Inauguration du buste de Maurice Barrès au collège Saint-Marc d’Alexandrie

Le 3 avril 1933

Henry BORDEAUX

Inauguration du buste de Maurice Barrès
au collège Saint-Marc d’Alexandrie
 

Le dimanche 2 avril 1933

DISCOURS

DE

M. Henry BORDEAUX
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Messieurs,

C’est la troisième fois que le costume de l’Institut de France est porté en Égypte et, par une curieuse coïncidence, mes deux confrères qui l’ont revêtu avant moi appartiennent à ma province natale, à la Savoie.

Le premier fut le chimiste Berthollet qui accompagna Bonaparte dans son expédition. L’Institut venait d’être fondé. Il ne manqua pas d’en emporter les insignes en voyage afin de ne pas paraître se singulariser au milieu des uniformes militaires.

Il fit partie de cette équipe de savants que Bonaparte estimait très haut et qu’il faisait placer au milieu des carrés, avec les trains d’équipage, pendant la bataille des Pyramides. Les trains d’équipage, c’étaient les fameux ânes d’Égypte ; en sorte que cet ordre bizarre était donné pour la formation de combat : « Les savants et les ânes au milieu. » Mais les savants surent gagner par leur courage l’admiration des soldats.

Bonaparte consulta Berthollet pour la formation de l’Institut du Caire à qui était confiée la garde des antiquités et de cette histoire de l’Égypte dont votre souverain actuel, Sa Majesté le Roi Fouad, recueille aujourd’hui pieusement, la longue suite perdue dans les siècles fabuleux comme le Nil sort, des sables lointains de l’Afrique centrale, appelant à lui une collaboration qui est, à elle seule, un témoignage de l’amitié de l’Égypte et de la France, celle de mon illustre confrère M. Hanotaux et des érudits, archéologues et savants qui travaillent sous son heureuse direction à la résurrection de votre passé.

Après l’académicien militaire vint l’académicien fantaisiste. Il était charmant, et par surcroît très érudit. Il s’appelait Joseph Michaud, il était l’auteur de cette Histoire des Croisades qui a rouvert les portes à demi fermées du moyen-âge, la grande époque trop longtemps méconnue des Croisades, des Cathédrales et des Chansons de gestes et il a frayé la voie aux Joseph Bédier et aux Émile Mâle. Déjà âgé, il entreprit le voyage d’Orient. Sur le tard, il venait refaire sur place le siège de Jérusalem par Godefroy de Bouillon et la bataille de Mansourah livrée par Saint Louis. Or, s’étant rendu compte de l’importance d’un uniforme sur les populations orientales, il sortit de ses malles son costume d’académicien afin de produire plus d’effet.

« Les palmes dont ce costume est orné, écrit-il dans sa Correspondance d’Orient, et sa couleur verte, couleur privilégié chez les musulmans, avaient beaucoup ébloui ; on a été jusqu’à me prendre pour un prince de l’Occident... »

Mais comme il était suivi dans ses randonnées par une troupe d’enfants qui lui réclamait des backchichs, il y renonça et replia dans sa malle le costume trop reluisant.

Vous m’avez invité à le sortir de mes bagages. Je lui dois pour la plus grande part votre accueil. Il représente à vos yeux en ce jour tout un siècle d’amitié française, et les affinités électives qui nous unissent à travers cette Méditerranée dont les mêmes flots caressent tour à tour le port de Marseille et celui d’Alexandrie. Un siècle d’amitié, car le nom de Bonaparte a depuis l’expédition de 1798 gardé chez vous son prestige. Un musée Napoléon va se fonder au Caire. Et même ce prestige ne s’est-il pas accru, hors des batailles des Pyramides et d’Aboukir, en des circonstances toutes pacifiques, mais qui devaient changer l’économie et même la carte du monde en coupant l’Asie de l’Afrique et en ouvrant une nouvelle route des Indes, lors de cette inauguration du canal de Suez, dû à l’initiative et au génie d’un Français qui fut, lui aussi, membre de l’Académie française, Ferdinand de Lesseps ? L’empereur Napoléon III avait alors délégué la plus séduisante ambassadrice, l’impératrice Eugénie. Elle était entourée d’une cour de souverains, le Khédive Ismail d’abord, maître de maison qui traitait magnifiquement ses hôtes, l’Empereur d’Autriche, le prince royal de Prusse, le prince et la princesse des Pays-Bas, l’Emir Abd-el-Kader. Port-Saïd semblait contenir la diversité du monde. Tous les peuples y étaient représentés, depuis les uniformes européens jusqu’aux burnous d’Afrique, jusqu’à l’armée des Indes, et toutes les religions, des chasubles sacerdotales aux caftans verts et violets des ulémas et des muftis. La beauté de l’Impératrice se détachait sur ce fond multicolore. Elle symbolisait la France. Un an plus tard, l’Empire roulait à l’abîme. Un demi-siècle plus tard, la France reprenait son visage de victoire et de paix.

