudra que je dise un mot. Vous m’approuverez donc, pour ne pas mettre votre bonne volonté à une trop rude épreuve, de supprimer toute sorte de préface et d’entrer brusquement en matière.

C’était le tour, cette année, du concours de poésie, qui alterne, vous le savez, avec celui d’éloquence. L’Académie avait proposé, comme sujet du prix, un poème se rapportant aux croisades. Ce sujet n’a pas paru déplaire : quatre-vingt-treize manuscrits nous ont été adressés. Aucun n’a paru mériter le prix tout entier. La Commission en a retenu deux ; d’abord celui de M. Ch. Leconte, qui a pour titre : l’Absolution : c’est un poème habilement composé, d’une forme vigoureuse, savante, colorée, mais avec des faiblesse et des longueurs ; l’Académie lui décerne une récompense de 1 500 francs ; l’autre, de M. Maurice Couallier, est intitulé l’Avant-garde, il est d’une composition plus faible et d’une forme moins solide ; mais il renferme des passages heureux et l’ensemble se lit avec intérêt ; l’Académie accorde à l’auteur une médaille de 500 francs.

Cet échec a paru amplement compensé par le mérite et l’abondance des ouvrages qui ont été envoyés à l’Académie pour le prix Archon-Despérouses. Ce prix est à peu près le seul que nous puissions offrir à la poésie, et je répète tous les ans que ce n’est pas assez. Pour faire des vers, aujourd’hui, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut avoir du courage. Le public est froid, l’éditeur est rude aux poètes, et c’est une merveille que l’accueil peu empressé qu’ils reçoivent n’en diminue pas le nombre ; il semble, au contraire, augmenter, et, cette fois, quatre-vingt-trois recueils poétiques, parus dans l’année, ont été présentés à nos concours. N’avons-nous pas quelque droit d’en conclure que notre société n’est pas, autant qu’on le dit, préoccupée uniquement des intérêts matériels, et qu’il s’y trouve plus qu’on ne croit des âmes généreuses, désintéressées, éprises d’idéal ? L’Académie, à son grand regret, ne peut pas leur donner la fortune ; il faut, au moins, qu’elle les aide à se faire connaître et à conquérir un bon renom dans le monde littéraire. Aussi a-t-elle multiplié les récompenses autant que ses ressources, un peu accrues cette année, le lui ont permis. Parmi les recueils qu’elle a couronnés, elle en met deux à part : celui de M. André Rivoire, le Chemin de l’oubli, tout imprégné d’une mélancolique douceur, d’une psychologie subtile et tendre, aussi remarquable par l’art de l’exécution que par la délicatesse exquise du sentiment. M. Rivoire a d’ailleurs obtenu à la Comédie-Française un franc succès, avec un acte en vers : « Il était une Bergère », qui le classe parmi les mieux inspirés de nos jeunes poètes. M. Fernand Gregh, auteur des Clartés humaines, a un talent plus objectif ; il chante en vers très colorés et avec une ivresse communicative la joie de vivre et la beauté du monde extérieur. À ces deux prix, si bien mérités, nous en avons ajouté cinq autres et trois mentions honorables, et, profitant du prix Capuran, qui ne revient que tous les trois ans, nous l’avons aussi attribué à trois poètes. Ces libéralités nous étaient conseillées par notre Commission qui remarque, dans son Rapport, que le nombre des jeunes poètes, sachant bien faire les vers, va toujours croissant. La plupart des ouvrages qui nous ont été présentés révèlent un remarquable talent de versification, une parfaite connaissance des secrets du métier. Ce qui manque, c’est un sentiment et un accent personnels. — Mais, n’est-ce pas aussi ce qui est partout le plus difficile et le plus rare ?

Nous ne devons pas oublier que l’Académie Française ne ressemble pas tout à fait à la plupart des autres Académies de l’Europe ; elles sont surtout des sociétés savantes, consacrées à l’histoire, à la philologie, à l’économie politique ; elle, par son institution même, doit être d’abord une Académie littéraire ; c’est son premier devoir de récompenser des œuvres d’invention et d’imagination, c’est-à-dire ce qui touche de plus près à la littérature même. Nous venons de faire la part de la poésie ; occupons-nous du théâtre et du roman. Nous avions deux prix à décerner au théâtre cette année ; d’abord le prix Toirac, qui se donne tous les ans à la meilleure comédie, en vers ou en prose, qui a été jouée au Théâtre-Français. Nous le partageons entre M. Capus, auteur de Notre Jeunesse et M. Marcel Prévost, pour sa pièce intitulée : La plus faible. Le prix Émile Augier, qui revient tous les trois ans, doit être attribué à un ouvrage représenté au Théâtre-Français ou à l’Odéon. Les Français étant pourvus, grâce au prix Toirac, il est assez naturel que, pour le prix Émile Augier, on donne la préférence à l’Odéon. Deux pièces y avaient obtenu un très grand succès dans ces derniers temps, Résurrection, par M. Bataille, d’après Tolstoï, et la Rabouilleuse, de M. Émile Fabre, qui est une adaptation d’un roman de Balzac. À ces deux ouvrages, on a tenu à en joindre un autre, dont l’invention appartint tout entière à l’auteur qui l’a signée, et l’on a choisi la Maison, par Georges Mittchel. Je n’ai pas besoin d’en dire davantage. Grâce au retentissement des succès de théâtre, les œuvres qui obtiennent les prix Toirac et Émile Augier vous sont connues : une pièce applaudie n’est ignorée de personne.

