Cérémonie du centenaire de la Société des Gens de Lettres, dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne

Le 31 mai 1938

Georges LECOMTE

CÉRÉMONIE DU CENTENAIRE DE LA
SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

DANS LE GRAND AMPHITHÉATRE DE LA SORBONNE
Le mardi 31 mai 1938

DISCOURS

DE

M. GEORGES LECOMTE
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Monsieur le Président de la République,
Monsieur le Ministre,
Monseigneur ([1]),
Messieurs,

C’est tout un siècle d’efforts pour l’indépendance et la dignité des écrivains, pour la sauvegarde de leurs droits moraux et de leurs intérêts matériels, c’est-à-dire pour le renom et l’influence de notre littérature nationale, que la Société des Gens de Lettres de France célèbre solennellement aujourd’hui.

L’Académie française, son aînée de deux siècles dans la défense et la propagation de notre langue, apporte avec plaisir son hommage à cette cadette si frémissante de jeunesse, si active et si vivante.

Depuis sa création la plupart des membres de notre Compagnie ont appartenu à votre Société. A tous les moments de ce siècle un grand nombre d’entre eux ont siégé dans vos comités directeurs ou même les ont présidés.

Ayant par eux collaboré à cette œuvre, mieux que d’autres peut-être, nous en pouvons apprécier les difficultés, les mérites, les heureux résultats, reconnaître la sagesse des idées et des méthodes qui vous ont permis de les obtenir.

Elles ont peu à peu valu à la Société des Gens de Lettres une autorité morale qui a singulièrement accru votre puissance d’action pour des conquêtes légitimes.

La puissance de la Société des Gens de Lettres vient d’abord de son indépendance, que vous vous êtes toujours fait un devoir et un honneur de préserver : indépendance à l’égard des Pouvoirs publics tout en ayant avec eux les bonnes relations nécessaires à l’accomplissement de votre tâche ; indépendance à l’égard de toutes les Académies, des écoles et groupements littéraires, de tous les partis politiques. C’est le principe même de votre force.

Elle est faite aussi de votre perpétuel rajeunissement, du constant afflux d’un sang nouveau qui vivifie cette déjà vieille maison des Lettres. Pas un talent qui soit tenu à l’écart. Pas une idée qui soit proscrite. Pas un genre de littérature qui ne soit accueilli. Tout écrivain, à la condition qu’il se présente à vos suffrages avec des livres offrant quelque intérêt, obtient chez vous droit de cité. C’est ainsi que, dans vos assemblées et conseils, deux ou trois générations, parfois différentes d’esprit et de tendances, collaborent à l’œuvre commune.

De là, dans les vues et dans les efforts, cette continuité qui frappe les observateurs de votre action et qu’on souhaiterait de voir partout en France. A la Société des Gens de Lettres les anciens n’ont pas de méfiance à l’égard des nouveaux venus, qu’ils font au contraire bénéficier de leur expérience, et les jeunes ne méconnaissent ni le labeur ni les heureuses réalisations de leurs aînés. Si parfois quelques-uns d’entre eux arrivent dans les Assemblées générales ou dans les Comités avec la conviction qu’avant eux on n’a rien réformé, ou avec des idées qu’ils croient nouvelles, ils ne tardent pas à s’apercevoir qu’on les a étudiées maintes fois et que, si on les a écartées, c’est parce que leurs inconvénients et leurs risques l’emportent trop certainement sur de problématiques avantages.

L’autorité morale et la force de la Société des Gens de Lettres résultent aussi de ce que ses revendications ne furent jamais égoïstes. Elle ne les a formulées qu’en tenant compte des intérêts généraux de notre pays. Sans sortir de son rôle elle a toujours mis son amour-propre à se mêler, dans les manifestations solennelles ou dans les heures tragiques, à la vie nationale. Aussi a-t-on pris l’habitude d’écouter et même de réclamer sa voix partout où elle a quelque raison de se faire entendre.

Enfin sa force, que personne ne conteste, est l’heureux effet de l’union qu’elle s’applique à maintenir entre tous ses membres. Tel est le premier devoir de ses Comités et de ses présidents. En des années de graves discordes à travers notre pays, l’un de ses meilleurs Présidents, M. Marcel Prévost, réussit à l’en préserver. Et, durant la grande guerre, dans un de ses plus retentissants articles, l’un des nôtres qui fut aussi des vôtres, Maurice Barrès, salua la Société des Gens de Lettres comme « un ardent et noble foyer d’union nationale ». Dans la paix, où la concorde est si nécessaire, vous continuez, par vos actes et l’esprit qui les détermine, à mériter ce juste éloge.