Au cours de ce dernier siècle, elle n’a pas cessé de vous envoyer les meilleurs de ses fils. Car l’Égypte nous distribue ses philtres à distance, portés par la mer ou dans les airs, comme ce pollen des fleurs dont le vent transmet au loin la vertu fécondante. Elle dispose de tant de puissances de fascination et d’envoûtement ! Envoûtement du passé, de l’éternelle poursuite de l’histoire humaine des origines de la famille humaine, puisque ses dynasties attestées par leurs monuments, survivent aux temps écroulés par le signe même de la mort, par les tombeaux. Enivrement de cette poésie des destins miraculeux, tous venus se heurter à l’immobilité de la terre la plus ancienne ; et c’est Alexandre accourant de Babylone, créant Alexandrie, asservissant l’Orient en un vagabondage fantastique pour offrir sa jeunesse et sa gloire aux dieux qu’il égale et qui retirent son corps dont on ne peut retrouver la sépulture, comme si les héros devaient échapper à la terre et s’envoler, tel un Guynemer, dans l’espace ; et c’est encore César qui ne se contente pas de ses victoires dans les Gaules, en Italie et en Espagne et poursuit Pompée jusqu’en Égypte où lui-même connaît sa première défaite, vaincu par l’éblouissante beauté de Cléopâtre qu’il met sur le trône, mais qu’il fuit aussitôt, ne trouvant pour la remplacer que le pouvoir absolu et la domination du monde, comme si l’amour se pouvait jamais remplacer ; et c’est enfin Bonaparte déjà hanté par le rêve oriental et venant exiger du Sphinx la réponse à l’énigme éternelle du génie humain qui ne peut ravir le feu du ciel.

Abîme des temps abolis où l’imagination se perd, prodige des brèves destinées perdues dans son impérissable sagesse venue de la durée, sortilèges de l’amour et de la mort symbolisés par le mythe d’Osiris et d’Isis, d’Osiris dont le corps jeté à la mer qui le porte à Biblos est retrouvé par la fidèle Isis et, quand ce corps est dépecé par son cruel ennemi, elle en ensevelit chaque membre épars, multipliant ainsi les tombeaux comme si l’amour ne pouvait se contenter d’un seul et qu’il fallût pour le recouvrir la terre entière : cette terre d’Égypte porte la vie sur des sépultures innombrables, et c’est pourquoi elle attire à elle les poètes ensemble et les archéologues.

La France, au cours de ce dernier siècle, a donc multiplié les missions scientifiques. Prodigieuses missions qui exigent un corps résistant à toutes les fatigues, un esprit fertile en ressources comme celui d’Ulysse, un courage guerrier et par surcroît une connaissance approfondie de toutes les antiquités ! Mais aussi quelle récompense : évoquer des ombres redevenues vivantes et qui défilent sur le fond lumineux du ciel oriental ! Un Eugène-Melchior de Vogüé, un Maurice Barrès envieront ce pouvoir des archéologues, car le présent ne leur suffira pas et ils désireront de puiser aux sources religieuses les plus dissimulées, comme a fait Maspero dans son Histoire ancienne des peuples de l’Orient.

