Septième centenaire de la bataille de Bouvines

Le 28 juin 1914

Étienne LAMY

SEPTIÈME CENTENAIRE DE LA BATAILLE DE BOUVINES

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. ÉTIENNE LAMY
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le Dimanche 28 juin 1914

 

Messieurs,

Bouvines était, au matin du 27 juillet 1214, le nom d’un petit village et devint, avant la nuit, le nom d’une grande victoire. Sept heures suffirent à des Français pour élever, selon la belle expression de nos pères, « un temple de mémoire » encore intact après sept siècles.

Il y a un orgueil des armes qui trouve la force belle en soi, et se borne à étudier dans les guerres l’art des cruautés efficaces. Si cette idolâtrie de l’épée cherchait un reposoir, elle n’aurait pas besoin de remonter sept siècles et jusqu’à Bouvines. Les rencontres plus récentes ne manquent pas où les combattants furent plus nombreux, et plus impitoyable le massacre. Mais est-ce tout de savoir combien d’hommes luttèrent, et comment ? Ne faut-il pas surtout savoir pourquoi ils offraient leur vie ? Si par cupidité ou magnificence seule ils se disputèrent sur le sol la place de leurs tombes ou, dans le souvenir, une renommée vide comme un écho, cette gloire est vaine et parfois méprisable. Mais que les armes soient venues au secours d’intérêts généraux, durables, universels, la guerre emprunte sa grandeur à la grandeur des causes servies. Dans la hiérarchie des gloires la primauté n’appartient jamais à la destruction. Les vraies victoires ne sont pas seulement des catafalques, et d’autant plus superbes qu’ils recouvrent plus de cadavres. Les vraies victoires sont des berceaux, d’autant plus sacrés qu’y repose plus d’avenir. La plus complète de celles qui par le fer et le sang ont multiplié la mort ne vaut aucune de celles qui par le fer et dans le sang ont créé de la vie. Bouvines est, dans la mémoire des hommes, au premier rang des batailles, parce que nul succès de la force ne servit à une heure plus critique le droit des peuples et l’avenir de la civilisation.

 

Notre civilisation tient comme évidentes les idées que voici. Par l’essentiel de ses désirs tout homme est le même, et par les aptitudes qui servent ces désirs, tous les hommes sont autres. Mais cette infinie diversité des individus se répartit et se coordonne en familles de races, et à chacune de ces familles appartient en droit d’aînesse quelque supériorité, à certaines le sens des faits, à certaines la raison créatrice, à certaines l’art de la beauté, à certaines les grandeurs du désintéressement. Chacune a reçu en garde un des dons nécessaires au genre humain, et chacune, quand elle développe ses facultés, ne travaille pas pour elle seule, elle nourrit de son superflu les plus dénués, tandis qu’elle reçoit d’eux en retour ce qu’ils ont en abondance et dont elle serait pauvre. Plus l’apport de chaque peuple au fonds commun s’y verse avec plénitude, plus est riche le genre humain. Toute dispersion qui empêche une race d’atteindre toute sa fécondité en vivant d’une même vie, est un mal fait au genre humain. Toute prépondérance qui substitue à la libre coopération des races le génie d’une seule est un dommage pour toutes. Il n’est donc pas d’intérêt plus universel que leur autonomie. L’unité de l’espèce et la diversité des peuples, au lieu de se contredire, se complètent : car la diversité des peuples multiplie les services rendus à l’unité de l’espèce.

Pourtant cet ordre préparé par la nature s’est établi tard et à grand’peine. Il resta inconnu à l’antiquité, où chaque peuple se croyait fait pour asservir les autres. Rome réalisa le dessein de tous en se soumettant l’univers. C’est pour elle seule qu’elle formula les lois de sa raison Romaine. Elle traça à travers les barbaries laissées intactes les grandes voies qui assuraient la régularité de sa rapine. Où elle ne faisait pas l’unité de civilisation, elle fit l’unité du commandement. L’univers appartint à une ville et, depuis l’empire, à un homme ; pour soutenir tout le poids du monde, un roseau. Quand le roseau n’effraya plus les barbares, leur revanche substitua à l’excès dont ils avaient souffert l’excès inverse, au droit illimité de l’État le droit illimité de l’individu. Les envahisseurs de tous pays se précipitent, se superposent, s’enchevêtrent, et s’attribuent chacun ce qu’il peut prendre et garder. Même fixés au sol et pressés les uns contre les autres, ils se refusent à s’unir. Où qu’il s’arrête, chacun reste attaché à la peuplade dont il est sorti. Envers les vaincus, pas de loi sauf sa volonté. Sur chaque domaine d’où il a chassé l’autorité romaine, il s’est adjugé, avec le sol, les habitants, il dispose de leurs richesses, de leur travail, de leur vie. Autant de soldats heureux, autant de souverains. Ces souverainetés minuscules et absolues réduisent partout les populations aux pires misères et font barrage contre l’intérêt général. C’est l’anarchie.

