Inauguration du monument élevé à la mémoire de Guez de Balzac, à Angoulême

Le 31 mai 1931

André CHAUMEIX

Inauguration du monument élevé à la mémoire de Guez de Balzac
à Angoulême

DISCOURS

DE

M. ANDRÉ CHAUMEIX

le dimanche 31 mai 1931

 

Messieurs,

L’écrivain que nous célébrons en ce jour de fête, où j’ai l’honneur de représenter l’Académie française, possède un noble titre à la fidélité de votre souvenir : il est un des fondateurs de la prose classique de notre pays. Il est venu au monde à l’époque où Henri IV était entré dans Paris et reconstituait l’unité française. Il a grandi et étudié dans ces années d’apaisement où, après tant de luttes, le pouvoir vainqueur rétablissait l’ordre dans le royaume. Il a participé avec enthousiasme au travail d’une société jeune et vigoureuse qui, libérée des troubles dont elle avait été accablée, allait se passionner pour les plaisirs de l’intelligence et pour la beauté du langage. Par toute son œuvre, Balzac appartient à l’histoire de l’esprit national. Par toute sa vie, il appartient à cet Angoûmois qu’il aimait et qui le glorifie aujourd’hui.

La mode des surnoms, qui était déjà très en faveur au début du XVIIe siècle, a voulu que Guez de Balzac fût appelé l’incomparable ermite de la Charente. Il mérita cette éminente dignité par son attachement à sa terre natale. Mais ce fut en vérité un ermite d’une nature un peu originale; bon chrétien certes, orgueilleux aussi et d’une philosophie sans inquiétude, préférant la campagne à la société, tout heureux de remplir du bruit de sa gloire littéraire la capitale d’où il se tenait obstinément éloigné. Il avait commencé par courir un peu le monde et par être un joyeux compagnon. Il avait commis l’imprudence, sans s’y attarder, de voyager en Hollande avec le poète Théophile qui n’était pas célèbre par ses vertus. Il était allé à Rome pour s’acquitter d’une mission que lui avait confiée l’archevêque de Toulouse. Il rêvait même d’obtenir un emploi du cardinal de Richelieu qu’il admirait, et ne l’ayant pas reçu, il se décida prématurément à la retraite. Il avait à peine trente ans quand il revint dans ses terres, qu’il quitta très rarement. C’était un bien jeune ermite, qui mena désormais une vie sérieuse bienfaisante et tranquille. Sa seule pénitence fut d’écrire beaucoup de lettres. Pénitence fort douce, tourment bien heureux, qui enchanta son existence et qui lui donna la célébrité.

A lui seul, Jean Guez de Balzac aurait suffi à occuper le courrier qui, une fois ou deux par semaine, assurait alors les communications entre Angoulême et Paris. Ses correspondants étaient innombrables. Il y en avait à la Cour et à la Ville, dans le Nord et dans le Midi, parfois hors de France même. Personne cependant n’avait rien à lui dire. Mais tout le inonde avait l’ambition d’obtenir une réponse. Recevoir une lettre de Balzac était un privilège. On la lisait à ses amis ; on la commentait dans les salons et dans les cercles littéraires. C’était un événement accueilli avec une attention que le scepticisme contemporain n’accorde plus aux chroniqueurs. Pour soutenir sa réputation, Balzac eut besoin de beaucoup de patience, de beaucoup de bonne humeur et de beaucoup d’esprit. Il eut surtout besoin d’être aidé par une véritable vocation : il avait la passion de bien écrire.

Merveilleux amour d’un artiste, favorisé et exalté par la puissance de la solitude ! Ce seigneur un peu rude et singulier, vieux garçon assez indifférent, qui avait médité sans indulgence sur le monde et pris très tôt la mesure des affaires humaines, a passé sa vie à la recherche des mots qui ont de la force et des phrases qui ont une ampleur harmonieuse. N’ayant pu, comme il l’avait souhaité, se mettre au service du roi et du grand cardinal, il s’est mis au service d’une souveraine immortelle qui accepte les volontaires et ne donne pas d’ordres, mais qui est d’autant plus sévère à ceux qui se consacrent, à elle : il s’est mis au service de la langue française. Et il y est resté pendant trente années sans défaillance. Ce gentilhomme campagnard est devenu un grand chasseur d’images et un excellent ouvrier en paroles. Et tandis qu’il suivait son penchant, il avait la fierté d’accomplir un travail qui satisfaisait à son goût de la grandeur.

L’époque où il a vécu a facilité son dessein. Une entreprise comme la sienne ne réussit pas sans la collabora­tion des circonstances. L’empire des mots est malaisément pénétrable, même aux audacieux. Il donne aux hommes une grande leçon de modestie. On l’administre avec sagesse, et parfois on l’améliore avec mesure. Mais on ne l’immobilise pas ; on ne le bouleverse pas davantage. Il est défendu contre la routine et contre les novateurs plus naturellement que la chose publique, plus naturellement que les arts. Entre les forces opposées et égales de la coutume et du changement, il garde son équilibre. Patrimoine commun de la nation, il est à chaque époque une tradition renouvelée. Quand un poète comme Malherbe ou un prosateur comme Balzac intervient dans son histoire avec une incontestable autorité, c’est une aventure si exceptionnelle qu’elle suffit à prolonger leur mémoire. On ne lit plus beaucoup Balzac qui survit par vingt pages bien choisies à l’usage des écoliers. Mais au bout de trois cents ans, son seul nom conserve un prestige durable et enferme un pouvoir évocateur de grands et bienfaisants travaux.