Maspero, et avant lui Mariette, et avant Mariette Champollion. C’est toute une suite d’aventures merveilleuses auxquelles les dieux et les rois d’Égypte sont mêlés. Champollion, Mariette : ne suis-je pas venu à bord du Champollion, ne m’en retournerai-je pas sur le Mariette-pacha ? Et n’est-ce pas la gloire qui baptise les vaisseaux et les rues ? Champollion a vécu de l’Égypte et il en est mort. A 17 ans, il parle déjà toutes les langues orientales, l’arabe, l’hébreu, le copte et il élabore le plan d’une histoire de l’Égypte avant l’invasion de Cambyse et des Perses. Il déchiffre le premier les inscriptions hiéroglyphiques et quand, après avoir créé au Louvre le musée égyptien, il s’embarque enfin pour cette seconde patrie à Marseille le 31 juillet 1828 pour n’en revenir qu’au mois de mars 1830, il croit réaliser son rêve avec ce voyage d’Égypte. Avec sa mission il remonte jusqu’à Ouady-Halfah, « dessinant, mesurant, traduisant tout ce qu’il rencontrait sur son passage ». Voyage triomphal, de la plus haute importance archéologique, qui lui vaudra au retour les honneurs, un fauteuil à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et une chaire au Collège de France, mais dont il mourra peu après, s’étant surmené. Heureux, malgré la brièveté de la vie, ceux qui meurent ayant réalisé leur amour !

Mariette, lui, allait vivre en Égypte. Il était né au bord de la mer, à Boulogne. Il était attaché à ce musée du Louvre fondé par Champollion. Un passage de Strabon allait commander sa destinée en un instant : ce passage évoquait les sépultures monumentales des Apis aux portes de Memphis. Pourquoi, se demande-t-il, ne retrouverait-on pas ces tombeaux ? Il demande, il réclame, il obtient une mission. Le voilà à Saqquarah. Il passe trois ans, sans argent, malade, sans cesse menacé d’être assassiné. Mais dans la nuit du au 12 novembre 1851, ses fouilles aboutissent à une porte qui est dégagée du sable et les torches des Arabes éclairent les sarcophages. L’obscur petit employé du Louvre était, vainqueur. Comme dans Ezéchiel, écrit Vogüé lyrique, un peuple mort se lève à son ordre.

Vainqueur ? pas encore. Il n’avait pas compté avec le pouvoir. Abbas-Pacha met la main sur ces trésors. Il interdit l’exportation des antiquités. Du coup, Mariette se fait contrebandier, et par mille exploits divisés, il « apporte au Louvre ses dieux ». Le pouvoir s’incline enfin et le laisse créer au Caire le musée de Boulaq. Bien mieux, il favorise son installation définitive en Égypte. Ses ouvrages sur les Apis et sur le temple de Dendérah sont d’une incalculable importance pour l’étude comparée des religions. Melchior de Vogüé, son biographe, qui visita Saqquarah sous son patronage, nous a laissé de cette visite un récit charmant : « Ti, le propriétaire du grand tombeau de Saqquarah, où sont représentés de vastes domaines, avait été l’un des plus riches particuliers de l’ancien empire. Mariette parlait de son immense fortune avec la nuance de respect qu’un pauvre diable de savant marque involontairement aux puissants de la finance...Dans la série des ruines, notre guide s’arrêtait avec de secrètes faiblesses : Amnéritis, l’Ethiopienne emprisonnée dans sa fine tunique d’albâtre, le retenait longtemps ; il nous faisait admirer « sa grâce chaste »... Mais sa préférence, c’était encore Taïa, la coquette étrangère, la femme d’Asie, aux lèvres sensuelles, à l’œil alangui, Cléopâtre des premières histoires, qui troubla l’Égypte bien avant l’exode des Hébreux. On devinait que Mariette en savait long sur les déportements de cette belle Persane, bien qu’aucun papyrus n’ait parlé de Taïa ; quand on l’interrogeait sur elle, il clignait des yeux et rougissait : c’était une plaie de famille »

Car, pour un Mariette, ce n’est plus le présent qui existe, mais l’assemblée des morts dont il a fait sa compagnie.

