Centenaire de la translation des cendres de M. de Montyon, à l'église Saint-Julien-le-Pauvre à Paris

Le 26 mai 1938

Henry BORDEAUX

Centenaire de la translation des cendres de M. de Montyon

A L’ÉGLISE SAINT-JULIEN LE PAUVRE
le 26 mai 1938

DISCOURS

DE

M. HENRY BORDEAUX
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Messieurs,

Ernest Renan disait que si la vertu était un bon placement, il y a longtemps que les financiers l’auraient découverte. Mais il ajoutait : « Il y a un jour dans l’année où la vertu est récompensée : » Une fois l’an, en effet, l’Académie, dans une séance publique et solennelle, distribue des prix aux œuvres de bienfaisance et aux actes de dévouement et de sacrifice. A cette occasion, l’orateur désigné prend généralement la liberté d’un petit développement personnel approprié à son caractère et à son talent et dans lequel il aura quelque chance de briller. Paul Bourget, retrouvant l’accord entre la tradition et l’observation, définira la vertu « une production d’énergie bienfaisante » reconnaissable à sa valeur réparatrice, à son pouvoir constructeur. Maurice Barrès, après avoir tracé une esquisse des variations de l’idée de vertu à l’Académie, conclura par ces mots : « C’est en vain que des aliénés essaient de corrompre nos sources d’honneur et de courage. Si nous devions mourir, ce serait de la sottise de nos gens d’esprit. Mais nous serons sauvés par les simples et les muets. » René Bazin trouvera l’explication de la France dans ces actions de sacrifice obscur qui portent une marque religieuse. M. Maurice Donnay définira la vertu par des exemples : « On dit qu’elle est monotone, confessera-t-il, mais non, ce sont les rapports qui sont monotones. » M. Marcel Prévost s’irritant, en bon mathématicien, de l’impression décourageante du mot : vertu, prendra un plaisir de casuiste à souligner ses contradictions avant d’exalter la bienfaisance. Henri de Régnier ira chercher dans le XVIIe siècle qu’il connaissait si bien, dessus et dessous, une historiette de Tallemant des Réaux sur un certain M. de Bautru qui ressemblait à ses personnages et qui, bien que mécréant ; saluait une procession, ce qui lui valut, d’un ami, une allusion ironique à ses relations avec Dieu : « Oui, répliqua ce Bautru, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas. » Enfin, le charmant Robert de Flers, car il faut toujours finir par clore une liste, — se trouvant trop seul pour mettre en scène la vertu, fit dans son amour du théâtre surgir un deuxième personnage et campa en face de lui-même M. de Montyon en personne, afin de pouvoir animer l’action par le dialogue.

Car M. de Montyon fut le premier donateur. Né en 1733 et décédé en 1820, intendant de province, écrivain médiocre, son nom serait oublié s’il n’avait accompli ce geste charitable et impérieux d’inviter, par le moyen d’une donation de 12 000 livres, l’Académie française à récompenser et proposer en exemple un acte de vertu. Sa fondation s’accompagnait de quelques obligations impératives, dont la principale était la lecture d’un discours contenant l’éloge de la personne couronnée. Ce discours ne devait pas durer plus d’un quart d’heure. Sage prescription qui n’est plus suivie.

Le premier qui fut prononcé provoqua un grand éclat. Bachaumont raconte que, parmi l’élégante assistance, on remarquait dans la tribune du directeur « une femme de trente-cinq à quarante ans, assez laide, vêtue en ouvrière endimanchée, accompagnée d’autres femmes et hommes du même genre, groupés autour comme ses parents, ses amis et ses camarades, et cependant la faisant distinguer par l’espèce de vénération qu’ils lui portaient... » Le directeur de l’Académie française était alors l’archevêque d’Aix, Mgr Boisgelin de Cussé qui expliqua assez pesamment pourquoi le choix de la Compagnie s’était porté sur cette dame Lespalier, garde-malade qui, appelée auprès d’une pauvre femme alitée, lui avait consacré « des services aussi tristes qu’assidus », la secourant dans sa misère et risquant de lui prendre son mal. La dame Lespalier avait eu trois concurrents : le premier un nommé Damesagne qui, passant sur un quai dans l’hiver de 1781, vit « deux enfants enfoncés sous la glace sur laquelle, ils jouaient, s’y précipita tout habillé et les retira de la rivière au péril de sa propre vie. » ; la deuxième, une portière, qui avait « partagé sa demeure, son grabat et sa subsistance avec une femme forcée de sortir de l’hôpital comme incurable et qui l’a si bien soignée et consolée qu’elle l’a rappelée à une santé parfaite » ; la troisième, enfin, une dame Mente « qui, chargée d’une nombreuse famille, a adopté un enfant délaissé et l’a mis au rang des siens, auxquels elle avait peine à donner les secours nécessaires ».