Le roman nous retiendra davantage. C’est un genre à la mode ; il a fait de nos jours une grande fortune. On l’applique à tous les sujets, à l’histoire, à la politique, à l’éducation, aux questions religieuses ou économiques, aux problèmes de la morale et de la philosophie. Jamais il n’en avait paru un si grand nombre, — un par jour, dit-on ; — et puisqu’il se trouve des libraires pour les publier, il faut bien croire qu’il y a des acheteurs pour les lire. Pour peu qu’ils réussissent, les éditions s’en succèdent avec une rapidité qui tient du prodige, et il est un des seuls genres littéraires qui enrichissent les écrivains. L’Académie a très libéralement traité les romans cette année ; rien que dans la liste des prix Montyon, vous en trouverez douze. En tête de tous, nous avons tenu à placer celui de M. Émile Guillaumin, La vie d’un simple, mémoires d’un métayer. C’est l’autobiographie d’un paysan du Bourbonnais qui raconte simplement, sincèrement, tous les incidents de son existence laborieuse, depuis le moment où il a commencé son apprentissage de berger dans la lande, jusqu’au jour où, accablé d’années, courbatu, lassé, il achève de vieillir chez ses enfants. L’auteur s’efforce de nous donner une idée vraie de la condition actuelle du paysan ; il peint avec des couleurs sobres et justes les petites joies et les misères du travail des champs, les jouissances et les déceptions que donne la terre. De nos jours, des romanciers célèbres, qui voulaient nous donner des reproductions plus exactes de la société et de la vie, ont prétendu v parvenir en recueillant cc qu’ils appellent des documents humains, rien de phis légitime. Par malheur, ces documents humains, avant de prendre place dans l’ouvrage qu’ils préparent, ont à traverser leur esprit, un esprit souvent encombré d’idées préconçues ; il arrive qu’en y séjournant ils s’y dénaturent, et qu’ils y prennent la teinte des idées voisines. C’est ce qu’on n’a pas à craindre avec M. Guillaumin ; il joint au mérite d’observer sans parti pris celui de reproduire ce qu’il voit comme il le voit, avec une parfaite fidélité, sans y rien mêler de lui-même. On pouvait craindre que ce soin de s’oublier, de mettre sa personnalité en dehors de son œuvre, n’y jetât quelque froideur ; il n’en est rien. Malgré tout, le récit s’anime, le style se colore, on est gagné par l’émotion toute contenue qu’elle est ; on se surprend à suivre avec l’intérêt le plus vif ces incidents, quoiqu’ils ne nous apprennent rien de nouveau. Lisez ce livre si simple, si vrai, si sincère, où l’art parvient si bien à se dissimuler, vous jouirez pleinement du plaisir dont parle Pascal quand il dit : on s’attendait à voir un auteur, on trouve un homme.

Ce n’est pas seulement dans les concours Montyon, de Jouy, Jules Favre, que le roman a une place cette année, nous allons le retrouver ailleurs. La liste des prix que l’Académie accorde directement aux auteurs sans qu’ils les aient demandés, et pour l’ensemble de leur œuvre, contient les noms de plusieurs romanciers. En donnant le prix Vitet à Mme Daniel Lesueur, l’Académie a voulu manifester l’estime qu’elle fait d’une carrière de labeur infatigable, toute consacrée aux lettres et où elle a trouvé dans des genres différents un succès égal. Elle a commencé par écrire des vers que l’Académie du premier coup avait distingués. Ses romans de mœurs, qui sont venus ensuite, ont été remarqués par l’alliance heureuse de l’analyse des sentiments avec l’imagination et la bonne tenue du style. Leconte de Lisle déclarait sa traduction de Lord Byron la meilleure qu’on eût en France. En ce moment elle essaye de nous rendre le roman de grande aventure, et il est bien probable qu’elle y réussira, parce que c’est un genre populaire chez nous, et qu’elle y mêle des qualités de finesse dont il n’était pas toujours soucieux jusqu’ici. J’ajoute que cette rare faveur du public Mme Lesueur l’a obtenue sans flatter aucune mauvaise passion, en gardant toujours le respect du lecteur et le souci de l’art.

« Le prix Née, nous dit notre programme, est réservé à l’auteur de l’œuvre la plus originale comme forme et comme pensée. » En lisant cette formule, nous avons tout de suite songé à M. Paul Adam. Parmi les jeunes écrivains de nos jours, il n’en est pas qui, par la variété, la richesse, la fécondité de l’invention, puisse être mis au-dessus de lui. Quoiqu’il ait quarante ans à peine, il a publié plus de trente volumes, romans d’aventures, romans d’analyses, romans politiques, romans militaires, la Force, l’Enfant d’Austerlitz, la Bataille d’Uhde, le Serpent noir, etc., etc.. Il a ce grand mérite de ne pas souffrir ce qui est vulgaire ; il cherche toujours la nouveauté et la trouve souvent. Son esprit ouvert à tout, curieux de tout, sans cesse en mouvement, ne se lasse pas de produire. On comprend bien qu’il sorte parfois des scories de cette fournaise. Un autre reproche qu’on lui fait, et qui est plus grave, c’est de céder à ce goût malsain de naturalisme, qui est à la mode, d’introduire volontiers des récits et des scènes trop libres dans ses meilleurs romans, et souvent à l’endroit où on ne les attendait pas. S’il croit qu’il a besoin de recourir à ces procédés pour affriander le public, il se l’ail vraiment injure à lui-même ; il a trop de talent pour chercher son succès ailleurs que dans son talent même. Les amis de M. Paul Adam — il en a presque autant que de lecteurs, — les gens de goût, qui l’ont bien vite distingué parmi les jeunes écrivains et qui comptent sur lui, lui demandent, avant tout ; de modérer son intempérance de production, et de se donner le temps de produire une œuvre accomplie. Il n’y a pas d’autre moyen de se faire un nom qui dure. Ce ne sont pas les Harmonies ni même les Études de la Nature, c’est ce petit livre divin de Paul et Virginie qui seul a conservé la gloire de Bernardin de Saint-Pierre. Qui se souviendrait aujourd’hui de l’abbé Prévost, qui saurait les litres des innombrables romans qu’il a composés pour vivre, s’il n’a ait eu la chance d’écrire un jour Manon Lescaut ?