Mais est-il besoin d’être si grand érudit pour que l’Égypte nous passionne ? Elle a attiré des voyageurs moins savants, un Gérard de Nerval, un Flaubert avant le gigantesque travail de Salammbô, un Pierre Loti, un Vogüé, un Bazin, pour ne citer que les morts. Gérard de Nerval débarqua à Alexandrie le 16 janvier 1843. Dès le port sans doute il se perdit dans la foule et comme il n’avait pas d’équipage, on ne prit pas garde à lui. Il avait dévoré Chateaubriand et Lamartine, mais il n’était pas leur disciple. Romanesque et non romantique, il surveillait lui-même ses écarts et se dédoublait aisément. Ce demi-fou écrit avec une pureté toute racinienne. Quand il revint, Méry l’attendait à Marseille, Méry qui n’a pas eu besoin d’aller aux Indes pour en écrire de belles descriptions dans ses romans beaucoup trop oubliés. Il est vrai que, sur les quais de Marseille, on a tous les spectacles du monde, et toute leur couleur. Gérard le regarda tristement : « Je regagne, lui confia-t-il, le pays du froid et des orages, et déjà l’Orient n’est plus pour moi qu’un de ces rêves du matin auxquels vont bientôt succéder les ennuis du jour. »

Le miracle du Voyage en Orient de Gérard de Nerval, c’est qu’il ait pu, sans changer sa manière, exalter une autre civilisation et un autre ciel que les nôtres, quand il était le poète de l’Ile-de-France. Jules Lemaître, Anatole France n’ont pas cherché à voyager. Ils se sentaient si bien chez eux quand ils étaient chez nous ! Tandis que ce vagabond de Gérard, qui rencontra Sylvie au bord d’une forêt du Valois et se trouva incarner en elle tout le charme de notre nature mi-voilée et de notre race nuancée, n’est jamais plus heureux que sur un bateau.

« Il n’est plus, soupirait-il à Senlis ou à Chantilly, le temps où les chasses de Condé passaient avec leurs amazones fières, où les cors se répondaient de loin, multipliés par les échos... »

Et quand il a chanté les châteaux Louis XIII aux briques rouges et la ronde des petites filles à la peau hâlée et aux cheveux tombant dans le dos sous le large chapeau de paille, dans une clairière entourée de ces arbres dont l’essence et la beauté décèlent nos climats, le voilà qui va soulever le voile des femmes jusque dans les rues du Caire ou de Beyrouth.

Quelques années plus tard, le 15 novembre 1849, le port d’Alexandrie voit débarquer Gustave Flaubert en compagnie de Maxime du Camp. Flaubert eut alors sa première, et sa plus forte vision d’Orient. L’Égypte, d’ailleurs, à la meilleure part de ses carnets de route et dans sa correspondance. « Je me fiche une ventrée de couleurs comme un âne s’emplit d’avoine », écrit-il à sa mère. Mais la couleur ne lui fait jamais oublier le dessin. Il compare les voiles croisées de son bateau sur le Nil « aux deux ailes d’une immense hirondelle », des maisons ciselées à « un manche d’ombrelle chinoise », la démarche du chameau au sautillement du dindon avec le balancement de cou de cygne, l’ondulation de la mer au doux et régulier gonflement d’une poitrine endormie. Parfois la description s’élargit : « L’eau du Nil est toute jaune, elle roule beaucoup de terre, il me semble qu’elle est comme fatiguée de tous les pays qu’elle a traversés. » Et puis elle s’humanise tout à coup : « Là-bas, sur un fleuve plus doux, moins antique, j’ai quelque part une maison blanche dont les volets sont fermés maintenant que je n’y suis pas... » Il note cette rencontre d’une caravane dans un tourbillon de poussière soulevé par le khamsin : « C’est comme des fantômes dans des nuages... Il m’a semblé, pendant que la caravane a passé, que les chameaux ne touchaient pas à terre, qu’ils s’avançaient du poitrail avec un mouvement de bateau ; qu’ils étaient élevés au-dessus du sol comme s’ils eussent marché dans les nuages où ils enfonçaient jusqu’au ventre. »