A cette anarchie le remède fut le christianisme. Il avait reconnu sous toutes nos différences d’origine et de condition notre identité de nature, proclamait frères le vainqueur et le vaincu, le riche et le pauvre, le maître et l’esclave. Cette parenté donnait des droits à la faiblesse et des devoirs à la force. Au moment où, moins que jamais, l’ordre pouvait être établi dans le monde par l’unité d’une loi humaine, l’ordre fut établi dans chaque conscience par l’unité de la loi divine. Les barbares qui recevaient cette loi cessèrent d’accomplir le mal avec tranquillité. Leur enseigner la noblesse de leur nature était leur rendre secondaire leur orgueil de tribu. Leur dire la similitude de leurs obligations était discréditer les coutumes élevées par chaque peuplade à sa préférence exclusive pour elle seule. Les habitants des mêmes pays cessèrent de se clore les uns contre les autres dans les retranchements de leurs multiples statuts. L’Église y substituait peu à peu le droit commun qui naissait de la foi commune. De ces races mêlées et oubliées se forma une société nouvelle et assez homogène pour achever sa civilisation, si à l’unité de doctrine elle ajoutait l’unité du gouvernement.

Dans toute cette étendue en effet une organisation s’élabore. Les possesseurs de la force sortent de leur isolement pour se ranger en une hiérarchie de suzerainetés et de vasselages. Mais sous ces apparences d’association ils couvrent un dessein unique : rester maître chacun en son domaine. Le seigneur se réserve la mission d’acquitter seul envers tous ceux de son fief les promesses de justice qu’apporte à tous les hommes l’égalité enfin reconnue de leur nature. Non seulement il exerce ce monopole, mais il l’étend par conquête, et le transmet, par traités, contrats, mariages. Peu lui importe si ces changements livrent avec la terre, les hommes, accessoires du sol, à des possesseurs imprévus, lointains, ou séparent les populations proches pour les unir à d’autres dont elles ignorent les mœurs et la langue. Par ses engagements féodaux il cherche alliance avec les forts, sans regarder à la légitimité des entreprises auxquelles il voue par avance son épée ; mais comme sa fidélité à ses engagements trahirait parfois sa fidélité à ses intérêts, il se réserve de reprendre son hommage aux suzerains affaiblis et de le transporter à des protecteurs plus efficaces. Le désordre se complète par le perpétuel fléau d’instabilité qu’exprime si bien le mot de mouvances féodales. Ni les mottes de terre indéfiniment divisées et déplacées, ni les populations errantes de maîtres en maîtres n’ont le temps de se tasser en un sol ferme, en une masse homogène, aux limites naturelles, à la consistance définitive. Que les intérêts généraux fussent rappelés par l’Église ne suffisait pas : car pour les défendre, elle n’avait qu’une puissance toute morale, et la parole même pouvait être interdite à la conseillère importune par le bon plaisir du seigneur, qui possédait seul sur son domaine la puissance matérielle. Cette société féodale, bien qu’elle fût pour les forts une école d’initiative et d’énergie, faisait, par son invincible horreur de l’unité, obstacle à la civilisation.

 

Cette unité pourtant avait eu un champ d’expérience. Il s’était ouvert à la place qu’il fallait, puisque la semence de la civilisation était le christianisme. La France, qu’on appelait encore la Gaule quand les barbares l’envahirent, devint aussitôt le siège préféré de leurs établissements, et la grande école de leur conversion. C’est en recueillant ce miel sauvage que les évêques commencèrent la France « comme les abeilles leur ruche ». Les hommes d’Église restaient parmi tant de ruines les seuls qui gardassent l’intelligence de l’universalité. Par eux, cette intelligence éclaire la rude peuplade qui, à peine chrétienne, a l’instinct, de propagande, en rattachant ses voisins à sa foi religieuse les rattache à sa force politique, et commence un État. Cet État, que les Mérovingiens viennent d’ébaucher, est étendu par les Carolingiens. Héritiers de la pensée que, pour affermir une civilisation née d’une croyance, il faut soustraire cette croyance à toute incertitude, ils se donnent deux tâches : préserver de corruption la loi morale, en assurant l’indépendance à la papauté, qui garde le dépôt de la doctrine, et obtenir à cette loi le respect des peuples réunis sous un seul chef. L’Empire d’Occident, créé par la collaboration de Charlemagne et de l’Église, semble avoir du premier coup atteint la forme la plus simple et la plus parfaite de l’ordre, l’unité de doctrine et l’unité de pouvoir. Mais, dès que le génie d’un grand homme cesse de s’imposer à tous, l’édifice se lézarde en royaumes, ces royaumes ne sont que les noms des résistances régionales au plan commun, et de tous les murs se détachent les pierres, les fiefs retombés à l’autonomie. Au onzième siècle, le nom de l’Empire renaît, mais l’institution dans ce renouvellement achève de mourir. L’Allemagne, continuatrice, par ses descentes en Italie, des invasions germaniques, revient à la coutume germanique du chef militaire choisi par les compagnons d’entreprise. Les plus grands possesseurs de terre allemande s’attribuent le privilège de faire l’Empereur, de l’élire parmi eux, de l’imposer par ce choix à la papauté, de le donner comme suzerain à la féodalité tout entière. Mais ce sceptre, tout au plus viager et qu’ils peuvent reprendre après l’avoir prêté, confère à son détenteur précaire des honneurs sans droits. Comme ses électeurs, ses feudataires restent partout indépendants de lui. Contre eux, il n’a ni titre à rien exiger, sinon de leur bon vouloir, ni moyen de rien obtenir, sinon par ces rassemblements armés que le consentement des vassaux improvise parfois et que disperse vite leur lassitude. Un tel Empire n’est que la consécration de toutes les autonomies retenues par la féodalité.

