Rapport sur les concours de l'année 1942

Le 17 décembre 1942

Georges DUHAMEL

SÉANCE ANNUELLE
du jeudi 17 décembre 1942

Rapport sur les concours littéraires

de M. Georges DUHAMEL
Secrétaire perpétuel

 

 

Pour la troisième fois depuis le début des épreuves qu’endure notre patrie, l’Académie tient, dans le deuil et le particulier, cette séance annuelle, consacrée à la proclamation de nos prix. L’an dernier, à pareille époque, M. Bellessort, dont ce fut parmi nous l’une des ultimes actions, nous disait que l’année 1941 avait été moins féconde que les précédentes en ouvrages littéraires, ce qui ne pouvait étonner personne. Puisque vous m’avez confié le soin d’accomplir les vœux de l’Académie et d’enregistrer ses actes, j’aimerais, vous présentant le rapport d’usage sur les concours littéraires, à vous faire part de certaines réflexions que nos concours m’ont inspirées.

Pendant les amères saisons qui viennent de s’écouler, j’ai pris part, assidûment, comme représentant des auteurs, aux travaux d’un organisme créé nouvellement et que l’on nomme Conseil du livre. Cet organisme, dont les attributions sont consultatives, n’a point qualité pour répartir le papier entre ceux qui en ont besoin ; il donne toutefois son avis sur la manière générale dont il conviendrait de satisfaire à ces besoins. Or, sachez-le, Messieurs, la quantité de papier allouée à l’édition, dans les derniers trimestres, été forcément faible, au regard de ce qu’absorbent la presse, l’administration et les autres usages. Cette quantité, en définitive, se trouve partagée sous un assez grand nombre de titres, puisqu’il faut, à proportion de nos ressources, faire la part des éditions scolaires ou classiques, des publications religieuses, des livres populaires, des ouvrages de technique, de droit, de médecine, des volumes d’art et enfin de la culture générale ; et c’est dans cette dernière catégorie que prennent place les éditions littéraires. La ration des belles lettres est médiocre. Si la disette continue, il est à craindre de voir cette ration de plus en plus sévèrement mesurée. Les difficultés de transport ne laissent pas de compliquer le problème, car le destin de la pensée, dans notre monde malheureux, semble de plus en plus soumis aux véhicules que cette pensée doit emprunter et donc à l’industrie qui détient les instruments propres à la diffusion de cette pensée. Ces graves problèmes, et quelques autres qu’il n’y a pas lieu d’aborder ici, forment, pour l’observateur, de poignants objets d’inquiétude. Il est possible que, l’an prochain, les publications soumises à notre jugement se trouvent en nombre fort réduit, ce qui, comme j’aurai l’honneur de vous le dire tantôt, ne simplifierait d’ailleurs pas la tâche de l’Académie, cette tâche étant de veiller sur les lettres en apportant à cette vigilance d’autant plus de rigueur que le péril est plus grand.

Devant l’ensemble de ses tâches, l’Académie pourrait présentement se sentir affaiblie : elle a perdu neuf de ses membres. Nombre d’entre les vivants sont tenus loin de Paris. La consternation générale, on le croira sans peine, risquait d’aggraver ces manques et de décourager nos efforts. Messieurs, il n’en est rien, je suis heureux de le reconnaître, de vous en louer, de vous en remercier. Dans une retraite austère mais chaleureuse et laborieuse, l’Académie, ressaisie de tous ses devoirs, a fait de son mieux pour les remplir avec exactitude. Ceux de nos confrères qui sont en mesure d’assister à nos séances y ont été assidus et actifs. La pensée des absents est parmi nous, sur nous. Les avis qu’ils veulent bien nous faire tenir sont toujours accueillis avec reconnaissance et quand ils n’ont pas le temps de nous exprimer ces avis, nous aimons de les imaginer selon toute vraisemblance et de régler nos comportements sur ces prudentes supputations. Ainsi l’Académie se trouve-t-elle en mesure de jouer son rôle et de persévérer dans ses fonctions. Même en ces jours difficiles, elle s’emploie aux travaux de son dictionnaire, au service des belles-lettres, aux œuvres de charité. Dans la confusion des événements et des idées, l’Académie ne laisse pas de contribuer, par sa seule présence, à maintenir dans la nation un équilibre moral dont on concevrait l’importance s’il se trouvait jamais tout à fait compromis.

Quand il m’arrivait jadis, dans l’ignorance où j’étais de vos transparents mystères, de songer aux occupations de l’Académie, j’entrevoyais d’abord, comme tout le monde, ce fameux dictionnaire qui fut, à l’origine, un des objets de la Compagnie et qui demeure le plus familier de ses soucis. Je peux, aujourd’hui, mesurer la part considérable que tiennent, dans votre labeur, les œuvres de charité, d’une part et, d’autre part, le service des lettres.