Toute une société, au début du XVIIe siècle, éprouvait le besoin d’un maître de rhétorique. Elle était lasse des guerres, des discordes religieuses, des violences. Elle n’avait pas eu les loisirs de se cultiver. Elle s’élançait, maintenant que la paix était revenue, vers la vie de l’esprit avec un enthousiasme naïf et généreux. Quelle vivante époque, si ardente, si pittoresque, si amusante ! On s’exerçait à bien parler. On se passionnait pour une expression. On montait des cabales contre un mot. On prenait autant de peine pour recruter des suffrages à un adjectif qu’on en prend de nos jours pour une élection. A l’hôtel de Rambouillet, gentilshommes, savants, poètes, abbés cultivaient l’art de vivre ensemble et de causer avec urbanité. Malherbe vieillissant disait des vers, Bossuet jeune prêchait et le grand Condé pleurait aux vers grand Corneille. Ce n’était pas seulement le règne de la politesse. C’était plus. C’était l’esprit national qui se formait, et la clarté française qui se dégageait des brumes. Tous ces beaux esprits qui se divertissaient en s’affinant préparaient le pouvoir de la langue française qui allait devenir la langue diplomatique et se répandre dans toute l’Europe.

L’histoire entière fait paraître les rapports du langage et de la politique. L’un a toujours subi les contre-coups de l’autre. Quand le dialecte de l’île de France est adopté dans tout notre pays, c’est que les ducs de France commencent de dominer. Quand la France de Philippe Auguste et de Saint-Louis apporte à l’Europe charmée la poésie sous la forme des épopées et des romans d’amour, c’est que la nation est déjà constituée. Quand le grand siècle à son aurore sent le désir de refaire ses humanités, c’est qu’après tant de dures alertes le royaume est sauvé et que notre pays se prépare à ses brillantes destinées.

Du fond de sa province, Jean Guez de Balzac a gouverné son temps par la seule excellence de son art. Ses lettres et ses dissertations passaient pour des modèles. Quand il venait à Paris, il était accueilli comme un oracle. L’Académie le recevait dès sa fondation. Les salons voulaient l’entendre. Les connaisseurs aimaient à le consulter. Mais il n’a jamais cédé à l’ivresse de ses succès. C’est de la Charente qu’il a exercé son pouvoir. Il a fait passer dans une société qui n’avait pas eu beaucoup de temps pour lire toute la substance de l’antiquité, des orateurs, des poètes et des Pères de l’Église. Il a répandu sur l’histoire, la morale et la politique ces idées générales qui ne paraissent banales que parce qu’il les a jetées depuis longtemps dans la circulation. Il a appris à mettre en ordre les pensées, à les développer et à les lier. Il a enseigné que la manière de dire les choses ajoutait aux choses que l’on dit. Il eut toutes les habiletés, sauf l’habileté suprême qui est de n’en pas avoir et de se contenter de ce recours des plus humbles et des plus illustres qui est le naturel. Prince des verbes somptueux et des périodes nombreuses, il a contribué à former la langue dont de plus grands que lui devaient se servir et il a éduqué le public qui allait bientôt les admirer.

S’il y a réussi avec tant d’éclat, c’est, je crois bien, à son long séjour dans votre région qu’il est redevable. La solitude a préservé son originalité. Les cartésiens de Paris, tandis qu’ils constituaient le style de la raison, couraient le risque d’appauvrir la langue. A force de la réduire à des signes clairs et distincts exprimant le vrai, ils étaient amenés à une sorte d’algèbre, qui contente l’entendement; mais dont l’art limpide est dénudé. C’est l’œuvre propre de Balzac d’avoir maintenu de la fantaisie, de la couleur, des images. Par sa phrase parfois pompeuse, mais toujours sans sécheresse, il a tenté d’accorder la raison et la beauté. C’est qu’il avait eu les loisirs dans sa demeure provinciale de méditer sur la noblesse oratoire des œuvres anciennes. C’est aussi, c’est surtout qu’il est resté en contact avec les choses réelles. Il eut la chance de ne jamais oublier le monde sensible, et pour un styliste comme pour tout artiste, c’est un grand bonheur de ne pas vivre loin de la nature. Il a parlé avec beaucoup d’agrément de ses bois, de ses prairies de tulipes et d’anémones, du canal, refuge des cygnes, près duquel il venait rêver, et de ces chants du printemps, où dit-il, il y a autant de différence de rossignol à rossignol que de poète à poète. Son secret n’est pas tout entier dans les livres ni dans la grammaire. Il est dans l’amitié rafraîchissante qu’il a entretenue avec les plantes, les arbres et la terre de l’Angoumois. En fêtant ici, dans son pays natal, l’écrivain qui est une de vos gloires, nous avons le sentiment d’honorer aussi ce qu’il y a le plus aimé, la langue française, et la province qui fut en vérité la nourricière de son talent.