Inauguration d'une plaque commémorative sur la maison de Charles Le Goffic, à Paris

Le 23 octobre 1932

Georges LECOMTE

Inauguration d’une plaque commémorative
sur la maison de M. Charles Le Goffic

24, RUE BEAUNIER, PARIS, XIVe
Le dimanche 23 octobre 1932

DISCOURS

DE

M. GEORGES LECOMTE
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Madame,
Mesdames,
Messieurs,

Pendant près d’un quart de siècle, le poète, conteur, romancier, historien, essayiste, critique, conférencier, journaliste que fut, avec originalité, conscience et talent, Charles Le Goffic, habita cette maison, simple comme il le fut lui-même.

Il était jeune encore, en plein bonheur et avec l’espoir de toutes les paisibles joies du foyer comme des belles créations littéraires, lorsqu’il s’y installa.

Vingt-cinq années, les habitants de ce paisible quartier, où il abrita son labeur et sa douce existence familiale, purent voir sortir de cette demeure Charles Le Goffic, allègre et vif, le visage gai dans la broussaille de sa barbe frisottante et sous les ondes de ses cheveux bouclés, naguère d’un blond doré et peu à peu devenus gris. De son pas leste il allait entendre frissonner les feuillages du parc Montsouris, où il se plaisait à promener son rêve, admirer dans ses eaux le reflet des nuages et des arbustes en fleurs. Peut-être sans se bien rendre compte de toutes les belles images qui naissaient en cette tête puissante et calme, ses voisins le virent souvent rentrant chez lui, après avoir regardé le spectacle de Paris, écouté ses rumeurs, frôlé ses comédies qui l’amusaient mais dont il ne fut jamais dupe, et ranimé sa force créatrice aux flammes de la vie intellectuelle qui l’ennoblit.

Et nous, les amis de Charles Le Goffic, avec quelle émotion nous nous trouvons encore une fois devant cette maison où tous, plus ou moins, nous vînmes nous réchauffer à sa ferveur littéraire, à son enthousiasme, à sa cordialité charmante d’esprit et de verve, à sa pensée généreuse, à son enjouement parfois malicieux, à sa patiente confiance en la justice... même littéraire ! Dans cet étroit logis encombré de livres et de souvenirs d’une existence vouée aux Lettres, que de conversations ardentes ! Heureux de l’amitié qu’il sentait autour de lui et prenant plaisir aux discussions d’idées, comme Le Goffic se prodiguait affablement en ces entretiens !

Lorsque, après avoir pensé à lui dès le lendemain de ses poignants livres inspirés par la guerre, l’Académie française élut Charles Le Goffic, elle n’ignorait certes pas que l’affectueuse et admirative estime des écrivains de toutes les générations accompagnait ce poète, ce romancier. Mais elle fut heureuse de voir son vote ardemment approuvé par le monde des Lettres ! L’acclamation fut unanime. Pas une voix discordante. Partout la satisfaction que suscite un grand acte de justice.

Parmi tant d’ouvrages humains et pathétiques qui justifiaient si bien cette élection, l’Académie française n’oubliait pas non plus que, sensible aux plus diverses aspirations, Charles Le Goffic était surtout le chantre de l’âme bretonne. Ce nous fut, non pas une surprise, mais une joie de voir à quel point toute l’immense province de Bretagne se reconnaissait en lui et saluait en notre élu le plus grand interprète vivant de sa pensée, de son cœur, de ses mœurs, de ses traditions, de ses paysages, de son ciel, de ses travaux, de son héroïsme, de ce qu’il y a en elle de plus profond et de plus mystérieux.

Tout au long d’une année, près des rocs où se brisent les vagues, sur la lande fleurie d’ajoncs, à l’orée des grands bois comme dans les recoins bretons de la forêt parisienne, la Bretagne ne cessa de fêter Le Goffic. L’enthousiasme de cette contrée nous donna l’impression que la Bretagne tout entière entrait avec allégresse et fierté sous la Coupole, derrière son aède.

Les écrivains ont rendu justice à la vaste culture de Charles Le Goffic, à son goût, à son amour passionné des Lettres, à sa ferme intelligence, à sa sensibilité très vive, à la délicatesse et à la vigueur de son talent original, à la dignité et au désintéressement de sa vie littéraire.

Loyal et sincère, il n’a pas plus sacrifié aux modes, si comiquement changeantes, qu’à l’intrigue. Il ne doit rien aux capricieuses effervescences du snobisme, pour le divertissement et la conquête duquel il ne fit jamais rien et qui attendit sa triomphale élection à l’Académie, peut-être même sa mort, pour reconnaître la beauté de son œuvre et son importance dans la littérature française.

En des poèmes de rythmes divers et souples qui, dans leur harmonieuse cadence, font songer au bercement des gabares sur les flots légers, au vol des goëlands et des pluviers en lutte contre la brise, au « pas cadencé des blanches faneuses » ou aux jolis mouvements qu’elles ont en dansant les jours de fêtes, Charles Le Goffic a chanté non seulement la grâce, la mélancolie, les drames et les rêves de sa terre natale, mais le pauvre cœur humain de partout, avec ses angoisses, ses espérances et ses joies éternelles.

Dans sa robuste prose, aux images de poète, aux évocations saisissantes, avec les plus précieux dons du récit il a tracé des caractères, décrit des mœurs et, autour de personnages très vivants, reconstitué l’atmosphère du moment et du lieu. Si pathétiques que soient ses romans, ils ne cessent jamais d’être humains, ou mieux ils ne nous émeuvent que parce qu’ils le sont. De la sobre et forte vérité, — dont il n’a pas peur et qui caractérise ses livres, — se dégage une poésie d’autant plus touchante qu’elle est comme la fleur, parfumée et splendide, jaillissant de la nature et de la vie. Les écrivains ont aussi aimé sa révolte grondante contre toute velléité, d’injustice. N’est-ce pas lui‑même, le frémissant poète breton, qu’il a décrit dans ses deux vers :

Et loin des landes natales
L’ajonc reste un insurgé.

