Allocution à l'occasion de la mort du maréchal Joffre

Le 8 janvier 1931

Jules CAMBON

ALLOCUTION PRONONCÉE PAR

M. JULES CAMBON
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

A L’OCCASION DE LA MORT DU MARÉCHAL JOFFRE

le jeudi 8 janvier 1931

 

Messieurs,

Le maréchal Joffre est mort. La France est en deuil. La nation tout entière ressent douloureusement la perte de ce grand Français, mais, dans ce deuil universel, notre Compagnie est directement atteinte.

L’Académie s’est toujours fait honneur d’appeler à elle les hommes qui ont rendu service au pays : c’est ainsi qu’en 1918, elle fit accueil au maréchal Joffre. Nous étions heureux et fiers de le voir parmi nous. Et lui, de son côté, aimait l’Académie. Assidu à nos séances, il suivait nos travaux avec un intérêt marqué. Nous l’avons vu, il n’y a pas encore longtemps, assis à sa place accoutumée, silencieux, attentif et toujours aimable à tous.

Je ne dirai qu’un mot de sa carrière militaire qui s’était poursuivie au loin, car il fut un des bons ouvriers de l’œuvre coloniale de la France. On l’avait vu à Formose, près de l’amiral Courbet : en Afrique, sur le Niger. Après le massacre du lieutenant-colonel Bonnier qui avait conquis Tombouctou, il avait occupé cette ville et y avait établi définitivement notre domination. A Madagascar, avec Gallieni, il avait créé et organisé notre station navale de Diego-Suarez. Enfin, en 1911, il fut nommé major général de l’armée. Le moment était difficile : c’était l’heure où l’Allemagne, par l’envoi du Panther à Agadir, commençait de nous faire pressentir ses vrais desseins. Joffre opposait aux menaces de notre adversaire le calme d’une volonté forte et, lorsqu’en 1914, l’Allemagne se découvrit tout à fait, il présida à la mobilisation, qui fit autant d’honneur au patriotisme de la nation qu’à l’esprit d’organisation des chefs qui l’avaient préparée. Enfin, à la tête de nos armées, il dirigea, la retraite après la défaite de Charleroi : ainsi, il put reprendre en main l’armée et préparer la manœuvre qui aboutit à la victoire de la Marne. On a souvent parlé du calme extraordinaire qu’il montrait aux moments mêmes où tout semblait désespéré. Il avait cette force de volonté qui en impose même à la fortune.

Alors, la France put respirer, mais, au premier moment, ne se rendit pas compte des conséquences de cette victoire, et lorsque, plus tard, elle en comprit la grandeur, il se trouva des esprits chagrins pour en disputer la gloire au chef qui l’avait remportée. Ceux qui chicanaient ainsi, ne savaient pas ce que c’est que le commandement. Le commandement, c’est la décision; c’est elle qui crée la responsabilité ; c’est à elle que doit aller la gloire du succès, comme la honte de l’échec. — Au reste, en France, il en a toujours été ainsi. Après Denain, dans les antichambres de Versailles, on contestait à Villars qui, lui aussi, fut de l’Académie, l’honneur d’avoir vaincu. Tout le monde, et même le curé d’un village voisin, avait eu l’idée de la bataille ; seul, Villars n’y avait pas pensé. Napoléon a clos le débat, lorsqu’il a écrit : « Villars, à Denain, a sauvé la France. » Il aurait dit aujourd’hui : « Joffre, sur la Marne, a sauvé la France. »

Joffre supporta l’injustice de ces jugements avec la même force de caractère qui lui avait permis de diriger sans s’émouvoir la retraite de notre armée sur la Marne. Son silence n’était pas du dédain, mais il détestait de parler de lui-même. Il souffrait au fond de son cœur, mais il voulait se taire.

L’extrême simplicité de son allure exprimait sa profonde modestie, et cette modestie même était vraiment la mesure de sa grandeur. J’en puis apporter le témoignage personnel : En 1914, peu de jours après mon retour d’Allemagne en France, et comme la bataille de la Marne venait d’être gagnée, j’allai voir le général Joffre, à Chantilly. Je lui fis compliment de sa victoire : « Ne me félicitez pas, me répondit-il. C’est von Kluck qui a perdu la bataille. Ce n’est pas moi qui l’ai gagnée. » Parole remarquable assurément, au lendemain d’un succès dont tant d’autres auraient été enivrés.

Pendant la guerre, nos ennemis admiraient Joffre et peut-être nous l’enviaient. — Dans une lettre que m’écrivait de Berlin la princesse Radziwill, à la fin de décembre 1914, et qui me parvint par une voie détournée, elle me parlait du général Falkenhayn, qui avait succédé au général de Moltke : « On ne trouve pas, me disait-elle, que Falkenhayn obtienne de meilleurs résultats que son prédécesseur », et elle ajoutait : « L’autre jour, entendant un personnage haut placé se plaindre de la faiblesse des généraux de ce pays, quelqu’un lui répondit : « Pourquoi vous plaignez-vous ? Faites Joffre prisonnier et vous en aurez un de premier ordre. » On rend partout ici, à Berlin, justice à Joffre, du haut en bas de l’échelle. Le Grand État-Major le cite et proclame qu’il n’a pas fait jusqu’à présent une seule faute de tactique. » Il est bon d’enregistrer ces témoignages venus de ceux-là mêmes qui pourraient se croire justifiés d’être injustes.

Aujourd’hui, la mort est venue, qui met tout, les hommes et les choses, en leur vraie place. L’émotion publique parle plus haut que les critiques, les réserves et les commentaires. Le peuple se souvient, et se souviendra toujours du héros qui l’a sauvé.

La figure du maréchal Joffre restera dans l’Histoire comme celle d’un homme au cœur patriote, à l’âme ferme, qui fuyait les indiscrétions vulgaires, et qui sacrifiait tout, même ses justes susceptibilités, au bien du pays. A l’heure décisive, il a montré que, de toutes les vertus d’un chef, le caractère est la plus haute et la plus efficace. Dans la grande famille militaire, il n’était pas de ceux qui cherchent l’éclat et le panache. Comme un Catinat ou un Drouot, il ne voulait que servir.

Tant qu’il y aura une France, sa mémoire sera chère aux Français, comme celle d’un grand soldat et d’un bon citoyen.