Ce n’est pas sans artifice que l’on assimilerait la république des lettres aux groupements que forment les gens des métiers mécaniques ou même les hommes de certaines professions dites libérales. Ces groupes se sont constitués pour défendre, nous assure-t-on, les intérêts communs à une catégorie d’individus contre les empiétements et les privilèges de certaines collectivités. Il existe, au premier regard, une sorte d’intérêts communs à tous les gens qui tiennent une plume. Ce sont des intérêts temporels, remis, jusqu’ici, dans l’ensemble, à certaines sociétés qui font le nécessaire pour que ces intérêts soient respectés et servis. Il existe encore un intérêt commun, semble-t-il, à tous les gens qui tiennent une plume, c’est l’intérêt de l’art littéraire ou mieux l’intérêt de l’esprit. Mais, dès que l’on en vient, à prononcer ces mots redoutables, on voit se manifester, entre les membres de notre corporation, des divergences de vues qui ont bien des chances de prendre sans retard tous les caractères de braves conflits. L’art littéraire, comme tous les autres arts, vit de liberté et d’oppositions fécondes. Les bienfaits qu’il peut retirer de la discipline collective sont peu de choses au prix des dommages que cette même discipline menace de lui causer. Les associations processionnelles ont, jusqu’ici laissé leurs membres dans un état de parfaite indépendance : elles se sont même et surtout interdit d’exercer, sur ces membres, une autorité ayant le caractère d’une juridiction. Nous savons bien, et c’est une expérience historique, nous savons que presque tout ce qu’il y a de grand dans les lettres, tout ce qui, dans les lettres, est admirable, fécond et de haute conséquence tomberait fatalement sous le coup d’une telle juridiction si elle se trouvait instituée avec une trop grande rigueur.

Ayant considéré cet état de la société littéraire, j’admire plus que jamais la sagesse de l’Académie. Elle a été créée expressément pour le service de la langue et des lettres. Priée, dès le début, d’avoir à faire œuvre critique en se prononçant dans la mauvaise querelle du Cid, elle ne s’y plia pas sans répugnance et, par la suite, s’abstint de compromettre son pouvoir en de telles aventures. Elle se contente aujourd’hui de récompenser, de distinguer, d’encourager et de secourir. Messieurs, c’est un très beau rôle. Il devrait faire l’accord de tous les bons esprits et ne récolter que des louanges. Il a, tout au contraire, soulevé parfois des blâmes. Ce grand effort de compréhension et d’équité n’a souvent obtenu qu’un loyer d’amertume et d’ironie. Il n’est donc pas inutile d’ouvrir une fois de plus le débat et d’examiner, en toute bonne foi, la question des prix et celle des concours.

« C’est un métier que de faire un livre », mais ce n’est pas toujours un état. L’art des lettres exige maintes expériences ; il suppose des faux-pas, des erreurs ; il aime les loisirs féconds, les progrès dans l’ombre, les longues attentes, les ébauches, les rêveuses tentatives et les recommencements. L’écrivain qui se trouve ou qui se croit marqué du signe jouit bien rarement des assurances matérielles qui lui permettent d’attendre les faveurs d’un public nombreux ; ces faveurs ne sont pas éternelles ; le talent, même efficace et fécond, connaît des défaillances, des syncopes, des traverses de toute nature. Les hommes qui consacrent leur effort à la création littéraire ont souvent besoin d’un assentiment, d’un témoignage de confiance, d’estime, d’admiration, d’une marque publique de respect et aussi d’un supplément de ressources, d’une aide au moins momentanée qui soit de nature à leur per mettre de franchir un mauvais pas, de se confirmer dans quelque hautaine certitude, de porter une fois de plus leur ouvrage sur le chantier.

Cette fonction d’assistance, jadis remise au bon plaisir du prince, qui, du moins, la remplissait souvent, et parfois même de manière éclairée, a été, pendant le XIXe siècle et le début du XXe siècle, abandonnée à l’inspiration des particuliers. Nombre d’entre eux, qui souhaitaient d’aider les lettrés et qui n’avaient ni le temps ni les lumières nécessaires pour s’y employer eux-mêmes, ont, par leurs donations ou leurs dispositions testamentaires, mis l’Académie en mesure de remplir ce rôle que je viens d’appeler le rôle du prince. Les biens dits de main-morte ont le grand avantage de ne point subir les prélèvements successifs du fisc, puisqu’ils ne changent point de possesseurs. N’étaient les conversions et les dévaluations, les biens dont l’Académie dispose pour le service des lettres iraient sans cesse croissant, l’Académie pourrait étendre ainsi le champ de son activité et accorder aux écrivains une aide morale et matérielle chaque année plus considérable. Or ces biens, dont l’Académie accepte d’être la dépositaire, suivent le sort de tous les biens, en ce monde incertain. C’est dire qu’ils sont périssables, c’est dire qu’ils s’effritent et ont tendance à s’évanouir. Du moins l’Académie fait-elle tout le possible pour employer ces biens avec discernement et générosité pendant qu’elle les détient.

On ne nous a jamais épargné les conseils en ce qui touche l’attribution de nos prix. Ce qui frappe l’observateur, dans les opinions manifestées au sujet de l’Académie, c’est la grande ignorance que nos censeurs montrent de notre histoire, de nos pouvoirs et de nos devoirs. La plupart d’entre eux prennent la partie pour le tout et confondent l’Académie française avec l’Institut de France, par exemple, ou marquent d’une manière ou d’une autre qu’ils n’ont jamais lu nos règlements, ni consulté des textes propres à éclairer leur satire.

Les uns vont disant que nos prix sont trop nombreux, d’autres que ces prix sont parfois de trop faible importance, d’autres encore estiment devoir critiquer l’attribution qu’en fait la Compagnie. La plupart de ces juges, n’ayant jamais feuilleté notre annuaire, par exemple, ignorent que le premier devoir de l’Académie est de respecter la volonté des donateurs et des testateurs. Le texte de nos fondations, dans la plupart des cas, est étroit et précis. L’Académie fait de son mieux pour s’en accommoder et ce n’est pas toujours facile. Ces fondations sont nombreuses. Leur nombre, nonobstant les critiques, augmente sans cesse, car le crédit de l’Académie n’est pas en décroissance. A tous ces prix auxquels l’Académie ne peut rien modifier, elle a, de son propre mouvement, ajouté certains prix annuels et réguliers, comme le grand prix de littérature et le prix du roman. Elle décerne, chaque année, en nombre variable, des récompenses auxquelles elle donne le nom de prix d’Académie et, ce faisant, elle a le sentiment d’oublier peut-être encore des auteurs dont le talent méritait un laurier, des ouvrages dont la valeur devrait obtenir une mention.