M. Maurice Paléologue, auquel nous doutions le prix Narcisse Michaut, peut être rangé aussi parmi les romanciers, malgré la variété de son œuvre, et quoique le roman n’y tienne qu’une assez petite place, n’a débuté dans la littérature par des impressions rapportées de sa mission diplomatique en Chine, où se révélait une rare délicatesse de sentiment et de style. Plus tard il a donné, dans la collection des Grands écrivains de la France, les notices sur Vauvenargues et sur Alfred de, Vigny, qui sont parmi les meilleures ; il s’est attaqué aussi au roman, Sur les Ruines, à la nouvelle, Penthésilée, la Cravache et autres petits récits où l’émotion discrète, la sobre élégance de la phrase, le tact mondain clans les peintures de la passion font songer à un Mérimée plus attendri. Celui des nôtres qui a exposé devant l’Académie l’œuvre de M. Paléologue nous disait : « Un homme de goût : tel est le simple éloge que nos pères eussent fait de ce diplomate qui écrit une prose châtiée, à ses heures, sans prétention ; et, si la louange paraît médiocre dans l’outrance contemporaine, ce n’est pas à l’Académie qu’on la jugera insuffisante pour le mérite d’un écrivain : écrivain amateur sans doute ; mais son Vauvenargues était-il autre chose ? et ne le préférons-nous pas à tels gens de métier qui faisaient grand bruit auprès de lui, à un Voisenon, qui fut des nôtres, à un Crébillon le fils ? »

Je me suis arrêté avec tant de complaisance aux œuvres d’invention et d’imagination, à la poésie, au théâtre, ai roman, que le reste risque d’en souffrir. Je vais être forcé d’être court sur les ouvrages qui concernent l’histoire des diverses littératures. Pour les littératures anciennes, j’ai peu de choses à dire ; ce n’est pas de cc côté que se porte l’activité des travailleurs. Le prix Jules Janin est partagé entre M. Poyard et MM. Couat, et Fournier. M. Poyard nous donne la traduction des discours judiciaires de Démosthène, qui complète celle que nous lui devons de ses discours politiques. M. Couat, qui passait pour l’un de nos hellénistes les plus distingués et s’était fait honneur par ses travaux sur la comédie d’Athènes et la poésie Alexandrine, avait eu l’idée d’appliquer sa connaissance du grec à pénétrer plus avant dans l’intelligence des Pensées de Marc-Aurèle et surtout à y faire mieux saisir le sens des termes philosophiques. La mort l’a pris avant qu’il peut mettre son œuvre en l’état, de perfection qu’il souhaitait, et elle n’a pu voir le jour après lui que grâce à une collaboration pieuse et dévouée. En fait d’étude antique, nous n’avons, en dehors des deux traductions dont je viens de parler, que la Critique des traditions religieuses chez les Grecs, par M. Decharme, dont la science et l’enseignement regrettent la perte récente. C’est une œuvre considérable, qui a demandé de longues recherches et résume d’importants travaux. M. Decharme nous conduit d’Homère à Plutarque, à travers toute la série des sages de la Grèce qui se sont occupés des Dieux. Ce livre, écrit sans passion, en dehors de tout système, en face des textes, est de ceux qui ne proposent pas des solutions, mais qui les suggèrent. Par exemple, il est une question à laquelle on ne peut échapper quand on le lit et qui se pose à toutes les pages. Voilà certes une religion qui donnait de grandes prises à la critique ; elle choquait le bon sens, elle blessait la morale, et il n’est guère possible que le peuple le plus intelligent et le moins crédule qui fut jamais l’ait toujours respectée ; aussi l’a-t-il en général traitée avec bien peu d’égards. Quand les Pères de l’Église ont voulu porter des coups décisifs au vieil édifice, ils n’ont eu qu’à ramasser les traits qu’on avait lancés contre lui et à s’en servir. Et pourtant, il avait résisté à toutes ces attaques violentes, et Plutarque, le dernier des grands païens dont s’occupe M. Decharme, est peut-être le plus dévot de tous. Il me semble qu’il y a de quoi faire réfléchir ceux qui sonnent si allégrement le glas des religions, et qui s’imaginent qu’elles sont détruites parce qu’elles sont attaquées. Ils verront, s’ils lisent M. Decharme, que cc paganisme vermoulu, qu’à tout moment on croyait à terre, se retrouvait, aux époques de crise, vivant dans les cœurs, qu’il n’a disparu qu’après trois ou quatre siècles de belle résistance, et seulement devant une autre religion prête à recueillir son héritage.

Je passe rapidement sur les ouvrages consacrés aux littératures étrangères, quoique le nombre et le mérite en augmentent sans cesse, ce qui est bien naturel depuis l’importance que les langues vivantes ont prise dans notre enseignement. Il y en a pourtant quelques-uns que je ne puis me dispenser de mentionner. Tel est le Schopenhauer de M. Bossert, l’Edgard Poë, de M. Lauvrière, pourvu d’une documentation formidable et de dissertations physiologiques, le Charles Lamb de M. Derocquigny qui nous donne un spécimen bien curieux de ce genre particulier d’esprit que les Anglais appellent l’humour. Je devrais m’étendre sur des livres qui, traitant des sujets que nous ne connaissons pas, ou que nous connaissions mal, auraient beaucoup à nous apprendre, mais les auteurs français nous réclament ; nous ne devons pas les faire attendre.