Sur quels principes l’Académie s’est-elle appuyée pour faire un choix ? Bachaumont va nous le dire : « L’Académie a trouvé que le premier trait était isolé et pouvait partir d’un mouvement d’enthousiasme héroïque qui n’est pas toujours le signe certain d’une âme vertueuse et constamment habituée à faire le bien. Celui de la portière ne s’est pas trouvé, au contraire, au degré de bienfaisance le plus élevé : elle ne donnait en quelque sorte que son superflu, d’ailleurs c’était à son amie qu’elle accordait du secours. La femme Mente, déjà singulièrement exaltée dans les journaux et enrichie des dons du public, n’a pas paru susceptible du prix pour cette raison. C’est donc à la nommée Lespalier qu’il a été décerné. Son action a paru aux juges avoir toutes les qualités nécessaires pour le mériter : — 1° elle l’a exercée envers une inconnue ; — 2° elle l’a exercée longtemps ; — 3° demandée par des gens qui l’auraient bien payée et auxquels elle avait des obligations, elle a résisté à tout ce que la reconnaissance et son intérêt personnel lui dictaient, parce que ces personnes étaient en état de se procurer d’autres garde-malades, et que la dame auprès de qui elle était courait risque de périr sans secours ; — 4° non seulement elle lui a prodigué son temps et ses soins, mais aussi son propre pécule, achetant de son argent les médicaments et douceurs que la détresse où était la malade ne lui permettait pas de se procurer... »

Quelle casuistique savante de la charité ! Il eût fallu les récompenser tous les quatre. L’exemple de M. de Montyon a été suivi dans tout le cours du XIXe siècle, il l’est encore, et il ne se passe pas d’année, ni même de trimestre, où l’Académie ne reçoive de nouveaux legs destinés à couronner des actes de vertu. Le nom de M. de Montyon est devenu symbolique parce qu’il fut le premier donateur. Du temps où Sainte-Beuve célébra la vertu (1865), les largesses de l’Académie atteignaient annuellement 25 000 francs. Elles montaient à 75 000 francs au temps de Jules Lemaître (1900). Quand je prononçai à mon tour le discours annuel (1928), elles s’élevaient à cinq millions et demi, dont plus de quatre provenant de la fondation Cognacq en faveur des familles nombreuses. Elles dépassent aujourd’hui six millions. Et ce n’est guère. Car je ne sais pas de lecture plus émouvante que celle des dossiers qui sont remis au rapporteur pour la préparation de son discours.

Vous rappelez-vous à Assise la fameuse fresque de Giotto, qui représente le mariage de la Pauvreté et de saint François. La Pauvreté est une femme vêtue de haillons, mais blanche et claire avec un visage émacié et translucide. Elle n’offre pas la main. Jésus la prend et la met dans celle de François qui, grave, sérieux, concentré, regarde sa fiancée avec recueillement, presque avec peur. Il ne l’accepte pas d’amour seul, mais de volonté. Personne ne recherche la main de la pauvreté. Quand j’ai dû, pour mon discours sur les prix de vertu, m’approcher d’elle, je m’attendais à trouver cette main glacée. Et son contact m’a brûlé. Pauvreté qui est la soumission aux épreuves de la vie, les temporelles et les spirituelles, à l’anxiété du pain quotidien, à la solitude morale, à la maladie, à l’humiliation, à l’abandon, à la vieillesse, à la mort. Pauvreté volontaire qui est le détachement, qui est le sacrifice, qui est le renoncement, pauvreté de celui qui se dépouille et de celui qui reçoit, pauvreté de ceux qui donnent leurs biens, leurs bras, leur cœur, leurs années, leur printemps, leur santé, leurs forces, leur vie..., toutes ces pauvretés unies font une richesse que la plus royale aumône ne peut égaler. C’est donc un grand honneur pour l’Académie de montrer chaque année, non pas un étalage de misère et de souffrance, mais l’accroissement continuel d’un patrimoine de bonté et de beauté, de noblesse, de grandeur et d’esprit de sacrifice. Il est équitable de le mettre en regard des crimes et des aberrations à quoi les journaux font une place excessive.

Ce grand rôle imposé à l’Académie française est dû à l’initiative généreuse du baron de Montyon. L’Académie, en ma personne, vous remercie de l’avoir conviée à cette cérémonie qui, par un décret providentiel, devait se passer à Saint-Julien le Pauvre, comme pour nous rappeler la noblesse de la misère humaine.