Même proclamés clairement, comme il se doit, par tous les moyens de la presse actuelle, ces prix ne sauraient suffire à fonder, du jour au lendemain, une réputation, et c’est heureux. Le propos de l’Académie, en décernant ses récompenses, n’est pas de livrer un auteur aux forces démoralisantes de la publicité moderne. L’Académie souhaite d’honorer un talent, de saluer une longue patience de désigner à l’attention des lettrés un livre remarquable et, ce faisant, d’apporter aussi aux hommes d’études un témoignage temporel de sa considération.

C’est une fonction qui demande un notable et loyal effort de lecture et de discernement. Qu’on veuille bien consulter nos palmarès pour ces dernières années et l’on sera sans doute surpris de voir y figurer un grand nombre de noms que nos censeurs ne s’attendraient pas à trouver là et qui appartiennent aux disciplines littéraires les plie variées, parfois les plus ésotériques. Il est peu d’écrivains de mérite qui, dans ces derniers temps, n’aient reçu de l’Académie une marque de sympathie, de déférence, d’amitié.

Dans le discours qu’il prononçait, il y a quelque quinze ans, au moment de prendre place parmi vous, Paul Valéry vous a peint, en quelques mots, avec une parfaite précision, « ces petites églises où les esprits s’échauffent, ces enceintes où le ton monte, où les valeurs s’exagèrent » et qui, dit justement notre confrère, saut « de véritables laboratoires pour les lettres » ; il nous a montré « ces imperceptibles groupes longtemps fermés, longtemps impénétrables, bafoués, fiers de l’être, et avares de leurs clartés séparées ». L’Académie n’est en aucune manière comparable aux laboratoires où s’accomplit cette chimie très mystérieuse. L’Académie, qui n’est point composée entièrement d’écrivains, n’est pas un lieu d’expérimentations et de tentatives. Elle laisse à ses membres une parfaite liberté d’action, dont il est bien évident qu’ils usent à leur fantaisie ; mais, réunie en corps, elle n’oublie pas son objet qui est de veiller sur certaines traditions, de peser certains usages, d’entériner ou de rejeter certains jugements et de servir enfin les lettres en servant les écrivains.

Messieurs, je ne prononce pas cette phrase au hasard et par une pure rencontre de mots. Elle soulève une étrange question qui est de savoir si l’on peut aimer le composé sans aimer les composants. Une dame que j’eus le plaisir de rencontrer jadis à Marrakech me disait : « Comme le Maroc serait beau s’il n’y avait pas de Marocains ! » Cette exclamation m’a fait rire, puis elle m’a consterné. Trop de gens s’imaginent pouvoir aimer la France tout en détestant les Français. Mais, sans les Français, est-il quelque chose que l’on puisse nommer justement la France ? De même, le nombre est grand des esprits aigris qui prétendent chérir les lettres et qui détestent les littérateurs. Il faut avouer, Messieurs, qu’une telle disposition d’esprit serait incompatible avec votre travail. A peine d’agir en aveugle, de blesser des susceptibilités souvent excessives, d’administrer vos récompenses à contre-sens et de mettre la confusion où vous souhaitez d’introduire l’harmonie, il vous faut non seulement lire chaque année un grand nombre d’ouvrages, mais rédiger des rapports, plaider des causes et, souvent, recueillir des renseignements sur les esprits, des clartés sur les vœux ou les desseins de tel ou tel. Il vous faut, somme toute, montrer, au prix de grands efforts, que vous ne séparez pas la cause des écrivains de la cause des lettres. Je peux bien avouer que ce n’est pas toujours facile.

Certains de vos secrétaires perpétuels avaient l’habitude, lisant le rapport sur les concours littéraires, de mentionner la valeur matérielle de chacun des prix décernés. Vous me permettrez de rompre avec cette coutume. Citer plusieurs ouvrages de l’esprit en plaçant à côté de chacun d’eux un chiffre, c’est, de manière inévitable, établir une relation quantitative entre ces ouvrages, c’est confronter dangereusement ce que M. Henri Bergson appelait fort bien l’extensif et l’intensif. Pour les actes de vertu comme pour les œuvres littéraires, pour le bien comme pour le beau, nous pouvons produire des jugements, nous n’entendons pas donner de mesures. Un auditeur narquois aurait alors quelque raison de comparer les sommes mentionnées aux notes que les régents de collège écrivent à l’encre rouge dans un angle des copies de leurs élèves et rien, rien en vérité, n’est plus loin de notre esprit. Nous décernons souvent tel prix à tel ouvrage parce qu’il est le meilleur de tous les ouvrages proposés et qui correspondent au texte exact de la fondation. Il se peut qu’un autre concours comporte une récompense moindre mais plus recherchée. Notre grand prix de littérature est la plus haute de nos récompenses et ce n’est pourtant pas la plus considérable quant à la valeur matérielle. Avec votre autorisation, je ne mentionnerai donc pas ces chiffres qui ne signifient rien. Mais ce que j’entends vous dire, ce que je suis heureux de vous dire, c’est que le total de nos prix s’élève, cette année, à 625.000 francs. Sur cette somme, 115.500 francs sont allés à nos compatriotes prisonniers de guerre.

Je ne quitterai pas ces considérations comptables sans ajouter qu’à la fin de l’été, les sommes distribuées à des écrivains ou à des familles d’écrivains, pour les aider à franchir certaines difficultés, s’élevaient à 310.000 francs.