La France, elle-même, n’est plus qu’un effondrement de fiefs. Mais, où avait été conçu le dessein d’une vaste chrétienté, le grand souvenir survit du moins et crée une institution sans pareille ailleurs. L’Ile-de-France est le domaine direct des rois Capétiens. Autour de ce centre, leur titre est plus ou moins reconnu dans le Vermandois, les vallées de la Seine et de la Loire moyennes, la Normandie, la Champagne, la Bourgogne. Par delà et jusqu’aux anciennes frontières de la Gaule, les régions les moins disposées à leur obéir et qu’ils peuvent le moins soumettre, sont revendiquées par eux comme des parties détachées mais inaliénables de la Couronne française. Et ils prétendent moins encore étendre les limites de leur pouvoir qu’en affirmer le caractère. Ils le tiennent non seulement pour un avantage qui leur soit dû, mais pour un office auquel ils se doivent. Le roi est le protecteur né de tous. Ce serait peu qu’il obtint l’hommage des forts s’il ne s’inquiétait, pas comment les forts traitent les faibles, et il n’est justifié lui-même que si, partout où il règne, la vie devient meilleure à ses sujets. Pour accomplir son œuvre, il n’a besoin d’aucun consentement et contre elle nulle opposition n’est légitime. Car entre lui et, les plus grands de son royaume les rapports ne dépendent pas de pactes comme il s’en échange entre autorités de même nature, mais sont immuables comme la hiérarchie que crée entre les pouvoirs l’inégalité d’essence.

Jamais plus de faiblesse n’avoua plus d’ambition. Si cette ambition ne fut pas une chimère, c’est qu’elle eut pour la servir la puissance la plus vaste de ce temps. L’Église reconnaissait sa propre pensée dans cette union de l’autorité et du devoir, elle se fit la collaboratrice d’un effort inspiré par elle. Le clergé, maître de la pensée publique parce qu’il était la parole, la science, la miséricorde partout présentes et partout d’accord, amena à la royauté la confiance des petits, éveilla dans les meilleurs des privilégiés le scrupule de combattre et le zèle de servir l’intérêt général, se fit hors de la France le garant de l’œuvre et conquit à ces faibles souverains la puissance morale. Elle ne leur eût pas suffi contre une noblesse en avines. Mais à eux non plus les armes ne manquèrent pas. Les évêchés, les abbayes possédaient alors de vastes domaines et des populations nombreuses. Quand les Capétiens, à leurs premières tentation es pour accroître l’ordre, furent tenus en échec par les possesseurs de fiefs, les hommes d’Église joignirent leurs homme d’armes à ceux du domaine royal ([1]). Suger étendit sur deux règnes l’efficacité de ce qu’il appelait « l’union entre le sacerdoce et la royauté ». Abbé de Saint-Denis ministre de Louis le Gros, il donna à cette solidarité un symbole, et sur les champs de bataille l’oriflamme de l’abbaye eut sa place à côté de la bannière royale. A ce concours s’ajouta celui des villes. Là l’existence commune des bourgeois et des artisans faisait plus publics les griefs et plus prêtes les révoltes contre les exactions ou les cruautés seigneuriales. Ces combattants improvisés aidèrent au succès du roi qui prenait leur parti ; après la victoire, et pour la rendre durable, ils organisèrent leurs milices ; ils aidèrent le pacificateur à étendre même hors de leurs murailles les réformes dont ils jouissaient. Cette fidélité du clergé et des villes permit aux premiers Capétiens de substituer sur leur territoire à l’anarchie mouvante un ordre stable, et, rendant la lutte redoutable aux seigneurs rebelles, les prépara à consentir ce qu’ils n’étaient plus en état de refuser. Et comme la sûreté des personnes et des biens, pour être libératrice, devait ne pas varier avec les fiefs mais dans tous obtenir les mêmes garanties, les seigneurs en vinrent non seulement à faire chacun ses sacrifices solitaires, mais à se concerter pour ouvrir ensemble leurs domaines à un droit commun. Par là est vaincu le génie propre de la féodalité. A l’isolement succède la fédération de ceux qui détiennent la puissance. Devant l’Église conseillère et la royauté arbitre, le consentement des privilégiés travaille à réduire les privilèges. Et comme ces volontés collaborent sans abdiquer encore devant aucune, elles ébauchent un des gouvernements les moins imparfaits qui aient pourvu au sort des hommes. Du chaos. En effet, se dégagent des institutions et des mœurs. Des écoles ouvertes à l’enfance, des cultures qui enseignent le travail aux paysans, un commencement de vigilance pour la santé publique, des maladreries, des hôpitaux, des asiles où les détresses humaines sont recueillies et honorées, justifient l’indépendance reconnue à l’Église. De tous les fléaux, le plus commun et le plus redoutable est le brigandage armé : la France montre aux passions guerrières le glorieux exil des croisades. Par elles le tombeau du Christ n’est pas repris aux musulmans, mais la chrétienté vivante est délivrée de ses perturbateurs les plus inquiets. Si le remède n’a pas coupé la fièvre des guerres intestines, ‘la France du moins limite les accès du mal en décrétant la trêve de Dieu. En France naît la chevalerie qui recrute des protecteurs désintéressés à toutes les faiblesses. Et des faiblesses la plus exposée jusque-là devient la plus défendue : à la femme, la France dresse un trône de respect et dans « la dame » honore la triple royauté de la vierge, de l’épouse et de la mère. Ces transformations par lesquelles s’affirmait une fidélité de plus en plus généreuse à un même idéal n’étaient pas seulement des bienfaits, mais des exemples. Les contrées de la France encore indépendantes de la famille capétienne reconnurent en cet ordre leur propre génie et sentirent la première fierté d’appartenir à une même race. Et, par delà la France, les autres peuples acceptaient de plus en plus, comme le lien commun de toutes les races, des institutions bienfaisantes pour le genre humain.