Le prix Saintour nous a permis de récompenser deux bons ouvrages, une excellente édition du manifeste de Joachim Dubellay, la Défense et illustration de la langue française par M. Chamard, et la publication des œuvres poétiques de Pelletier du Mans, par M. Laumonier, Nous n’avons rien sur le XVIIe siècle ; peu de chose sur le XVIIIe, et seulement sur le XVIIIe finissant. M. Maurice Souriau a cru devoir étudier de près le texte de Bernardin de Saint-Pierre, et l’on va voir que ce n’était pas sans raison. Bernardin était un homme soigneux ; il n’a jamais détruit une ligne qu’il ait écrite ou une lettre qu’il ait reçue. Après sa mort, tout ce bloc de papiers fut déposé à la bibliothèque du Havre, et son secrétaire, Aimé Martin, en tira trois volumes d’œuvres posthumes. Mais il se donna, en les publiant, toute sorte de libertés, ajoutant, ou supprimant à son gré, changeant les mots, refaisant les phrases quand elles ne lui convenaient pas. On voit bien qu’il n’avait aucun scrupule à le faire : c’était un peu l’usage de son temps ; d’ailleurs, ayant épousé la veuve de son maitre, il s’était paisiblement installé dans son œuvre, comme dans une succession. M. Souriau, pendant plusieurs an­nées, a vécu parmi les manuscrits de Bernardin ; il y a trouvé une correspondance volumineuse, des confidences, des souvenirs, des traités de philosophie, des draines, un roman surtout, l’Amazone, dont Bernardin s’est occupé tonie sa vie, où il voulait mettre ses impressions de voyageur, ses émotions de sentimental, ses utopies de rêveur, ses fantaisies de demi-savant, dans lequel, bien avant Jules Verne, il imaginait des pays où l’on utiliserait les haleines comme agents de locomotion, où l’on remplacerait par des, aérostats le service des postes. Ce travail minutieux a permis à M. Souriau de rétablir le texte de son auteur, el notamment de nous rendre dans leur intégrité les Harmonies de la nature. Est-ce à dire qu’il faut s’attendre à voir sortir de ces vieux papiers un grand homme inconnu ? Je ne le crois pas. Dans l’ensemble, Bernardin de Saint-Pierre, même après le travail de M. Souriau, ne change guère. C’est toujours le même personnage, chez qui les contraires s’unissent, désintéressé et calculateur, qui pousse de beaux sentiments el n’oublie jamais ses intérêts, qui, avec de grands airs de fierté, tend la main aux gens en place, qui natte l’opinion et qui ta combat, qui mène une vie d’aventure sans être jamais un aventurier. Mais si, dans les grandes lignes, la figure est peu modifiée, elle devient plus vraie dans le détail et par conséquent, plus vivante. Bernardin de Saint-Pierre sera toujours, quoi qu’on fasse, un peu empêtré dans la rhétorique de son temps ; c’est beaucoup de l’avoir débarrassé de la rhétorique de son secrétaire.

On a remarqué que, de nos jours, la critique littéraire, celle surtout qui se donne la tache de rendre compte des nouveautés, semble avoir beaucoup perdu de son importance ; les journaux la négligent el la remplacent, par la réclame. Dans nos listes de prix, je ne vois qu’un seul ouvrage qui en rappelle quelque souvenir, celui de M. Chevassu, qu’il appelle Visages et qu’il conviendrait peut-être d’appeler des silhouettes, car les traits y sont à peine indiqués. « Ce sont des promenades, nous dit l’auteur, à travers des caractères. » Il nous a semblé que cette absence de la critique clans la littérature contemporaine dormait un intérêt particulier à la biographie que M. Biré vient de publier d’Armand de Pontmartin. Celui-là est bien l’un des représentants les plus accomplis d’une espèce presque disparue. Il avait la passion des lettres et n’a vécu que pour elles ; il lisait tout, et rien ne le laissait indifférent. L’impression que lui faisaient ses lectures était si vive qu’il ne pouvait la garder pour lui ; il l’a communiquée régulièrement au public, toutes les semaines, pendant plus de cinquante ans ; et quelles années ! songez ; qu’il assistait à la bataille d’Hernani en 1830, el qu’il a rendu compte des représentations de l’Assommoir. Il a donc vu, il a raconté toute l’histoire du romantisme, sa naissance, son triomphe et sa chute. Sans doute il ne faut pas mettre les Samedis de Pontmartin sur le même rang que les Lundis de Sainte-Beuve, et pourtant les 42 volumes, où il les a recueillis, contiennent toute la chronique littéraire de ce demi-siècle si plein de talents, si riche d’œuvres, et nous pouvons bien être sûrs qu’ils seront consultés avec fruit par les travailleurs de l’avenir. On s’est beaucoup étonné que Pontmartin n’ait pas appartenu à notre Compagnie ; il semblait y avoir sa place marquée, et c’est le seul honneur qu’il ait jamais souhaité. Pourquoi donc a-t-il toujours renoncé, au dernier moment, à tenter la fortune d’une élection ? Sans doute il se souvenait de quelques malices qui lui étaient échappées contre ses futurs confrères. Les Jeudis de Mme Cherbonneau pesaient sur sa conscience, ce qui prouve qu’il avait la conscience bien délicate. Il savait pourtant que l’Académie Française, depuis près de trois siècles qu’elle existe, a été tant attaquée qu’elle a bien été forcée de faire du pardon des offenses une de ses principales vertus. Et d’ailleurs, les railleries spirituelles et innocentes d’un esprit sans fiel sont-elles de celles dont on garde le souvenir ? Quoi qu’il en soit, malgré les invitations de ses amis, il ne s’est jamais présenté. L’Académie, puisque l’occasion lui en est offerte, ne résiste pas au plaisir de donner à ce galant homme, à ce fin lettré, un salut respectueux et de lui payer, un peu tard, la dette de la littérature.