A l’heure où je lis ce rapport, c’est-à-dire à l’entrée de l’hiver, la somme globale, consacrée à cet office de confraternité et même de fraternité, s’élève à 438.000 francs. Nous ne saurions nous étonner de ces chiffres : la vie des écrivains est plus douloureuse que jamais, en ces temps de discorde universelle. Sachez-le, Messieurs, nous n’avons pas, pendant cette armée, dépassé nos disponibilités, ce qui serait coupable imprudence ; mais nous allons de bon cœur aux limites de nos disponibilités. Ce n’est pas l’argent qu’il est sage d’épargner, à cette heure du monde, ce sont plutôt les souffrances humaines.

Quand j’ai eu l’honneur de venir siéger parmi vous, quand je me suis initié à votre ministère, j’ai, non sans un profond étonnement, découvert — je n’en savais presque rien jusque-là, je l’avoue — la part que la charité tient, pour l’Académie, dans ce que j’appelais tantôt le service des lettres. Pourquoi ne pas le dire, Messieurs ? je ne connais aucune autre institution qui, ayant à soulager quelque détresse, agisse plus promptement que l’Académie, avec moins de formalités paperassières, et, n’hésitons pas devant les mots, avec une aussi courtoise discrétion. Que si cette discrétion était moins parfaite, nous éviterions sans doute les remarques désobligeantes des gens qui parlent volontiers de tout parce qu’ils ne savent rien. Je n’insiste pas.

Je voudrais encore, Messieurs, examiner avec vous ce mot de concours que nous employons ordinairement dans notre correspondance officielle et lors de la séance publique. Le sens de ce mot est fort net, dans cette acception particulière. Notre dictionnaire dit donc : « Lutte de plusieurs personnes qui se disputent un prix ». Il faut alors reconnaître que le mot ne s’applique pas avec un égal bonheur à tous les actes auxquels préside notre jury académique. Nombre de nos prix sont décernés à des auteurs qui n’ont pas fait et qui n’ont pas à faire acte de candidature. En certain cas, nous prenons soin nous-mêmes d’éclairer, d’orienter les auteurs, de répartir les ouvrages en les désignant pour tel ou tel prix qui convient plus justement à leurs qualités propres. La notion de compétition se trouve quelque peu affaiblie de ce fait, mais le service des lettres y gagne en délicatesse et en dignité, ce dont personne ne saurait se plaindre. En revanche, certains prix nettement spécialisés comme nos prix d’histoire, comme le prix Jean-Jacques Berger et quelques autres, forment indiscutablement l’objet d’un concours. Je considère enfin que cette expression est appliquée dans toute sa force au concours de prose française et au concours de poésie pour lesquels l’Académie propose elle-même un thème et qui sont jugés sur manuscrits et sous le couvert de l’anonyme — Les deux prix dits du budget, qui forment l’objet de ces concours, ne sont sans doute pas des plus considérables, comme valeur temporelle ; mais les textes demandés doivent être brefs. Ces concours pourraient retenir l’attention des lettrés. Or les envois sont peu nombreux et nous avons rarement la chance de distinguer une très bonne pièce.

Ce manque d’intérêt pour un effort qui n’est pourtant pas sans loyer mérite de nous arrêter une minute. De tels concours, autrefois, entretenaient une fièvre salutaire dans la société cultivée. Rousseau raconte, au livre huitième des Confessions, comment ayant, un jour, pris le Mercure de France, il tomba sur la question mise au concours par l’Académie de Dijon : « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. « A l’instant de cette lecture, s’écrie-t-il, je vis un autre univers et je devins un autre homme. » J’aime cette chaleur et je salue cette illumination. Rousseau a beau déclarer, avec son génie du paradoxe : « Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement », nous sommes heureux de savoir que son œuvre et sa gloire ont trouvé là leur origine.

Je pense que le romantisme a porté préjudice à la tradition des concours. Les auteurs ont pris, de l’inspiration et des conditions dans lesquelles elle se manifeste, un sentiment noble mais présomptueux. L’idée de recevoir d’autrui quelque sujet d’étude a parfois blessé leur fierté. Ils oublient sans doute que le génie véritable, s’embarrasse rarement de ces considérations de prestige, que maintes œuvre de Shakespeare, de Corneille, de Racine, de Molière ont été le résultat d’une commande, que les plus belles découvertes de Pasteur lui ont été expressément demandées par les magnaniers, par les brasseurs et par l’empereur Napoléon III parlant au nom des vignerons.

Je crois aussi que cette désaffection des écrivains pour certains concours peut s’expliquer par l’ignorance où ces écrivains sont des sujets proposés. Autrefois, une communication de cette nature n’échappait à personne. Aujourd’hui, la multiplicité infinie des informations leur retire à presque toutes l’efficace, le mordant. Je pense donc qu’il sera nécessaire, à l’avenir, d’attirer l’attention des écrivains en publiant à plusieurs reprises les sujets de ces deux concours.