 

Mais chacune des mesures qui accroissaient les droits de tous réduisait les privilèges de quelques-uns. Tout obstacle apporté à la guerre décevait le courage et l’avidité des seigneurs, tout ménagement du menu peuple les dépouillait de quelque gain et de quelque arbitraire, le respect de la femme imposait à leur incontinence de rudes sacrifices. Les féodaux résolus à ne subir aucune de ces déchéances formaient un parti fort, même en France, et bien plus nombreux hors de France. L’armée d’énergiques aventuriers qui avait avec Guillaume de Normandie conquis l’Angleterre jugeait avec un orgueil non encore dégonflé les autres et elle-même : elle était la moins capable de scrupules envers les faibles en qui elle voyait ses ennemis, ses captifs, et entendait exercer contre eux tous les avantages de sa victoire. Les Flandres et l’Italie étaient devenues les pays les plus marchands de l’Europe ; riches, ils n’échappaient pas aux mauvais conseils de la richesse : de plus les patries étaient là des cités jalouses les unes des autres, les villes le siège de factions ennemies, et la solidité flamande comme la souplesse italienne se faisaient honneur de ces guerres comme d’un dévouement à l’État. L’Allemagne, longtemps la plus obstinée des races à se soustraire au christianisme, demeurait proche encore des instincts primitifs. La joie de vivre était pour ceux-ci leurs haines, pour ceux-là leurs gains, pour toutes les voluptés raffinées ou grossières. Ils voulaient la perpétuer par leurs luttes intestines, leurs dépréciations, leurs divorces, leurs débauches, c’est-à-dire par leur oubli croissant de la loi morale.

En effet, tandis que la France atténue les désaccords entre sa vie sociale et sa foi chrétienne, une régression contraire entraîne d’autres pays, et là les mœurs des classes privilégiées marquent des retours de plus en plus hardis vers le paganisme. Ce paganisme se dénonce lui-même par un souci constant d’amoindrir l’Église. Cette féodalité au lieu de prendre pour modèle les mœurs des clercs s’efforce de donner aux clercs ses propres mœurs : elle a des abbés et des évêques amis des guerres, de la chasse, de la table, des beuveries, et surtout dans les pays germaniques, se scandalise peu que les prêtres soient infidèles au célibat. Ce laïcisme des clercs diminuait l’attrait des belles âmes pour le sacerdoce et l’autorité du sacerdoce sur l’opinion. Par suite, le zèle général collaborait moins aux œuvres chrétiennes et la cupidité des seigneurs hésitait moins à faire ses prélèvements sur les biens ecclésiastiques. Les spoliations, il est vrai, laissaient intact l’essentiel de l’apostolat, l’enseignement. Mais pour peu que cet enseignement devînt importun aux seigneurs, il leur suffisait d’en être las pour lui imposer silence. Ils avaient trouvé même dans les prérogatives féodales le moyen de s’assurer contre lui un repos plus complet : souverains de leur terre, ils prétendaient y déléguer tous les pouvoirs qu’ils n’exerçaient pas, même les charges ecclésiastiques. Choisir les maîtres du devoir était s’assurer la paix avec eux. De toutes les prétentions féodales, celle-là était la plus usurpatrice, la plus ruineuse pour le christianisme, et jamais ne serait consentie par la papauté, tant que la papauté resterait libre. C’est pourquoi cette féodalité, qui jugeait inconciliables son indépendance et celle de l’Église, comptait sur l’empereur pour choisir le pape et mettre le chef de la religion sous la main de la politique. Par là tendait à se rétablir l’ordre payen des sociétés où la religion était pour le pouvoir un instrument et non un juge.

C’est cet ordre que troublait la France. Si l’œuvre des Capétiens s’étendait sur l’espace revendiqué par leur ambition, si le nom de France, au lieu d’associer seulement par un mot des contrées étrangères les unes aux autres, désignait l’unité d’un véritable peuple, ce peuple donnerait le branle à un mouvement universel. Soit pour participer aux bienfaits de ses réformes, soit pour se défendre contre son attraction absorbante, il faudrait qu’autour de lui, l’inconsistance des fiefs s’agrégeât en familles nationales, sous des autorités et des lois communes, que le seigneur donc tombât à la condition de sujet. Et, si la France, devenue grand État persévérait à tirer du christianisme les conséquences sociales, et à soutenir dans le monde, comme la garantie de la civilisation, l’autorité de l’Église et l’indépendance de la Papauté, toutes les licences féodales se trouveraient combattues partout par une puissance de doctrine, d’exemple, de popularité, peut-être de contrainte. Entre ces deux sociétés les divergences préparaient la rupture au début du XIIIe siècle. L’Ile-de-France, tout accrue soit-elle déjà d’alluvions plus vastes qu’elle, est toujours une petite île de sol ferme, entourée par la mer clapotante des mouvances seigneuriales, et en péril si un souffle ennemi soulève leurs vagues étrangères et françaises. Il suffirait à la féodalité, pour détruire ce qu’elle déteste, d’appliquer son propre droit. De peur que la nation contagieuse s’accrût de contrées nouvelles, donner ces contrées à d’autres possesseurs ; de peur qu’elle perpétuât avec son unité, ses disciplines et ses exemples, la diviser elle-même entre des copartageants inaccessibles à son influence, tel fut le projet qui devint une coalition.