Le Sphinx et les Pyramides l’émeuvent à le faire chanceler, tant l’imagination s’en mêle. La croisière à bord de la cange dans la Haute-Égypte, où il visite la vallée des Rois, l’enchante. C’est là qu’il perfectionne son art de peindre et apprend à observer la dégradation des teintes. Le rose allait montant et s’affaiblissant ; il devenait jaune, puis un peu vert ; le vert pâlissait et par un blanc insensible gagnait le bleu qui faisait la voûte de nos têtes, où se fondait la transition brusque des deux grandes couleurs. »

Au retour il écrira Madame Bovary, puis ses autres romans douloureux, désenchantés, mais colorés. Nul doute que de ses fenêtres de Croisset, aux heures de doute et de découragement qui seront nombreuses, son imagination ne lui ait dès lors souvent montré, au lieu de la Seine monotone et grise aux tristes chalands, le Nil lumineux, avec les caravanes de chameaux et de fellahs bariolés le long des chemins de halage. L’Orient consolateur est demeuré au fond des yeux sombres.

Pierre Loti, dans la Mort de Philae, est venu lui aussi interroger le Sphinx, et voici comment il interprète l’expression de son visage : « Pour les hommes de son temps, que représentait-il ? Le roi Aménemeth ? Le Dieu-Soleil ? On ne sait trop. De toutes les images hiéroglyphiques, il reste la moins bien chiffrée. Les insondables penseurs de l’Égypte symbolisaient tout en d’effrayantes figures de dieux, à l’usage du peuple non initié ; peut-être donc, après avoir tant médité dans l’ombre des temples, tant cherché l’introuvable pourquoi de la vie et de la mort, avaient-ils simplement voulu résumer par le sourire de ces lèvres fermées l’inanité de nos plus profondes conjectures humaines... On dit qu’il fut jadis d’une surprenante beauté, le Sphinx, alors que des enduits, des peintures harmonisaient et avivaient son visage et qu’il trônait de tout son haut sur une sorte d’esplanade dallée de longues pierres. Mais était-il en ces temps-là plus souverain que cette nuit, dans sa décrépitude finale ? Presque enseveli par ces sables du désert libyque, sous lesquels sa base ne se définit plus, il surgit à cette heure comme une apparition que rien de solide ne soutiendrait dans l’air. »

Du moins il a été respecté par les hommes, sinon par les temps. Tandis que le sanctuaire d’Isis, dans l’île sainte de Philae, est aujourd’hui à demi recouvert par l’eau du barrage d’Assouan. Les industriels ont perdu le respect des dieux.

Après cette revue trop rapide de tant d’illustres prédécesseurs, je viens enfin à celui que nous célébrons aujourd’hui, et dont le buste sera dans un instant découvert dans cette galerie du Collège Saint-Marc voué à nos gloires littéraires et dans la plus illustre compagnie des morts : Maurice Barrès.

Trois fois Maurice Barrès est allé en Orient pour y accomplir le même pèlerinage : atteindre le foyer des religions, y découvrir « l’étincelle mystique par qui apparaît tout ce qu’il y a de religieux, de poétique et d’inventif dans le monde. » En avril-mai 1902, c’est la Grèce ; à la fin de 1907, c’est l’Égypte ; au printemps 1914, c’est le Liban et la Syrie. Seul, le dernier, il faut le reconnaître, lui a donné satisfaction.

Le Voyage à Sparte n’est que le magnifique récit d’une déception amoureuse. Lui-même l’a reconnu dans une lettre à André Beaunier où il précise son échec par une image d’une incomparable poésie : « Dans un pays où je me promène, écrit-il, je laisse volontiers glisser entre mes mains de belles choses pour y saisir l’essentiel, pour en rapporter l’image, l’idée d’un Dieu. Quand j’admire un beau paysage, je voudrais toujours qu’il m’advînt l’éblouissante aventure de l’Indoue qui s’en allait puiser l’eau du Gange, sans cruche, sans vase, sans ustensile d’aucune sorte. Dans ses mains pieuses, l’eau mouvante se solidifiait en un globe magnifique. Elle l’emportait dans sa pauvre maison. Moins heureux que cette femme privilégiée, je n’ai pas su saisir au rivage sacré un globe merveilleux ; je n’ai pas su donner un corps pur à la lumière de l’Attique et aux souvenirs qui s’exhalent de ses ruines. »

Il n’a soif que de religion. Au bord des fleuves lointains, ses mains mouillées attendent le miracle. Mais l’eau de l’Eurotas a coulé entre ses doigts.