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Un poète m’écrivait récemment, dans une lettre qu’il ne voulait certes pas impertinente : « C’est presque renverser les usages que de faire retentir le mot de poésie sous la coupole. » Cette petite phrase innocente m’a jeté en rêverie. A la lire, je me suis rappelé mes commencements, les exigences et les injustices de la jeunesse et que les défaillances de la mémoire, loin d’entraver le jugement, semblent lui donner une joyeuse témérité. Grâce au ciel, la tradition des controverses littéraires est toujours vivace en France et, nous n’avons pas fini, malgré nos malheurs, de quereller à propos de poésie. Il semble même que, dans cette période troublée, au milieu des événements déconcertants et déchirants qui nous emportent, la jeunesse française fasse un effort admirable pour retrouver les sources de la poésie, pour s’y rafraîchir et s’y retremper. Nous en avons chaque jour des preuves émouvantes Il ne faudrait pourtant pas oublier que, de tous les débats institués depuis vingt ans sur les problèmes de l’art poétique, le plus éclatant, celui qui a le plus vivement remué et inspiré le monde lettré, qui a même atteint et saisi le grand public, c’est le fameux débat de la poésie pure. Or cette chaude et brillante dispute a pris naissance à l’Académie, sous cette coupole méconnue dont parle mon jeune correspondant. C’est l’abbé Bremond, faut-il le rappeler ? qui a institué ce débat à propos des beaux ouvrages d’un de nos confrères, versant ainsi des aliments à la flamme sacrée et donnant aux jeunes cohortes une formule et un fanion.

Ce qu’il faut déplorer, ce dont, pour mon compte, je ne me console point aisément, c’est l’esprit de méconnaissance. Je comprends l’orgueil, j’aime ces clartés séparées que nous montrait Paul Valéry. Mais le propre de la clarté c’est d’abord de se répandre. O grand astre ! demandait éloquemment Zarathoustra, que serait ton bonheur si tu n’avais pas ceux que tu éclaires ? » On peut juger et condamner, on ne doit pas méconnaître. Faut-il Encore que les œuvres se produisent au jour et dans un certain jour. Plusieurs d’entre nous ont pris sur eux d’incliner tels ou tels poètes à soumettre leurs ouvrages à l’Académie, mais je crains parfois que des personnes chargées de soins et de travaux, sollicitées de mille manières et de toutes parts, n’aient pas toujours le temps de faire ainsi, pour connaître un message, la moitié de la route à la rencontre du messager. L’Académie n’ignore pas l’importance de la renaissance poétique en ces heures d’angoisse ; elle ne manque ni de curiosité ni de confiance et souhaite que les groupes de la jeunesse littéraire lui témoignent au moins de semblables vertus.

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Messieurs, je vous disais tantôt que le cinquième environ de la somme totale qui représente l’ensemble de nos prix avait été consacré, cette année, à nos prisonniers en Allemagne. Rien de tel, il va sans dire, n’était prévu par les fondateurs de nos prix. Nous avons donc réservé les arrérages des fondations qui, par leur texte, nous laissent quelque liberté et, je peux l’avouer en songeant aux testateurs, il est vraiment bon que certains d’entre eux donnent à l’Académie cette aisance de mouvement sans laquelle notre labeur est parfois assez épineux.

Tous les Français considèrent avec un poignant intérêt le patient effort entrepris, poursuivi par nos compatriotes pour faire vivre, dans les camps de prisonniers, la flamme de l’intelligence et de l’art, pour s’instruire, pour se consoler mutuellement, entre compagnons d’infortune.

Sur les cheminements de ces efforts, nous ne sommes pas sans clarté : les lettres des prisonniers, d’abord, la correspondance qu’ils entretiennent avec leur famille, les relations de ceux qui ont pu revenir parmi nous, les renseignements fournis par la Délégation française de Berlin, ceux qui sont publiés par le Centre d’entr’aide aux étudiants prisonniers, les témoignages de l’aumônerie militaire, les diverses publications qui concernent les camps et les commandos, tout cela forme un ensemble qui nous a permis d’entrevoir la vie intellectuelle et morale de nos compatriotes loin de leur pays. Nous avons eu entre les mains des textes et des documents dont certains, manuscrits, sont apportés en France avec le consentement des autorités allemandes, textes qui retracent ou nous dévoilent tantôt l’existence même des captifs, tantôt leurs pensées familières, tantôt leurs rêveries poétiques. Dans un grand nombre de centres, on a vu se développer une activité universitaire. A lire les programmes de ces écoles d’exil, à voir les grades et les noms des maîtres, les titres des cours et des conférences, la nature des matières enseignées, des sujets mis à l’étude, on tente d’imaginer cette nouvelle vie conventuelle et la hauteur où les souffrances de cette sorte peuvent porter certaines âmes zélées. Jugeant l’ensemble des renseignements dont je vous parlais tantôt, l’Académie a décerné à des prisonniers les prix Desmarets, le prix Bordin, les prix Carrière, les prix Heredia, Lange, Archon, Xavier Marmier, Muteau, Max Barthou et, en outre, un assez grand nombre de prix d’Académie. Je ne peux étudier ici tous les textes que nous avons lus et jugés. Ce qu’il importe de savoir c’est qu’une part de nos prix a récompensé des œuvres proprement littéraires, une autre part est allée à des prisonniers qui ont mérité l’estime et l’admiration générales par leur ferveur d’enseignement, par leur activité universitaire. Enfin l’Académie a salué l’œuvre morale de certains de nos compatriotes et, par exemple, les ecclésiastiques dévoués qui, leur tour venu d’être rapatriés, ont refusé cette faveur pour ne pas quitter leurs camarades et pour continuer de les assister dans l’épreuve.

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L’Académie a décerné, cette année, son grand prix de littérature à M. Jean Schlumberger. En instituant cette récompense éminente, l’Académie entendait honorer des prosateurs ou des poètes soit pour une œuvre considérable, soit pour un ensemble d’ouvrages. Notre Compagnie s’est efforcée, depuis la création du prix, de le donner à des écrivains en pleine maturité, saluant ainsi toute une carrière, toute une vie de recherche et de labeur. C’est un propos vieux de plusieurs années que l’Académie vient de tenir en distinguant M. Jean Schlumberger, poète, dramaturge, romancier et auteur d’essais qu’il se plaît à nommer des traités, ce qui me semble, somme toute, bien dit, puisque l’écrivain, chaque fois, choisit un objet de grand sens et en traite, avec délicatesse et profondeur.