Originaire et maîtresse de l’Anjou, la famille Plantagenet a, depuis 1129, des droits sur l’Angleterre par le mariage d’un des siens, Geoffroy, avec la petite-fille de Guillaume le Conquérant, et, par le mariage de leur fils Henri avec Aliénor d’Aquitaine, depuis 1152 des droits sur le midi de la France. Henri a pris, dès 1154, possession de la couronne anglaise. Mais en France, où Aliénor a laissé cinq fois plus de territoires que n’en occupe Philippe Auguste ni Henri, ni ses fils Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre n’ont pu s’établir. La vigilance des Capétiens contre un morcellement destructeur du royaume, et l’inertie des seigneurs aquitains, auxquels ces rivalités en équilibre assurent l’indépendance, ont fait obstacle à l’occupation. Pour qu’elle s’accomplisse, Jean sans Terre se propose de susciter des ennemis à la France. Tout le long de notre frontière Sud, il est le voisin, et peut devenir l’envahisseur. Notre frontière Est joint l’Allemagne dont l’empereur Othon est fils d’un Plantagenet, neveu de Jean, et déjà, à ce titre, comte de Poitiers. Un Allemand n’est jamais embarrassé de griefs lorsqu’il trouve occasion de prendre et le prétexte existe : Othon est un empereur contesté et Philippe Auguste préfère le rival. A notre Nord est la Flandre. Elle appartient à un Espagnol, Ferrand, qui vient d’épouser l’héritière du pays ; il a obtenu cette union grâce à Philippe Auguste et est devenu vassal de la France. Mais le pays tire d’Angleterre la laine dont il tisse ses étoffes, il est anglais par ses intérêts. Le voisinage ne perpétue que ses conflits avec la France : car, faute de frontières naturelles, les chicanes de territoire sont plus fréquentes, la bonne foi plus facile dans les prétentions, les violences moins scrupuleuses dans les prises, et celles que Ferrand a subies le prédisposent à mettre à profit sa liberté féodale et à changer de suzerain. L’exemple lui est donné par un voisin de la Flandre, un Français, Renaud de Dammartin : armé chevalier par Philippe Auguste, et devenu, par l’octroi du comté de Boulogne, un des grands vassaux, mais insatiable, incommode, mécontent, suspect, menacé dans ses privilèges, il a transporté ses foi et hommage du Roi à l’Empereur. Pourquoi ces voisins de la France ne s’entendraient-ils pas pour l’envahir ? Une idée erre, vaine comme un rêve, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé son homme d’action ; l’homme ici était Renaud. Il errait, lui aussi, cherchant sa vengeance, il la vit tout proche, la saisit et ne la lâcha plus. Les intérêts hésitaient : il leur adjoignit une puissance supérieure à eux, la haine, forte comme l’amour et plus constante. Grâce à lui la guerre fut décidée. Par son refus de renoncer à l’Aquitaine, Philippe Auguste se mettait en révolte contre le droit de l’époque. Le roi d’Angleterre invoquait ce droit quand il demanda à. l’Empereur, sou suzerain, et aux comtes de Flandre et de Boulogne, qui s’étaient déclarés ses vassaux, une exécution féodale. Et c’est au nom du même droit qu’en récompense, le comte de Boulogne s’attribuait le comté de Dreux, le comte de Flandre le nord de la France et Paris, l’Empereur une part de la Bourgogne et de la Champagne à délimiter après la victoire.

Mais l’avidité territoriale n’est pas le tout de l’entreprise. Il s’agit de prendre et de détruire, de prendre pour détruire, d’écraser une idée en même temps qu’un État, et cette guerre de pillage est aussi une guerre de principes. Il faut en finir avec la reforme morale qui menace de s’imposer au monde par la primauté de la France. Il faut délivrer du devoir et de son esclavage ceux qui sont faits pour commander. Jamais l’aristocratie, mieux vaudrait dire l’aristagogie féodale, n’avait eu encore de représentants égaux à ceux qui allaient combattre pour elle. Seul, Ferrand n’était ni vicieux, ni despote : mais lui-même, après avoir hésité, ne consulte que l’intérêt de sa puissance. Othon, dès son couronnement, a ravagé le territoire pontifical, détroussé les pèlerins, vécu en Allemagne de spoliations sur le clergé, et, atteint d’excommunication, ne s’en émeut pas. Toutes les révoltes des passions indomptables s’agitent en Renaud, violent et dur, pour qui agir fut toujours troubler le repos des autres, pour qui aimer était hier mettre de l’ostentation dans l’adultère, pour qui maintenant vivre est haïr. Et le plus pervers est ce Jean, fils révolté, assassin d’un neveu, frère perfide, qui traite ses sujets comme s’ils étaient de sa famille, les biens de l’Église comme s’ils étaient à lui, les hommes d’Église comme inutiles au prince et au peuple, a chassé d’Angleterre les évêques, et considère le pouvoir comme le privilège de n’être gêné par rien. Ce serait exagérer de dire qu’entre eux et le roi de France tout fût contraste. Philippe Auguste aussi avait « la main forte et ravageait royalement » ([2]). On ne pouvait dire de lui, comme Aliénor avait dit de Louis VII, qu’il fût un moine et non un homme : car un jour il avait changé de femme, parce qu’il avait changé de goût, et s’était longtemps destiné dans cette union illégitime, malgré les sentences de l’Église. Mais, même quand elles le condamnaient, il ne leur avait pas imposé silence ; même quand elles mettaient en interdit le royaume, il n’avait mis l’interdit ni sur les personnes, ni sur les œuvres, ni sur les biens ecclésiastiques. Il n’avait pas cessé de comprendre que la loi chrétienne est l’ordre, et, dans les jours où il ne l’observait pas lui-même, de la croire nécessaire à son peuple. Cette certitude, héritée de sa race, faisait entre lui et ses rivaux inégalité de conscience et de civilisation. Et parce que la France et le christianisme demeuraient inséparables, Othon avait vu et dit toute l’étendue de la question, quand le manifeste lancé par lui appela les seigneurs et les princes de la terre à combattre le roi des prêtres et la papauté.