Aussi, soutenue par le sentiment d’une autorité et d’une force noblement acquises, avec quelle clairvoyance, quel à propos la Société des Gens de Lettres a reconnu en certaines inventions récentes — le cinématographe, la radiophonie par exemple — des modes nouveaux d’expression littéraire et tout de suite fait établir sur eux le droit des auteurs ! Avec quelle ferme et persévérante volonté elle a su accroître son patrimoine corporatif, ses ressources annuelles qui lui permettent — bien insuffisamment encore — d’aider les écrivains vieillis, malades ou malheureux, leurs veuves, leurs orphelins.

Complétant son organisation si bien conçue et solide, elle a créé le Syndicat des Gens de Lettres, — agile torpilleur au flanc du vaisseau de haut bord, — qui lui permet d’ester en justice, son Denier des Veuves pour le soulagement des infortunes solitaires, enfin la Société des Amis des Lettres qui accroîtra vos ressources de bienfaisance jusqu’au jour, prochain je l’espère, où sera votée la loi sur le Domaine public payant, auquel M. Jean Vignaud, fidèle mainteneur d’une longue tradition, a fait allusion dans son beau discours, et qui, sans rien coûter au Trésor public, facilitera le travail des écrivains vivants grâce à une taxe tout à fait minime, après l’extinction du droit de propriété littéraire, sur chaque exemplaire vendu des livres des écrivains morts depuis la reconnaissance ]égale de la propriété littéraire.

Cette généreuse idée, exposée au Congrès littéraire de 1878 par Victor Hugo, reprise plus tard par Stéphane Mallarmé et soutenue depuis soixante ans par tous les Présidents de la Société des Gens de Lettres, avait séduit M. Gaston Doumergue qui, ministre de l’Instruction publique en 1908, nomma une commission pour son étude. Et, après une campagne particulièrement vigoureuse de trois années pour son adoption, elle inspira un projet de loi à M. Edouard Herriot qui voulut établir par lui une efficace solidarité entre les diverses générations littéraires et qui, malheureusement, quitta le ministère de la rue de Grenelle sans avoir eu le temps de faire voter par les Chambres ce texte si favorable à l’éclosion des œuvres nouvelles.

Vous servez encore les Lettres par le très vif intérêt que vous portez aux littérateurs des autres pays. Particulièrement attentifs à l’œuvre des auteurs étrangers qui écrivent leurs livres en langue française et méritent la sympathie de votre Société comme ils ont droit à la nôtre, vous avez noué et vous entretenez de précieuses relations avec les écrivains du dehors et avec les associations similaires qui les groupent. En leur montrant une curiosité compréhensive et sensible pour leurs ouvrages, en recherchant les occasions de faire apparaître votre esprit de justice à leur sujet, vous suscitez les élans d’équité qu’ils peuvent avoir à l’égard des Lettres françaises. Et ainsi, à une époque où d’incessants orages grondent Sur le monde en émoi, vous contribuerez par ces échanges intellectuels à y mettre un peu de sérénité et d’apaisement. Quelle noble tâche, quelle haute conception de votre rôle !

Par ses efforts pour sauvegarder la propriété littéraire, pour assurer aux écrivains la légitime récompense de leur travail et pour en améliorer les conditions, par son souci des littératures étrangères et son désir d’en reconnaître les mérites, la Société des Gens de Lettres de France sert noblement, sans égoïsme, la cause de l’esprit et de la paix que jamais il ne fut plus nécessaire de défendre.

En un temps de régression vers la violence, où un orgueilleux appétit de domination et de conquête semble renaître, où retentissent trop de paroles haineuses, où l’on ne nous offre guère que des spectacles de destruction et de force brutale, où la liberté et la dignité des peuples comme celles des hommes sont menacées, la Société des Gens de Lettres contribue, par les moyens qui lui sont propres, à faire entendre la voix française. Cette grande voix est humaine, généreuse, pacifique. Elle ne demande que le respect de la vie, de la liberté, des croyances, que l’accord des nations et des races, que le règne de l’intelligente douceur.

La Société des Gens de Lettres a raison de penser que la Civilisation ne peut être sauvée que par l’Esprit, la Justice et l’Amour.

 

[1] Son Exc. le Nonce, Mgr Valerio Valeri, doyen du Corps diplomatique.