Quant à ses frères de Bretagne, comme ils eussent été ingrats de ne pas avoir une particulière dilection pour le barde qui chanta d’une manière si poignante « l’âme bretonne » :

Quand du sein de la mer profonde,
Comme un alcyon dans son nid,
L’âme bretonne vint au monde
Dans son dur berceau de granit,
C’était un soir, un soir d’automne,
Sous un ciel bas, cerclé de fer,
Et sur la pauvre âme Bretonne
Pleurait le soir, chantait la mer.

Pouvaient-ils ne pas reconnaître l’esprit, la chair, les songes, l’accent de leur race dans les vers et les pages de prose où Charles Le Goffic évoqua les rochers et les grèves de son pays, le halètement, la caresse et les rages de la mer le long de ses côtes, le mystère de ses forêts et le lointain de ses légendes, la beauté séculaire de ses costumes et l’émouvante survie de ses traditions, ses fêtes, ses joies et ses deuils, la rude existence de ses habitants, leur résignation et leur bravoure héroïques dans la paix comme à la guerre ?

Sans doute parce que cet idéaliste avait gardé en son cœur un amour toujours vif de la Bretagne et une foi intense dans les forces spirituelles qui nous dominent, parce que son beau regard ne cessa jamais, même en plein Paris, d’apercevoir la lumière et les fraîches floraisons de la terre natale, les yeux de Le Goffic, malgré les tristesses et les laideurs de la vie, avaient conservé leur charme de jeunesse. Bien des fois, en écoutant ses paroles pourtant si réfléchies et pénétrantes, je me suis remémoré les vers où il chanta la jeunesse ingénue des Vieux d’une vieille bretonne où je me plaisais à retrouver son propre regard :

On dirait que la triste expérience humaine
Qui fait parfois si durs les yeux des vieilles gens,
N’a pu que rendre encor les siens plus indulgents.

Leurs deux gouttes d’eau bleue étincellent dans l’ombre.


Ils ont gardé, malgré le temps, malgré l’épreuve,
Je ne sais quoi de virginal et d’enfantin,
La divine fraîcheur de leur premier matin.


Et c’est l’âme d’azur de notre vieille Armor.

Un triste jour du dernier décembre, Charles Le Goffic se sentit malade et invinciblement attiré par la terre natale :

Et Lannion, qui fut ma mère
Et que mon cœur nomme en tremblant.

Il eut aussi le désir de revoir sa vieille maison rurale, toute peuplée de ses plus chers souvenirs.

Run-Rouz, mélancolique et saurage domaine

A ton nom triste et doux comme un roucoulement.

A son mauvais état de santé s’ajoutait la tristesse de voir édifier contre les fenêtres de son logis une haute bâtisse qui l’assombrissait.

— On m’emprisonne ! me disait-il en mettant sa main sur son front las... Plus d’air ! Plus de lumière ! Je suis comme écrasé.

Il lui sembla que son pays lui rendrait la force et l’entrain coutumier. Hélas ! Il était déjà plus atteint qu’une tendre sollicitude et notre amitié inquiète ne le soupçonnaient. Ni l’affection d’une épouse qui fut pendant quarante ans la compagne tutélaire de sa pensée et de son labeur, ni les soins expérimentés d’un fils, ni l’atmosphère vivifiante de la terre des ancêtres ne purent avoir raison de son mal.

Maintenant, près de sa fille chérie, restée vivante en bien des cœurs, et dont la mort lui fut un cruel arrachement, il repose en ce cimetière de Run-Rouz où il pleura des vers poignants sur la tombe de sa chère petite disparue :

Sous les violiers, dans le chemin chaste,
Voici l’enclos cher, l’enclos familier,
L’humble cimetière aux tombes sans faste,

Avec son mur bas et son échalier.

Aux rythmes du flux, au chant de la houle
C’est ici, mon cœur, que tu dormiras.

Revenu en Bretagne, dans sa petite cité maternelle de Lannion où, soixante-huit ans plus tôt, ses larges yeux pensifs et francs s’ouvrirent à la lumière, il repose à jamais, ce grand laborieux, dans ce même cimetière de village où, en des vers touchants, il a souhaité son dernier sommeil :

Amis, je veux vieillir et mourir parmi vous,
L’hiver même et ses dards me seront doux,
Si je puis abriter ici mon dernier songe,
Gloire, fortune, honneurs, beaux oiseaux de mensonge,
Dont la quête stérile a déçu maint chasseur !
Seule, tu ne mens pas, Nature aux yeux de sœur...

Cher et noble Le Goffic, nous irons nous recueillir ou prier sur votre tombe, au cimetière de Run-Rouz. Bientôt, grâce à l’énergique piété d’un grand peintre, Jean-Julien Lemordant, qui, s’il a perdu la lumière, garde sa flamme et, sa volonté, nous évoquerons votre mémoire devant la statue que la France et les Lettres sont en train de vous élever à Lannion.

Aujourd’hui nous voilà réunis pour la dernière fois au seuil de cette demeure où vous avez donné l’exemple du courage, de la foi en la vertu des idées, de la résignation enjouée, de la bonne humeur stoïque, du plus fervent amour de la Poésie et de la Beauté. Nous revoyons votre visage. Nous entendons votre voix. La force de notre affection vous rend présent parmi nous. Pour quelques minutes nos cœurs sentent que vous êtes encore là. Ceux qui vous ont aimé, et que vous aimiez, vous y verront toujours.