 

Que tous les princes et seigneurs sur lesquels l’Empire exerçait une suzeraineté nominale eussent obéi, c’en était fait de la France. Mais la nature même de la féodalité était l’inaptitude à l’assemblage. Chacun restant l’arbitre de son obéissance, la force d’inertie paralysait ce monde armé. Le but avoué de la guerre ne permettait nulle part la neutralité à l’Église. L’influence que dans tous les pays elle exerça contre le projet impérial se joignit au prestige que l’œuvre française avait obtenu, pour éteindre la fièvre de l’action chez les plus consciencieux parmi les hommes d’épée, et les autres, dans l’incertitude, aimèrent mieux attendre l’événement que le décider. Il n’y eut de mouvement spontané qu’en Flandre, où l’on gardait à Philippe Auguste rancune de récentes violences, et quarante mille combattants suivirent leur comte. Ailleurs il fallut que les subsides fournis par les confiscations ecclésiastiques de Jean sans Terre payassent des concours trop tardifs à se donner : trente mille mercenaires anglais étaient réunis en Flandre, confiés à Salisbury, frère bâtard de Jean, et une petite troupe se recruta de même pour Renaud. L’Empereur aussi tendait la main, et après avoir reçu, amena dix mille soldats, ce qui était beaucoup pour une escorte, pas assez pour une armée. Enfin Jean, lorsqu’il demanda à ses barons de le suivre en France, dut s’embarquer pour La Rochelle avec un peu de monde et l’espoir d’en trouver davantage chez ses vassaux français. Ceux-ci, à l’aspect de cette troupe qu’ils croyaient une avant-garde, n’osèrent pas ne pas rejoindre leur suzerain. C’est pourquoi il groupa une trentaine de mille hommes, nombre plus que force : car l’arbitraire seigneurial, qui réglait l’importance et l’armement des levées, juxtaposait des foules sans cohésion. Au total, un peu plus de 100 000 hommes avaient été mis sur pied par la coalition.

En France l’élan des préparatifs fut tout autre. Pour elle il s’agissait de la vie. Tous ceux à qui l’œuvre capétienne avait apporté un bienfait ou une espérance étaient menacés. Noblesse d’épée qui avait appris le meilleur emploi de ses privilèges et discerné son véritable avantage en fondant sur le sacrifice de son pouvoir anarchique un ordre social, bourgeoisie des bonnes villes qui tenait à ses franchises, monde des clercs associé à l’inspiration chrétienne des lois et des mœurs, tous savaient leur cause inséparable de la victoire française. C’est pourquoi les contingents des évêchés et des abbayes s’offrirent d’eux-mêmes, pourquoi les milices communales ne furent pas moins empressées, pourquoi non seulement les hommes liges du roi, mais ses vassaux les plus lointains et les plus indépendants, comme ceux de Champagne et le duc de Bourgogne, amenèrent leurs gens. Une armée de 35.000 hommes se trouva formée, sans qu’il y eût à contraindre ni à pan er les défenseurs de la cause royale. Si l’on compare l’étroitesse du pays où se levait cette résistance à l’étendue des contrées où s’était recrutée l’agression, la France, sans conteste, avait accompli l’effort le plus spontané, le plus libre, le plus prompt, le plus généreux.

Il n’en restait pas moins entre les adversaires une écrasante disproportion de nombre. Aux 30 000 hommes du roi Jean qui déjà avait passé la Loire, Philippe Auguste opposa, dès le début de juillet 1214, et sous le commandement du Dauphin. Les 10 000 soldats qu’avaient fournis la chevalerie et les villes des pays touchant à la Loire. L’arrivée du Dauphin sur le fleuve rappela les seigneurs méridionaux à leur ancienne prudence. Jean sentit la fragilité du lien qui unissait à lui ses contingents. Comme son audace ne raccompagnait pas sur les champs de bataille, il tint pour perclus les combats qu’il s’abstenait de livrer et, renonçant à marcher à la rencontre de l’armée impériale, résolut d’attendre qu’elle vainquît pour lui. Philippe Auguste ne se savait pas échappé au péril d’être pris à revers quand, avec les contingents de l’Ile-de-France, de la Picardie, de la Champagne et de la Bourgogne, il allait chercher, aux frontières de la Flandre, le principal groupe des coalisés et la bataille décisive.