Je rappelais l’an dernier que la littérature française n’est pas toute contenue dans la France proprement dite, qu’en dehors de nos frontières il y a des pays, où sonne le Français et que nous avons le devoir de ne pas plus les oublier qu’ils ne nous oublient. Comment, par exemple, ne serions-nous pas touchés de l’hommage que la Suisse vient de rendre à Sainte-Beuve, en souvenir de son enseignement à Lausanne, et de tout ce qui a été dit au Congrès de Liège au sujet de la propagation du français en Belgique et ailleurs ? Vous trouverez, dans nos listes, deux ouvrages qui nous viennent du Canada, celui de M. Thomas Chapais sur Jean Filon, intendant de la nouvelle France, et celui que M. Ab der Halden intitule Études de littérature canadienne. Il y a donc une littérature au Canada français ? Oui, messieurs, et, si elle n’est pas plus connue, c’est qu’elle est nouvelle ; elle date à peine d’un demi-siècle. Jusqu’à cette époque le Canada avait bien autre chose à faire que de composer des vers ou des romans ; avant de se donner le loisir d’écrire, il lui fallait conquérir le droit d’exister. Lord Durhan, le haut commissaire envoyé pour y rétablir l’ordre en 1840, disait aux Canadiens : « Vous n’êtes pas un peuple ; vous n’avez pas de littérature. » C’était un défi, le Canada l’a relevé, et vous n’avez qu’à lire l’ouvrage de M. Ab der Halden pour voir qu’il possède aujourd’hui des historiens qui lui ont raconté les luttes héroïques qu’il a livrées pour rester Français, des romanciers, des poètes que l’Académie a plus d’une fois distingués. Nous avons enfin décerné une récompense à la Revue d’Alsace illustrée qui se publie à Strasbourg. Ce n’est pas une entreprise commerciale ; c’est l’œuvre désintéressée de jeunes Alsaciens, amis des lettres et des arts, et qui ont uniquement à cœur « de conserver et de défendre leur patrimoine intellectuel ». Ils nous racontent l’histoire de leur pays, ils en décrivent les beautés, ils en célèbrent les écrivains et les artistes ; ils en reproduisent les monuments dans des illustrations qui sont, clans leur genre, de véritables chefs-d’œuvre. « Nous voudrions, nous disent-ils, refléter toute la vie nationale de l’Alsace, et démontrer qu’il existe bien une personnalité, un génie alsaciens, et que ce n’est pas le génie germanique. Politiquement séparés de la France, nous lui restons attachés par des liens d’une affectueuse reconnaissance. Elle fut notre éducatrice, el nous lui devons une supériorité de goût, de mœurs, de civilisation, que nos maîtres eux-mêmes ne peuvent nous contester. Ainsi nous consacrons cette Revue à tout ce que nous vénérons, à tout ce qui nous a formés, nous souhaitons qu’elle serve de point d’appui, à nos jeunes générations pour qu’elles restent fidèles aux traditions françaises de l’Alsace. » — Que pourrions-nous ajouter à ces paroles ?

Il me reste à vous parler des livres de géographie et d’histoire ; ce sont les plus nombreux, et si j’avais la prétention de les traiter aussi libéralement qu’ils le méritent, je n’en finirais pas. Il faut bien, si je veux éviter d’être ennuyeux, que je m’expose à être injuste ; vous m’excuserez donc de me contenter de mentions rapides et tout à fait insuffisantes. Nous avons de M. Bedaux un livre sur Rome qui fait partie de la collection des villes d’art célèbres. Il sera utile à ceux qui se proposent d’y aller, pour préparer leur voyage ; il consolera ceux qui ne peuvent pas se donner le plaisir de la voir en la mettant devant leurs yeux par les illustrations dont il est rempli. C’est aussi de Rome que M. Maréchal nous entretient : il raconte le séjour qu’il y a fait, il y a quelque trente ans, à la suite de son prix de composition musicale. Son récit est plein de verve, de joie, de bonne humeur, et semble un regain de jeunesse. M. Schneider nous fait visiter l’Ombrie. C’est un pays qu’en général on se contente de traverser. On vient de Florence, Rome nous attend, entre les deux l’Ombrie risque d’être sacrifiée. M. Schneider trouve qu’on a tort, et il nous le prouve par les descriptions qu’il en fait. Il a ressenti jusqu’au fond de l’âme ce qu’il appelle « la pieuse douceur de l’Ombrie » et nous en communique le sentiment. Ce livre est l’œuvre d’un débutant qui promet d’être lin bon écrivain. M. le prince Sturdza nous mène un peu plus loin, dans la Roumanie. L’ouvrage qu’il vient de publier sur elle est le plus complet qui ait paru. Géographie, histoire, agriculture, industrie, constitution sociale et organisation politique, sciences, lettres et arts, c’est une véritable encyclopédie. M. Sturdza est un ami de notre pays ; il est heureux de rappeler les affinités qu’ont entre elles notre race et la sienne, et, qui tiennent surtout aux souvenirs de la conquête romaine restés si vivants chez les deux peuples. « J’espère, dit-il, que cet ouvrage ; en faisant mieux connaître mon pays, le fera plus aimer, et resserrera encore les liens séculaires d’amitié et de reconnaissance qui unissent la Roumanie à la France. Avec M. l’abbé Klein, nous passons l’Atlantique ; nous allons visiter le Pays de la vie intense, c’est-à-dire l’Amérique. Ce titre a été fourni à l’auteur par le président. Roosevelt, qui a permis que l’ouvrage lui fut dédié. M. l’abbé Klein, quand il est parti pour l’Amérique., allait y étudier les questions religieuses. Ceux que ces questions passionnent — c’est tout le monde aujourd’hui — feront bien de lire le livre qu’il nous en a rapporté ; d’abord ils y prendront grand plaisir ; car il est écrit d’une bonne langue, sobre et vigoureuse ; ils y trouveront ensuite des renseignements précieux qui pourront les aider à résoudre les difficultés que nous traversons. Ils y verront comment l’Église catholique s’accommode d’une démocratie où règne la plus large tolérance, une entière liberté de discussion et l’indépendance absolue de tous les cultes par rapport à l’État ; qu’elle y a fait en quelques années des progrès surprenants, et que ces progrès, elle les attribue précisément à la tolérance et à la liberté. Il est -vrai que c’est une liberté franche, sincère, loyale, qui ne cache pas de mauvais desseins et des persécutions déguisées, la seule qui mérite ce nom.

Nous avons joint à ces ouvrages deux bons livres, qui ne sont pas tout à fait des récits de voyage, mais qui nous donnent sur des pays étrangers qu’il nous importe de connaître des renseignements que nous ne pouvons plus nous dispenser de savoir. M. Farjenel nous parle du Peuple chinois, dont il nous décrit d’une façon exacte et vivante les mœurs et les habitudes. Jusqu’à présent, nous ne nous sommes guère occupés de ces pays d’Extrême-Orient que par curiosité ; il est bien probable que le siècle qui commence aura d’autres raisons, et plus graves, de les étudier. L’Islamisme de M. Houdas est un travail savant, clair, sûr, dont nous avions le plus grand besoin. Par nos possessions africaines, nous sommes devenus presque une puissance musulmane. Nos colons, nos administrateurs, nos officiers ne peuvent pas ignorer une religion avec laquelle ils se trouvent tous les jours en contact. Le livre de M. Houdas le leur fera parfaitement connaître.