Ce qui nous retient le plus souvent, quand nous considérons un écrivain et son travail, c’est non seulement l’œuvre d’art, avec la somme d’enseignement, de découverte et de plaisir qu’elle représente, mais ce sont les expériences auxquelles il s’est livré, les expériences dont ses successeurs pourront tirer parti pour prendre intelligence de la vie et des problèmes qu’elle propose. On a coutume d’opposer l’œuvre scientifique, où l’on voit toujours avec raison l’échelon d’une échelle infinie, à l’œuvre artistique, fin en soi, témoignage définitif d’une âme à certain moment de la durée. C’est une opposition arbitraire. Quelle que soit la valeur isolée de l’œuvre d’art, elle représente, elle aussi, un degré de l’escalier, une pierre de cette pyramide que les hommes élèvent patiemment, dans l’espoir de voir plus loin et de mieux comprendre l’univers.

Les expériences de M. Jean Schlumberger ne sont pas de l’ordre formel. Il écrit une bonne langue, classique, nette, un peu sèche, excellemment propre aux recherches de l’analyse psychologique. C’est dans les recherches de cette analyse que M. Schlumberger a poursuivi ce que je me permets d’appeler ses expériences. Entre plusieurs romans de la plus haute qualité, j’en veux citer deux, Saint Saturnin et Un Homme heureux, qui suffiraient à mettre M. Schlumberger à la place où nous le voyons. Ajouterai-je qu’en publiant un ouvrage comme Plaisir à Corneille, qu’il appelle lui-même une promenade anthologique, M. Schlumberger nous donne, en même temps, la mesure de son goût et de claires vues sur sa philosophie.

Dans le chœur réuni aux environs de l’année 1910 par M. André Gide, la voix de M. Jean Schlumberger apportait des sonorités humaines, une ferveur contenue, une fière modération. Sans cette voix, le chœur eût été beaucoup moins riche, moins plein, moins savant aussi. On se réjouit de penser que le nom de ce bon artisan des lettres est maintenant gravé sur nos tablettes et qu’il y occupe une place d’honneur.

 

Si l’histoire, et j’y reviendrai bientôt, Messieurs, devait se borner à relater les actes des hommes et à mépriser leurs pensées, écrire une vie de Mallarmé, ce héros de l’immobile, serait à coup sûr une entreprise paradoxale. M. Henri Mondor nous montre que l’histoire d’une pensée et surtout d’une pensée créatrice pourrait, à elle seule, engendrer toute une librairie. Il a composé, pour notre étonnement, notre enseignement, notre plaisir, cette Vie de Mallarmé, cet ouvrage qui, dès la première heure, a pris place dans la bibliothèque de tous les lettrés.

Pour mener à bien un tel ouvrage, il faut d’abord un grand amour de la poésie, une profonde intelligence de l’histoire littéraire, la connaissance approfondie des livres, des faits, des correspondances, une patience bénédictine, capable de raccorder mille documents épars, une sensibilité de clinicien aux valeurs symptomatiques des mots, des inflexions, des accents, bref des vertus rares et éminentes que nous voyons se manifester dans les écrits de M. Henri Mondor. D’un tel sujet, tout autre biographe pouvait tirer un livre substantiel mais sans mouvement, sans éclat. Il n’en est rien. La fréquentation du modèle a développé le goût naturel de M. Henri Mondor pour une langue ouvragée, chatoyante, pour un style riche en détours et en surprises, pour l’orfèvrerie verbale. En outre, nous apercevons, dans ce vaste tableau, autour du joaillier incomparable, maints compagnons, maints apprentis qui vont devenir des maîtres ; c’est non seulement l’histoire d’un homme remarquable, c’est aussi un curieux chapitre de notre chronique nationale. Il fallait remercier M. Mondor pour cet ouvrage exceptionnel et c’est pourquoi l’Académie lui a donné un grand prix d’histoire littéraire.

 

Peut-on parler du monde sans parler de la France, et peut-on, en vérité, parler de la France sans parler du monde entier ? Telle est la question que se pose le lecteur en abordant l’ouvrage de M. Philippe Sagnac : La Fin de l’ancien régime et la révolution, américaine, ouvrage auquel nous avons donné le prix Gobert, le plus célèbre de nos prix d’histoire.

Il semble que M. Sagnac ait répondu par avance à cette question en composant un large et brillant tableau du monde civilisé pendant le quart de siècle qui s’étend entre 1763 et 1789. La France est là, partout présente, dans ce monde en gésine ; elle est assise comme une reine au milieu des autres nations. L’observateur le plus froid ne peut s’empêcher d’admirer l’audace de ses chefs de guerre, la finesse de ses diplomates, l’intelligence de ses lettrés, le génie de ses artistes. Car M. Sagnac n’est pas de ces historiens qui s’en tiennent, pour narrer la vie des peuples, à relater des successions de faits. M. Sagnac le sait mieux que personne, le monde a deux histoires, l’histoire de ses actes, celle que l’on grave dans la pierre et dans le bronze, et l’histoire de ses pensées, de ses passions, de ses sentiments, de ses souffrances et de ses espoirs, celle que seul pourrait mépriser un observateur imprudent. « Toutes les grandes crises, dit M. Sagnac, ont leur source dans les idées et dans les sentiments des hommes » Et, pour nous faire mieux comprendre les événements prodigieux qui vont bouleverser la France et le monde à la fin du XVIIIe siècle et pendant une partie du XIXe, M. Sagnac déroule devant nous, avec ordre et logique, cet ample tableau d’histoire dans lequel il nous montre non seulement les événements et les hommes, mais aussi les grands problèmes soulevés par les événements et parfois vus, parfois prévus, parfois méconnus par les hommes. Il nous peint toute une société aux prises non seulement avec les faits, mais avec les idées et les passions. Il parle de l’économie, du machinisme, de la métallurgie naissante, mais aussi de la vie morale, sociale et intellectuelle, car il sait que la fin de l’ancien régime sera déterminée par une crise qu’il voit « morale et intellectuelle plus encore qu’économique », ce sont ses propres termes. Rien ne semble étranger à cet observateur attentif, et s’il nous dénombre avec exactitude les navires de Gustave III, il juge aussi les musiciens, les écrivains, les artistes ; il sait qu’une grande machine de guerre a parfois moins d’importance qu’un poème pour infléchir le destin d’un peuple. En bref, ce que nous trouvons dans l’ouvrage de M. Philippe Sagnac, c’est l’histoire de la civilisation à un des moments les plus importants de sa courte, et rien ne saurait, aujourd’hui, nous attacher plus sûrement.