A-t-il retenu l’eau du Nil ? De l’Euphrate seul, ou plutôt du fleuve Adonis il a rapporté le globe merveilleux. Nous pouvons en admirer l’éclat dans Un jardin sur l’Oronte et dans l’Enquête aux pays du Levant. Encore, lassé de tant de couleurs et dénombrant d’un mil clairvoyant les multiples dangers de ces étincelles mystiques qui deviennent incendie et laissent bientôt d’immenses ruines parce qu’elles n’ont pas été captées, l’a-t-il rapporté dans une humble église de la campagne française pour y introduire la lampe du sanctuaire, rendant ainsi hommage aux chefs de l’Église catholique dans une page qui n’a pas été suffisamment détachée et mise en relief, car elle dévoile le fond même du cœur et de l’esprit et contient l’adhésion barrésienne.

« Ils captent la source, écrit-il, et la canalisent avant qu’elle devienne le torrent boueux. Ils imposent à l’élan mystique le contrôle rigoureux des règles morales, se refusant à encourager une extase stérile qui ne deviendrait pas un moyen de perfectionnement. De la dansante flamme, vouée à s’éteindre si elle ne se nourrit que d’elle-même, la vive et sobre discipline des sacrements forme une lumière et un foyer. »

Pourquoi, ayant rassemblé ainsi ses notes de voyage sur la Grèce et sur les pays du Levant, a-t-il laissé à l’état d’ébauches ses notes sur l’Égypte ? Ces notes vont bientôt paraître dans le VIe volume des Cahiers que les soins pieux de sa famille sortent peu à peu de l’ombre. Il m’a été donné de les parcourir. Je comparerai ces esquisses aux cartons d’Holbein à Bâle, aux dessins de Léonard de Vinci à l’Ambrosienne de Milan. On y surprend le mouvement suspendu du génie. Il semble que l’on se promène dans un jardin où les fleurs qui allaient éclore ont été stérilisées par le froid. La couleur leur est demeurée, mais on n’ose s’en approcher pour les respirer.

Par une timidité singulière il a peur de l’Égypte à cause de son trop long passé inconnu, à cause de l’enchevêtrement de ses dieux. Il ne s’est pas senti de plain-pied avec elle. Dans une sorte de préface il dit :

« Quel est exactement le plaisir que je viens demander à la vieille Égypte ? Qu’elle défriche en moi des parties de l’âme, qu’elle éveille, cultive, fasse lever et fleurir certains de mes sentiments profonds qu’aucune expérience encore n’avait su réellement émouvoir. Des deux rives du Nil, comme une musique incessamment reprise, une longue suite d’images saisissantes, abondantes va m’ébranler, pour qu’au terme de cette voie royale je sois plus sonore, plus chargé, plus profondément réveillé. Il faut qu’en moi se ranime une Égypte que les âges superposés me cachaient. Les deux rives du Nil vont me dire leurs appels et j’écouterai durement sans me demander si quelque chose en moi veut tressaillir. »

Il tâche à s’exalter avant l’arrivée. Il ne veut plus de la déconvenue d’Athènes, et cependant les dieux d’Égypte garderont un silence plus mystérieux encore.

Il aborde à Alexandrie, et Alexandrie l’enchante :

« Nous approchons d’Alexandrie qu’enveloppe déjà toute la douceur égyptienne. Ce sont de grandes lignes pâles avec des colorations d’une extrême finesse, une terre qui n’est pas encore formée, une terre amphibie qui porte au niveau de la mer une Venise ravie dans une mer verte. Et tandis que le jour finit dans une prodigieuse tristesse, la barque classique de Delacroix, la barque levantine nous amène un pilote enrubanné. »

Une terre amphibie, comment donner mieux cette impression des eaux mêlées au sol ?