Pour l’intelligence de sa campagne, rappelons quelle était alors la manière de combattre. Les moyens de la guerre changent, l’objet de la guerre ne change pas : elle est l’épreuve où les adversaires mesurent l’énergie des corps et surtout des âmes. Peu importe si restent intacts les membres de ceux en qui meurt le désir de résister, et l’art fut toujours de hâter par une violence matérielle cette contrainte morale qui abolit la volonté. Or le courage est surtout déconcerté par les périls soudains imprévus et contre lesquels il n’a pas le temps de se mettre en défense. Avant que la poudre rendit efficaces les armes de jet, il fallait aux combattants prendre contact et lutter corps à corps. Les infanteries d’ordinaire se découvraient bien avant de se joindre, marchaient à la rencontre avec la même vitesse, s’abordaient avec un armement égal. Elles ne possédaient aucun des avantages faits pour surprendre les imaginations : les plus vastes mêlées, multitude de combats singuliers où chaque homme s’occupait d’un homme, pouvaient prolonger leurs hécatombes sans exciter les soudainetés collectives de la panique. Seules les cavaleries possédaient la puissance d’intimidation. Encore, lorsqu’elles couraient l’une sur l’autre, le sentiment de leur égalité leur conservait-il le sang-froid : mais quand elles fonçaient sur une troupe de pied, la promptitude de l’allure, la violence du choc, l’invulnérabilité des chevaliers, tout se réunissait pour donner à la ruée formidable l’apparence de l’irrésistible. A cette apparence le XIIIe siècle opposait un armement et une tactique. Nulle infanterie en marche n’avait assez de cohésion pour tenir contre les charges : s’arrêter pour les recevoir, se masser avant le choc, former les premiers rangs de cet ordre profond par des piquiers aux lances plus longues que celles des chevaliers, attendre derrière cette forêt de hampes calées contre le sol et de pointes tendues vers l’ennemi, que l’élan de l’offensive vint s’enferrer sur la solidité immobile. Telle fut la défense. Sans doute si les cavaliers réussissaient à ébranler cette masse, à la traverser, prise à dos, à la trouer de nouveau, et par ce va-et-vient destructeur à la disjoindre, ils la changeraient vite en une foule tournoyante, à qui serait également vain de combattre ou de fuir. Mais s’ils se laissaient arrêter par l’obstacle et demeuraient enfoncés dans son épaisseur, c’est pour eux que la chance devenait mauvaise. La force du choc était épuisée ; contre la multitude des assaillements refermée sur chaque chevalier, ce n’était plus assez d’une épée pour défendre à la fois le cheval et l’homme ; que l’homme fût renversé, son armure même devenait sa faiblesse, car elle l’empêchait de se relever sans aide. L’incertitude sur l’issue de ces rencontres avait donné naissance à deux doctrines parmi les gens de guerre. Dans la plupart des pays, surtout les germaniques, on tenait l’homme de pied pour le vainqueur probable, et l’infanterie pour la force essentielle. La France, qui avait soutenu le principal poids des croisades, et tiré une expérience de ses luttes contre les musulmans, comptait surtout, pour le gain des batailles, sur l’action impétueuse, mobile et souple de la cavalerie. Les peuples qui croyaient travailler au progrès de l’art militaire en amoindrissant la cavalerie, tendaient à éliminer de la guerre ce qui trouble et déçoit les prévisions fondées sur la force matérielle, à assurer par des tueries sans imprévu la victoire du nombre. La France, par l’importance prépondérante qu’elle attribuait à l’arme la plus capable d’intervenir le plus vite, par les successions les plus variées d’efforts, et sur les points les moins prévus, donnait la maîtrise de la guerre à la science des combinaisons, à l’opportunité des mouvements, au jeu des forces morales et subordonnait la puissance du nombre à celle de l’intelligence.

 

Mais cette fois le nombre ne possédait-il pas une supériorité trop écrasante pour rien craindre, même du génie ? C’est avec 25 000 hommes que Philippe Auguste va se heurter à plus de 80 000 ; pas même un contre trois. Et ceux-ci n’étaient plus de l’espèce rassemblée par Jean et prompts à la débandade : tout autant que le nombre ils avaient la qualité. Certes nos chevaliers, et nos sergents d’armes, cavaliers plus légers, étaient prêts aux tâches les plus diverses des plus rudes rencontres, mais ils n’étaient que 5 000 contre plus de 10 000. Pour l’infanterie, disproportion plus grande encore : à 10 000 routiers allemands d’Othon, à 25 000 mercenaires anglais, tous rompus au métier, s’ajoutaient 35 000 Flamands, soldats des villes remuantes, vétérans des guerres citadines, et qui, au moment où les Suisses n’étaient pas sortis encore de leurs montagnes, passaient pour la première infanterie de l’Europe. L’on a trop déprécié celle de Philippe Auguste en la présentant comme une levée inconsistante et novice. Les contingents ecclésiastiques et les milices des villes étaient des corps réguliers et instruits. Mais la paix intérieure leur avait épargné les occasions de faire leurs preuves récentes, et surtout ces hommes de pied étaient 20 000 contre 70 000.