Les voyageurs dont j’ai maintenant à vous parler ont un caractère particulier. Ce sont des explorateurs et des missionnaires. Ils ne voyagent pas pour se distraire ; ils ne visitent pas des pays que d’autres aient parcourus avant eux. Ils se jettent dans l’inconnu, et tous les jours risquent leur vie. Quoique leur métier soit dur, il s’en présente sans cesse de nouveaux ; et, puisqu’ils ne se lassent pas de nous donner de bons exemples, il faut bien que l’Académie ne se lasse pas non plus de rendre à chacun d’eux l’hommage qu’il mérite. Cette année, c’est Mgr Hacquard, des Pères blancs, l’évêque de Tombouctou, le disciple chéri du grand cardinal Lavigerie, dont M. l’abbé Marin a écrit la vie héroïque ; cc sont les apôtres du Congo et de l’Oubanghi ; c’est le lieutenant de vaisseau Hourst. Celui-là n’est pas un inconnu pour l’Académie. Il y a sept ans, nous avons couronné le récit qu’il a fait de son exploration du Niger ; aujourd’hui, il nous décrit, avec autant de modestie que d’entrain, comment il a conduit la première canonnière française dans le haut Yang-tse-Kiang. La navigation fut pénible, mais toutes les difficultés ne vinrent pas du fleuve qu’il fallait remonter ; il en rencontra qu’on ne pouvait pas prévoir d’avance, et pour lesquelles il n’avait pas demandé d’instructions. C’était au plus fort des troubles qui ensanglantaient la Chine méridionale ; la grande ville de Tchen-Tou tomba au pouvoir des brigands, et déjà la population avait mis à mort un millier de chrétiens indigènes, lorsque l’évêque français et les missionnaires, ainsi que les résidents des autres nationalités, lancèrent un appel désespéré au commandant de la seule force européenne qui se trouvait dans la région, Hourst répondit à cet appel par un trait d’audace qui rappelle la glorieuse aventure de Francis Garnier. Il prélève trois hommes sur le faible effectif de sa canonnière, et, suivi de ces trois fusils, il marche sur Tchen-Tou, va trouver le gouverneur chinois, et signifie à ce fonctionnaire épouvanté que sa tête répond de la première tête de Français ou d’Européen qui tombera. Durant de longues journées, par la seule énergie de leur attitude, ces quatre hommes tiennent en respect la populace ameutée et les mandarins complices, jusqu’au moment où des ordres arrivèrent de Pékin, qui rendirent quelque courage au gouverneur. La tranquillité rétablie, Hourst rejoignit son bord ; ce fui le dernier exploit de ce vaillant soldat. Après avoir eu raison des rapides du Niger et du Fleuve Bleu, il sombra sur un écueil politique. Il fut entraîné dans la disgrâce de son chef, l’amiral Maréchal, qui l’avait hautement approuvé d’avoir pris sur lui d’empêcher quelques missionnaires français d’être sciés entre deux planches. C’est encore en Chine que nous transporte le livre du général Frey ; il a eu l’honneur de conduire les soldats de la France à Pékin, et il nous raconte comment sa petite troupe délivra les légations et le Pétang. Ce qui est le caractère de cette expédition, ce qui en fera toujours l’intérêt, c’est qu’il n’y en a pas d’autre, je crois, depuis les Croisades, où autant de nations de l’Europe occidentale se soient réunies dans une entreprise commune. Le général Frey l’a bien saisi. Aussi s’est-il attaché surtout, dans son récit, à nous dépeindre chaque contingent, avec son costume, ses habitudes, son attitude, sa manière de vivre et de combattre. C’est, dans quelques lieues carrées, comme une revue que nous passons avec lui de toute l’Europe militaire.

Au sujet de notre belle colonie de l’Indo-Chine, nous avons deux ouvrages importants : l’Empire d’Annam, de M. le capitaine Gosselin, qui y a fait de longs séjours, et en parle avec une entière compétence et une vive sympathie, et le livre que M. Doumer en a rapporté, après l’avoir administrée pendant cinq ans. Ce livre a fait un grand bruit, et l’on en a tant parlé qu’il reste bien peu de chose à en dire : Il est juste pourtant que j’y relève ce qui tombe sous le jugement de l’Académie, l’ampleur et l’agrément des descriptions, la vivacité des récits, le naturel du style. Amusant dans les portraits qu’il nous fait des souverains asiatiques, dans les épisodes de chasse et de voyage, où il s’attarde avec bonne humeur, il sait nous émouvoir sans apprêt, quand il raconte le sauvetage des bâtiments surpris par les typhons, et le tranquille héroïsme des gens de mer. Les politiques y trouveront des qualités dont ils sont plus frappés que des mérites littéraires : un esprit juste, net, vigoureux, le tempérament d’un homme d’État. À tous, il laissera l’impression d’une infatigable activité, d’une énergie opiniâtrement attachée à la recherche du bien public. On y remarquera surtout le souffle d’ardent patriotisme qui anime toutes les pages. « C’est, dit l’auteur dans son avant-propos, c’est pour la jeunesse plus spécialement, pour les hommes, les citoyens, les soldats de demain qu’on m’a demandé de fixer mes souvenirs. » Il ne m’appartient pas d’aller plus loin. Je n’ai aucune compétence pour apprécier ce qu’il a fait là-bas, les abus qu’il a réprimés, les mesures qu’il a prises, les innovations qu’il a introduites dans l’administration de la colonie. Il y en une pourtant qu’il m’est permis de louer ici, sous cette coupole, sans que personne en soit étonné ; c’est la création de l’École de l’Extrême-Orient, que M. Doumer a mise sous le patronage de l’Académie des inscriptions et Belles-Lettres. Grâce à lui, elle existe, elle prospère, elle est entrée résolument, du premier coup, dans la science, et à côté des Écoles d’Athènes, de Rome, du Caire, ses aînées, elle fait déjà bonne figure.