D’une ligne pareillement exacte, il donne sa première impression du Caire : « le frémissement de Nice mêlé à l’odeur des villes orientales ». Qu’y cherche-t-il ? Les mosquées, et non point pour leur architecture et pour leur décoration, — car je n’ai rien trouvé dans ses notes ni sur la Mosquée Bleue aux incomparables faïences persanes, ni sur la mosquée du sultan Hassan, le chef-d’œuvre de l’art arabe et dont la cour intérieure est un enchantement, — non pour le dehors, mais pour ce qu’elles contiennent de mystère. Celle qui le retient, c’est la mosquée El-Azhar, cathédrale de l’islamisme, église-université où se forge la théologie musulmane. Avec quelle curiosité il y épie, debout derrière les rangs pressés des élèves, les professeurs accroupis dans leur modeste chaire, et il y écoute, écrit-il, « cette admirable mélopée d’un accent si sérieux et si chaud. C’est en l’écoutant que j’ai le mieux compris l’architecture des mos­quées et que j’en ai senti l’âme et ce goût du monotone et du contenu qui ne se satisfait en moi qu’à l’audition du plain-chant. »

Les Pyramides le déconcertent. Le Sphinx même ne lui arrache que cet aveu quasi dédaigneux : « Les injures du temps en ont fait quelque chose d’étrange. Il n’y a pas à dire, cela se prête au mystère qu’on y veut trouver. » Les nuits de lune, de la cave où l’on descend pour le voir en face, le Sphinx surgit des sables. C’est une vision d’autorité sereine. Entre les monuments de mort et le désert, il propose l’énigme qui ne se résout pas, et le regard de ses yeux vides, c’est nous qui le lui donnons.

Il remonte au cœur de l’Égypte, gagne Sakhara, visite le tombeau de Ti, descend dans la Vallée des Rois et toujours se heurte à des tombeaux. Cependant il se demande — et c’est chez lui une obsession, — si son imagination pourra « ébranler ces masses et faire chanter le colosse de Memnon ». Que faudrait-il à son génie, sinon cet ébranlement que lui communique seule la plus haute et la plus violente passion, le sentiment du divin ? C’est à cela qu’il revient uniquement au bout de son voyage de trente jours le long du Nil, où, de l’aube au couchant, il a vu les plus beaux spécimens des diverses époques égyptiennes, gréco-romaines, coptes et musulmanes, tantôt seul, et tantôt guidé par les Legrain, les Lucas, les Clermont-Ganneau, les Clédat, etc. Sans doute de merveilleux paysages sont entrés dans ses yeux. Le long couloir d’Égypte « par où l’Afrique s’écoule dans la Méditerranée », et les rives du Nil lui ont, offert des aurores et des soirs incomparables, un matin rose sur Thèbes, des canards sauvages pressés sur le fleuve comme un barrage, l’étang de Sakhara bordé de beaux arbres, et toute « une vie pastorale sur de grands souvenirs enfouis dans une boue noire ». Mais là n’est pas l’essentiel. L’essentiel, il le cherche au retour, à Alexandrie dont il vante la charmante société dans cette phrase : « Alexandrie est l’un des points du monde où sont rassemblées le plus de femmes charmantes. Rien n’égale l’éclat d’une soirée de gala. Les Grecques ont une souplesse et une majesté de corps admirables et leur visage respire un délicieux amour de tous les plaisirs. » Mais à Alexandrie, au retour, il laisse échapper cette confidence : « Que ne puis-je sentir ce qu’il y a de divin dans tous les temples ! Je le pourrais, mais lentement ; il faut qu’une sincérité se forme, s’amasse en moi. Et si je fais trop souvent l’impie, c’est de peur d’être un pharisien de qui les lèvres disent : « Seigneur ! Seigneur ! » avant que le cœur soit tout pénétré. »

Et enfin dans une dernière note il explique pourquoi l’Égypte l’a dépaysé et pourquoi il ne s’est pas senti de force à la porter toute chaude dans un livre, de crainte de n’y retrouver qu’une momie liée dans ses bandelettes : « Comment humaniser de tels sables ? Où trouver le sentiment religieux et la musique de l’Égypte ? Où trouver dans la pyramide la paroi sonore qui dénonce le couloir plus secret qu’elle masque et par où j’atteindrais le Saint des Saints ? Où retrouver, à défaut du souffle expiré de la momie, une âme qui puisse la revivifier ?... »