Ajouterai-je que le gros livre de M. Sagnac est très clairement conçu, qu’il est divisé en chapitres assez brefs et bien construits, qu’il est enfin complété par une de ces tables analytiques sans lesquelles un travail de cette valeur risquerait de rester muet ?

M. Sagnac a consacré partie d’un de ses chapitres à ce fameux William Pitt en lequel la Convention nationale dénonçait « l’ennemi du genre humain ». De William Pitt, M. Jacques Chastenet nous donne un excellent portrait, dans un ouvrage auquel vous avez décerné le prix Thérouanne. L’historien glacé est souvent illisible, l’historien sectaire est vite intolérable, surtout s’il succombe à certaines passions rétrospectives aussi brûlantes parfois que les autres. Par chance, M. Chastenet a su composer un récit parfaitement clair, vivant, aéré, qui se lit avec profit, mais aussi avec agrément, et qui nous apporte de belles lueurs sur ce monde confus où force nous est de vivre.

A ces mêmes problèmes menaçants et embrouillés, à ces problèmes de l’Europe et de l’univers, M. Marcel Dunan a consacré un travail considérable qui est intitulé : Le Système continental et les débuts du Royaume de Bavière. M. Marcel Dunan a voyagé, il a fait de longs séjours dans plusieurs capitales de notre continent, consulté les archives des peuples étrangers et longuement médité sur le grand sujet qu’il a choisi ; son livre est l’œuvre de toute une existence studieuse. Il constitue, pour les travailleurs, une source riche et féconde. Aussi l’Académie a voulu témoigner à M. Dunan sa grande estime en lui donnant un important prix d’histoire sur la fondation Durchon.

 

Suivant tantôt le dessein des fondateurs et tantôt les inspirations d’une précieuse liberté, l’Académie s’applique aussi bien à récompenser tantôt une austère création de littérature pure, tantôt, par exemple, le beau livre de M. Pitrou sur Jean-Sébastien Bach, tantôt encore l’excellent ouvrage de MM. Doyen et Hubrecht sur l’Architecture rurale et bourgeoise en France. Elle honore tantôt l’œuvre et la vie d’un écrivain, tantôt une seule page heureusement venue. Elle s’intéresse à l’histoire, à la critique, à l’apologétique, à la poésie et au roman. Elle ne pense pas que le roman, parce qu’il est, plus que les autres genres littéraires, accessible au grand public, soit le genre le leur. Il est bien certain que, chez nous, en France, le roman est devenu le véhicule de maintes idéologies, qu’il a supplanté la poésie épique et qu’il sert même parfois de substrat au lyrisme. L’Académie a donc créé, un prix particulier dit prix du roman. Ce prix, nous l’avons donné cette année à M. Jean Blanzat pour son livre L’Orage du matin.

Pour nous administrer les preuves de sa jeune maîtrise, M. Jean Blanzat, à qui nous devons déjà plusieurs bons et beaux ouvrages, a choisi de jouer la difficulté. Cette variété de roman que l’on appelle, le roman par lettres est souvent, pour le lecteur, quelque peu déconcertante, car elle oblige à de périlleux exercices gymnastiques. C’est une sévère épreuve pour l’auteur, surtout si les lettres sont censées provenir de personnes différentes. Le romancier doit peindre chacun des caractères par le style propre à la personne, et faire pourtant en sorte de ne pas compromettre l’unité de l’ouvrage. Il se trouve, en outre, parce que les correspondants rapportent des événements qui datent ordinairement de peu, dans la nécessité de faire un usage intempérant du passé composé, que nous appelions, jadis passé indéfini. Cela ne va pas sans appauvrir quelque peu les désinences et simplifier le clavier sonore. N’empêche que le romancier qui n’aurait pas, au moins une fois dans sa vie, joué ce jeu incommode et sacrifié à cette convention célèbre n’aurait pas fait toutes ses classes.

M. Jean Blanzat a triomphé de ces obstacles. Il nous donne un bon ouvrage qui peint fortement la véhémence des passions matinales, les mouvements et les souffrances d’une âme non encore mûrie. M. Blanzat est de ces romanciers qui, comme je le disais tantôt, épuisent, dans le récit, un grand besoin de poésie et même de lyrisme. Il a bien raison car le romancier qui manque de vertu poétique est un piètre romancier. Je pense même que, s’il n’a les dons de la poésie et de l’humour, le romancier est incapable de nous peindre le monde et les hommes, c’est-à-dire accomplir sa mission.