J’arrive enfin à la dernière partie de ce rapport, à l’histoire, el j’aurai bien peu de temps à lui donner. Il est vrai qu’en réalité il est question d’elle depuis bien plus longtemps qu’il ne semble. Quoique deux ou trois prix seulement lui soient réservés, elle trouve moyen d’envahir presque tous les autres. La méthode historique a si bien pénétré, de nos jours, la littérature entière, que lorsque certains ouvrages arrivent à nos concours, nous ne savons pas de quel côté les diriger, et s’ils appartiennent véritablement à l’histoire, ou s’il faut plutôt les classer parmi les œuvres littéraires. Voici, par exemple, un volume du docteur Triaire sur le baron Larrey, avec des documents qui ont été fournis par la famille du grand chirurgien. Napoléon a dit de lui, dans son testament, qu’il honorait l’humanité par son désintéressement et son courage. Nous avons donc pu placer le livre qui racontait cette noble vie parmi les ouvrages utiles aux mœurs que nous honorons d’un prix Montyon. Mais quand on songe aux grands événements auxquels Larrey a été mêlé, qu’il était à Paris en 1789, soignant les blessés des premières émeutes ; qu’il a rencontré Bonaparte à l’armée d’Italie, et qu’il ne l’a pas quitté jusqu’à Waterloo ; qu’il nous a conservé dans ses notes un grand nombre de ces souvenirs intimes qui font mieux connaître les grands hommes, on se demande s’il ne conviendrait pas de mettre le livre du docteur Triaire, où ces détails sont fidèlement reproduits, dans quelque concours d’histoire. En revanche, M. Chatelain nous envoie un livre sur le surintendant Fouquet. Comme celui-là est, sans contestation, un personnage historique, il a droit à figurer dans la liste du prix Thérouanne. Mais M. Chatelain n’a pas prétendu refaire l’excellent ouvrage de M. Lair ; il s’est contenté d’étudier, dans Fouquet, le protecteur des savants, des artistes, des lettrés ; il a voulu savoir l’influence que pouvait avoir eu son patronage sur les lettres françaises, et se demande si Sainte-Beuve avait eu raison de prétendre qu’elles se seraient mieux accommodées de sa protection que de celle de Louis XIV. Ce sont des questions purement littéraires, et personne ne serait surpris que l’ouvrage où elles sont traitées fût renvoyé à un concours de haute littérature.

Au contraire, c’est franchement une œuvre historique que le livre de M. Paul Guiraud : Études économiques sur l’antiquité, et même il se plaît à y traiter des sujets dont l’histoire, il y a quelques années, ne s’occupait pas encore. Autrefois, on plaçait volontiers les sociétés antiques dans une sorte de milieu idéal, entre le ciel et la terre, comme la cité d’Aristophane, et il semblait que les Romains et les Grecs n’étaient pas des hommes semblables à nous. Les choses sont bien changées aujourd’hui, les historiens cherchent à en faire le plus qu’ils peuvent nos contemporains ; pour les rendre plus vivants, ils leur appliquent toutes les conditions de la vie moderne, et c’est une des raisons qui fait le succès de leurs ouvrages. M. Guiraud s’en était avisé l’un des premiers ; il le rappelle aujourd’hui en réunissant des études publiées, il y a plusieurs années, sur les problèmes économiques chez les anciens. Ceux qui les liront pourront se convaincre une fois de plus que le passé et le présent ne diffèrent pas autant qu’on le dit, et que sur les places publiques d’Athènes et de Rome, ils auraient pu entendre discuter, comme dans nos chambres politiques, des questions de douane et de trafic, la taxe proportionnelle et progressive, et l’impôt sur le revenu.

J’aurais beaucoup à dire du livre de M. Doumergue sur Jean Calvin auquel nous avons donné la plus grande partie du prix Guizot ; mais il n’est pas achevé. Quoique l’auteur en ait publié deux gros volumes in-4° de plus de 700 pages chacun, c’est à peine s’il conduit Calvin à Genève. Il lui reste à raconter ce qu’il y a fait, les institutions qu’il y a fondées, c’est-à-dire son œuvre véritable. Ce qu’on peut dire, dès aujourd’hui, de ce livre, c’est qu’il nous remet en plein XVIe siècle. Pour que l’illusion soit complète, l’auteur y a entassé les reproductions des monuments de l’époque, les fac-similés des écritures, les portraits des personnages avec leurs traits durs, raides, effrayants. Lui-même, à force de les fréquenter, semble s’être fait un de leurs contemporains. Il a l’admiration la plus entière pour eux ; il partage leurs passions, surtout, il possède la plénitude de leur foi. C’est elle qui lui a inspiré le courage d’entamer une œuvre d’une aussi grande étendue ; c’est elle qui lui donnera la force de la continuer. Mais, je le répète, pour prononcer sur un ouvrage pareil un jugement définitif, il faut attendre qu’il soit fini.

Je n’ai plus à parler que des deux prix Gobert, les plus importants de ceux que nous décernons à l’histoire. Nous avons attribué le second à M. Lebey pour son ouvrage sur le Connétable de Bourbon, le premier à M. Ernest Daudet. — Ici, Messieurs, je me sens à l’aise. Le Rapport sur le prix de M. Daudet a été présenté à l’Académie par un de nos confrères les plus éminents, celui à qui cette époque est le plus familière. Ce Rapport, je voudrais qu’il me fût possible de n’en rien omettre ; mais il faut, à votre grand dommage, que je me contente de le résumer.