Ce qu’il n’a pas dit sur l’Égypte, Maurice Barrès l’a dit dans son Enquête aux pays du Levant. Nul doute que le voyage égyptien n’ait préparé l’autre, celui du Liban et de la Syrie et n’ait surexcité en lui « cet instinct de l’infini qui fait notre charme et notre tourment, notre noblesse en tout cas ». Le voyage en Égypte, terre des tombeaux, se relie au 2 novembre en Lorraine où il réveille ses morts pour leur demander le secret de la continuité de la race unie au sol et au passé, et de ce sol et de ce passé tirant l’horoscope de l’avenir. Au Levant il visite toutes les écoles pour y retrouver un reflet de France dans les regards brillants des élèves, et c’est la grande tâche qu’il accomplit pareillement en Égypte. Devant ces petits garçons et ces petites filles aux yeux noirs il se demande : « Qu’y a-t-i1 dans ces âmes que ces missionnaires traitent comme des âmes royales ? » Il emporte avec lui en voyage la double préoccupation qui est l’honneur même et la gloire, l’unité de sa vie d’écrivain : l’amour de la France et la recherche du sentiment religieux.

Mes jeunes amis d’Orient, vous qui m’écoutez, il vous faudra vous souvenir du grand écrivain de France qui franchit la mer pour vous voir et pour vous parler. Dans ce collège Saint-Marc — ce n’était pas encore, en 1907, ce magnifique établissement dont Sa Majesté le roi Fouad, dans l’audience qu’il a bien voulu m’accorder hier, m’a vanté lui- même la splendeur — dans la petite académie du collège Saint-Marc, il s’est entretenu avec vos jeunes prédécesseurs. Il a voulu découvrir en eux ce même sens du divin qui tourmente les élèves de France quand ils commencent à voir clair en eux, ce sens du divin qu’il n’appartient à personne, aujourd’hui de persécuter, quelle que soit notre religion. Il a voulu aussi vous inspirer de l’amitié pour son pays. Quand vous ouvrirez ses ouvrages, revoyez-le en pensée conversant avec vous, comme il le fit avec vos prédécesseurs. Et en pensant à lui, pensez à la France.

Mais faut-il donc croire qu’il y ait tant de distance entre nos civilisations, et les sentiments humains changent-ils d’un continent à l’autre, d’un âge à l’autre au point, de ne plus se reconnaître entre eux ? Je ne suis pas encore allé, jusqu’au tombeau de Tout-ank-Amon, mais avec quelle émotion n’ai-je pas lu, dans la relation du docteur Howard Carter, ce petit détail de la découverte ! Les fouilles durent cinq ans. Enfin l’on parvient à l’entrée du monument obstrué par toutes sortes de débris et d’éboulements de terre et les profanateurs pénètrent, à la lueur vacillante d’une bougie, dans la chambre mortuaire où s’entassent les trésors de l’ancien Empire égyptien. Des cambrioleurs, il y a des siècles, y avaient pénétré avant eux. Le désordre de la salle et la disparition des ornements arrachés aux meubles ne pouvaient laisser aucun doute. Mais, dérangés, ils n’avaient rien emporté.

« A l’intérieur du sarcophage, ajoute le docteur Carter, il y avait trois cercueils, enfoncés l’un dans l’autre, tous trois reproduisant par leurs formes l’effigie du jeune roi tenant dans ses mains le fléau et la crosse, symboles de la foi dans l’immortalité. Une couronne de fleurs, ayant conservé leurs couleurs originales, était posé sur le front de l’effigie royale reproduite par le cercueil extérieur. »

Pour ces fleurs qui avaient gardé leurs couleurs, sinon leur parfum à travers les âges et qui ont dû se faner en cendres au premier souffle de vent venu du dehors, j’aurais donné tous les trésors découverts dans la tombe de Tout-ank-Amon. Car elles attestent que rien ne change et que ce fut autrefois, comme aujourd’hui, dans la plus ancienne civilisation comme dans la nôtre, la coutume d’offrir des fleurs à la mort comme à l’amour et de les parer tous deux pour attendrir le destin...