M. Blanzat écrit une bonne langue, claire, colorée, chaleureuse et qui, même dans le tour familier que nécessite le genre choisi, garde beaucoup de force et parfois d’ampleur. S’il ne venait, un jour, se placer au premier rang des romanciers, M. Blanzat décevrait cruellement ses lecteurs. Je suis sûr qu’il les comblera.

 

Le prix Alice-Louis Barthou doit, aux termes de la fondation, récompenser une femme de lettres « soit pour une œuvre, soit pour l’ensemble de son œuvre » Nous avons donné ce prix important à Mme Germaine Beaumont et pour l’ensemble de son œuvre, en effet, et pour son dernier roman dont le titre est beau et mystérieux : Du côté d’où viendra le jour.

Ce n’est pas l’orage du matin que nous montre Mme Germaine Beaumont, ce sont plutôt les ombres et les météores de la vesprée. Nous voyons une âme noble, mais hésitante et souffrante, rencontrer enfin, après maintes épreuves étranges, ce que tant de créatures cherchent consciemment ou non : la voie, le salut, la lumière. Le livre est de main d’ouvrier. Il est des romanciers de mérite dont on ne peut sans imprudence considérer isolément une page. Mme Germaine Beaumont est heureusement d’une tout autre école : ample et bien construit, son ouvrage donne à chaque ligne un vif plaisir de lecture. Mme Germaine Beaumont, et je l’approuve, pense que l’artiste véritable aime et honore toujours la matière dans laquelle il imprime sa pensée ; il veut que cette matière soit riche et, comme disait Montaigne, bien labourée ».

A la fin de son dernier rapport, M. Bellessort laissait paraître un peu de déception en mentionnant les prix de poésie. « Nous ne sommes pas satisfaits », disait-il en propres termes. Vous l’avouerai-je ? Messieurs, je ne désespère pas de voir, entre les poètes et l’Académie, s’établir, dans la suite des jours, des rapports plus suivis et plus confiants. Je ne suis pas, pour mon compte, mécontent de notre dernière moisson. Nous avons donné beaucoup de prix, et nous les avons donnés de bon cœur. J’aimerais d’attirer l’attention sur trois de ces récompenses.

Nous avons donné un prix d’Académie à M. Pierre Seghers qui, sous le titre de Poésie 42, publie un recueil périodique auquel collabore toute une jeunesse studieuse, chaleureuse. Cette jeunesse éprouve avec une belle ferveur les consolations que dispense la poésie dans les moments d’amertume et le pouvoir libérateur de la création poétique.

Nous avons donné l’un de nos prix à M. Pies Servien, auteur d’un précieux recueil intitulé Orient, pour marquer notre attentive gratitude à un lettré étranger qui, même en ces heures de disgrâce, juge que le langage français demeure un vase admirable, un messager digne des plus nobles messages.

Nous avons enfin décerné le plus considérable de nos prix de poésie à M. André Berry. En composant et en publiant Les Esprits de Garonne, M. André Berry a manifesté l’extraordinaire et bien respectable ambition de ressusciter la chanson de geste, dans un pays qui, depuis longtemps, avait tendance à confondre la poésie et le lyrisme. L’ouvrage de M. Berry est, en même temps, épique, géorgique, lyrique, burlesque. Il représente aussi un véritable monument d’art régional. Il fait parler ou chanter les hommes, les animaux, les rivières, les monts et les villes. Il célèbre en même temps la langue française et le parler provincial. Il atteste une étonnante expérience du décasyllabe de Ronsard, mais il laisse jouer tous les mètres, entre le récit et la chanson. C’est l’œuvre d’un poète à la vieille marque, c’est-à-dire d’un artiste qui est aussi un savant et un inventeur. L’Académie se réjouit d’avoir mis cet excellent ouvrage en pleine lumière.

 

Je me suis proposé, Messieurs, d’aborder, à l’occasion de ce rapport, un certain nombre de problèmes que posent la vie de l’Académie, les incertitudes actuelles de l’art littéraire et, plus généralement, ce que Pascal appelait « les temps d’affliction ». Il en résulte que mon rapport, s’éloignant de notre coutume, n’est pas une page de pure critique. Vous voudrez bien me le pardonner. La place que j’aurais dû consacrer aux auteurs et aux ouvrages se trouve un peu réduite. Je dois me borner à prononcer le nom de certains de nos lauréats, à dire, par exemple, que MM. Marius et Ary Leblond ont reçu le prix de l’Empire français, sur la fondation Durchon ; que M. René Maran a obtenu, pour ses ouvrages sur la France africaine, le prix Broquette-Gonin ; que le prix Vitet est allé à M. Lecomte du Nouy pour le vivant et brillant plaidoyer qu’il intitule L’Avenir de l’esprit ; que nous avons récompensé les beaux ouvrages où M. Tran-Van-Trai manifeste l’union de la civilisation française et de la culture annamite ; que M. Émile Henriot a fait un livre curieux et charmant sur un village d’Ile-de-France et sur le château de ce village ; que M. Alexandre Arnoux a publié, sur le printemps de l’armée 1940, un ouvrage étonnant de sensibilité, de force évocatrice, de poésie déchirante, et que vous avez tenu à saluer ces deux auteurs, à signaler leurs œuvres ; que, parmi les autres auteurs distingués, il faut relever les noms honorés de MM. Jean Paulhan, Léon-Paul Fargue, Robert Kemp. Je voudrais en citer maints autres.

L’Académie est heureuse d’avoir pu remplir, en dépit d’une foule de difficultés, sa belle et difficile mission. En ce temps où la moindre miette de joie est bonne à ramasser, à savourer sur les chemins de la tristesse, nous pouvons trouver réconfort dans ce fait que les lettres françaises vivent et travaillent, dans ce fait aussi que l’Académie est là pour les servir et pour les célébrer.