Il nous dit d’abord que, tout en tenant compte de l’ensemble des travaux historiques de M. Ernest Daudet, l’Académie entend récompenser par le grand prix Gobert son dernier ouvrage : l’Histoire de l’émigration, et même, dans cet ouvrage, elle distingue principalement le second volume. Pour composer ce volume, M. Daudet a eu l’une de ces bonnes fortunes qui n’arrivent guère qu’à ceux qui les méritent : il a pu consulter, dépouiller, reproduire, les papiers de l’homme qui fut à lui seul, pendant l’exil, tout le cabinet de Louis XVIII, du comte d’Avaray ; c’est-à-dire, en réalité, les papiers mêmes du roi, ses manuscrits autographes, les registres de sa correspondance, les lettres des souverains, de sa famille, de ses agents ; sa politique et son intimité. Ces nouveaux documents lui ont permis de voir un peu plus clair dans cette broussaille formidablement enchevêtrée, dans le labyrinthe déconcertant de l’émigration. Les portraits qu’il nous trace de tous ces gens qui s’agitent autour des petites cours de Blackenberg ou de Mitau, ne sont pas toujours édifiants. La Révolution avait fait un nombre prodigieux de déclassés qui cherchaient à vivre des seules affaires permises à qui n’a ni crédit, ni honneur, ni argent. Tout le monde passait pour vénal, depuis les ministres de la coalition jusqu’aux membres du Directoire. Tout le monde proposait le courtage de tout le monde ; il paraît bien que les courtiers ont seuls bénéficié de ces intrigues, et qu’il n’y avait au fond de ces complots qu’une immense escroquerie ; nous pouvons le croire après les renseignements que M. Daudet nous donne. Mais ce sont surtout les personnages de premier plan, le roi, les princes et ceux qui les approchent, qu’il nous fait le mieux connaître, et il semble, malgré tout, que ceux-là gagnent davantage à être vus de plus près. Par exemple, clans les laborieuses négociations pour le mariage de Madame, la fille de Louis XVI, avec le duc d’Angoulême, qui sont longuement racontées, Madame nous apparaît avec je ne sais quoi de jeune, d’ému, de résolu, qualités dont elle ne garda plus tard que la dernière, et nous y voyons que cette âme, qui ne nous était connue que refroidie et desséchée, a eu, au sortir de la prison, comme une matinée très courte d’épanouissement. Louis XVIII apporte, dans ses relations avec sa nièce, l’esprit de politique et de calcul qu’il met dans toutes les affaires, — et le mariage de Madame en est une ; — mais il y ajoute, on ne l’en croyait guère capable, une prédilection royale et paternelle qui va presque jusqu’à la tendresse. Ce qui d’ordinaire nous blesse le plus, dans la situation de ce roi sans royaume, c’est son attitude en face des souverains étrangers ; on lui en veut de cet état de quête et de requête perpétuelles, de ces affronts qu’il est obligé d’accepter et au devant desquels il semble même courir. Mais ici notre Rapporteur intervient — c’est peut-être la partie la plus originale de son travail, — pour nous dire qu’il ne faut pas nous trop hâter de condamner ce qui nous semble des complaisances honteuses, que le roi n’en a pas seulement tiré parti pour lui-même, mais qu’il en a fait profiter son royaume. Les alliés étaient bien décidés à ne pas rétablir la France comme elle était avant la guerre. Leurs diplomates ne dissimulaient pas qu’elle devrait payer de quelques provinces le retour de la paix. Aussi tiennent-ils avant tout à ne contracter d’avance aucun engagement ; ils veulent, le jour où se régleront les comptes, avoir les mains libres. C’est la raison pour laquelle, dès le premier montent, ils n’emploient les corps d’émigrés qu’à l’arrière-garde : il ne faut pas leur donner l’occasion de rendre des services trop éclatants. Ils ne les laissent pas entrer dans les villes dont ils s’emparent, de peur qu’ils ne s’habituent à s’y croire chez eux. La présence du roi les gêne bien davantage. Elle peut rappeler les promesses qu’ils ont faites dans leur manifeste et qu’ils n’ont pas l’intention de tenir. Ils cherchent donc, autant qu’ils le peuvent, à l’éloigner ; mais lui sent bien qu’il faut qu’il reste. Voilà pourquoi il se résigne à cette hospitalité précaire et toujours reprochée, parce qu’elle est toujours regrettée, et non seulement il la subit, ruais il la demande, il tient à faire partie de cette Europe qui ne veld pas de lui ; il veut être compris dans cette coalition qui lui refuse une place. Si la coalition est pour lui le sent moyen de rentrer en France, faire partie de la coalition est la seule espérance qu’il puisse avoir, quand le montent sera -venu, de réclamer avec quelque autorité l’intégrité de son royaume. Les alliés et lui sont engagés dans la même entreprise, ils tiennent le même langage, mais au fond, ils ont des desseins contraires : eux sont décidés à affaiblir la royauté de Louis XIV ; lui veut la conserver intacte, et ce qui prouve l’habileté de sa politique, c’est qu’en somme elle a réussi. — On ne l’ignorait pas tout à fait sans doute ; des historiens l’avaient dit. On le sait mieux maintenant, grâce au livre de M. Ernest Daudet ; c’est en ce sens qu’il ajoute une contribution importante à l’histoire de France et qu’il a mérité le prix Gobert.

Cette fois, Messieurs, j’ai fini, et il convient que je termine, comme j’ai commencé en m’excusant de vous avoir si longtemps retenus. Et pourtant, la dimension même de ce rapport, que je regrette pour vous, a cet avantage de mettre en pleine lumière l’abondance et le mérite des ouvrages qui ont été adressés à nos concours. Quelles que soient les préoccupations, les inquiétudes, les tristesses des temps que nous traversons, cette longue liste de prix que je viens d’énumérer est la prouve qu’il continue à régner dans ce pays une activité d’esprit remarquable. Malgré tout, on y travaille ; tous les genres littéraires sont cultivés ; la poésie, le théâtre, le roman, l’histoire ne cessent pas de produire des œuvres distinguées. Tout nous fait espérer que, dans le siècle nouveau, comme dans ceux qui ont précédé, la France entend ne pas perdre le rang qu’elle occupe dans les lettres parmi les nations de l’Europe.