Pourtant le roi va chercher l’ennemi ([3]), il le trouve près de Valenciennes, à Mortagne, mais couvert par des marécages. Pour l’attirer hors de cet abri il feint la crainte et la retraite. Il compte, en paraissant fuir, précéder son adversaire sur un meilleur champ de bataille. Il a levé son camp le 27 au matin, pour suivre la voie romaine qui va à Péronne et qui, à Bouvines, franchit la rivière de la Marque sur un pont. Les bagages ont passé ce pont, et l’infanterie après eux, tandis que la cavalerie couvre le mouvement. Le roi resté avec elle ne compte pas combattre ce jour-là qui est un dimanche. Le soleil est en haut de sa course dans un ciel clair. Philippe Auguste, se fiant à la trêve de Dieu, a fait halte sous un frêne, près de l’église, a quitté son armure, et dîne de pain et de vin, lorsque son arrière-garde est refoulée. L’ennemi a suivi les Français : d’un plateau qui s’abaisse doucement sur Bouvines, il voit les Français coupés en deux par la rivière. Pour lui l’unique péché serait de ne pas mettre à profit cette faveur, le jour où elle s’offre, fût-ce le dimanche. Averti, le roi envoie à l’infanterie l’ordre de repasser la Marque, entre dans l’église, y prie un instant, s’arme, et court au combat comme un appelé aux noces ([4]) ». Il allait en effet à des noces, à son mariage avec la gloire.

C’étaient les 5 000 cavaliers du comte Ferrand, qui, avant-garde de l’armée impériale, avaient, sur la voie romaine, rejoint notre arrière-garde commandée par le duc de Bourgogne, et s’étendaient à droite pour la tourner. Contre eux le roi porta à gauche de son arrière-garde sa cavalerie champenoise et les déborda à son tour. Ce que voyant, l’infanterie flamande qui suivait sa cavalerie, afin de la flanquer, déboîta de la route. Ainsi firent sur la gauche de notre cavalerie les milices picardes en attendant celles de l’Ile-de-France qui bientôt, le pont repassé, fortifièrent notre centre. Les Allemands d’Othon s’établirent à la droite des Flamands, Renaud a la droite des Allemands, enfin Salisbury et ses Anglais a la droite de Renaud, tandis que le comte de Dreux et l’évêque de Beauvais, son frère, formaient de leur contingent notre gauche. Les deux armées sont passées de l’ordre en colonne à la ligne de bataille. Les impériaux occupent la partie la plus haute du plateau, mais ont un marais à dos et le soleil dans les yeux ; les Français, face au nord, couvrent la voie romaine et le pont de Bouvines. Le front des armées est long d’une demi-lieue, et sur ce front, où les Français, pour n’être pas tournés, ont du s’étendre autant que l’ennemi, leur densité est trois fois moindre. Nous avions si peu de monde qu’il avait fallu mettre tout en ligne. Pourtant le pont de Bouvines qui, occupé par nous, assure notre retraite, et, pris par l’ennemi, nous la ferme, a trop d’importance pour être négligé. Philippe Auguste entretenait une garde de l00 hommes, les plus grands et les plus forts qu’on trouvât, et supérieurement montés. Ils portaient une seule arme, mais de toutes alors la plus redoutable, la masse. Tandis que la pointe de la lance et le fil de l’épée s’émoussaient contre le casque, et le haubert, la massé ; maniée par un bras vigoureux, sous le casque défoncé fracassait le crâne, sous les mailles de la cote brisait les membres et écrasait le torse. C’est à ces « sergents de la masse » que fut confié le pont.

Othon et Philippe Auguste sont face à face, au centre de leurs troupes, et près d’eux leurs emblèmes, images des forces en présence. Le signe de l’Empereur est un aigle d’or qui s’abat sur un dragon, symbole de violence et de proie. Devant le roi l’étendard des lys et l’oriflamme, la fleur d’un pouvoir qu’une foi purifie. Une de ces armées est de la matière vivante en quête de matière inerte, des corps en mouvement pour prendre du sol. Quand, à ces yeux de chair, on a montré le butin, rien n’est à ajouter. Ce silence de bête ramassée sur elle-même et prête à bondir n’est interrompu que par un vœu féroce, le serment fait par Othon, Ferrand et Renaud de tuer Philippe Auguste, et par un cri de sensualité, le « pensons à nos belles », jeté par un Flamand à ses hommes quand le combat commence. Les hommes de France ont d’autres visions. C’est la vertu civilisatrice du christianisme que défendra leur courage. Philippe Auguste semble attester en leur nom la grandeur de ce qui va s’accomplir. Il tient, après Othon, à déclarer inséparables la France et l’Église que l’Empereur croit détruire l’une avec l’autre et qui s’abriteront l’une par l’autre. Il pense avoir, en une seule accusation, dit le pire contre ceux qu’il appelle les ennemis du Christ et de ses ministres. Il sait unir la noblesse de l’œuvre accomplie par la France avec l’infirmité des ouvriers par ces humbles et belles paroles : « Pour nous, quoique pécheurs, nous défendons une cause sainte. » Il espère la victoire surtout de Dieu qui n’abandonnera point ses soldats. Et ses troupes, avant de combattre, veulent être bénies par le roi ([5]).

Ces croyants ne sont pas de ceux qui se reposent sur Dieu de toute leur besogne. Eux savent mieux aider au succès que leurs adversaires. Il y a dans l’armée impériale un homme de tête, c’est Renaud. Combattant magnifique et intrépide, fameux par cette vigueur corporelle qui assure le prestige sur toute foule armée ou non, il ne sait pas seulement suivre en soldat, mais conduire en chef, et il n’a pas été avare d’avis utiles. Mais le premier châtiment d’un transfuge est de sembler traître même à ceux qu’il sert. Des défiances injurieuses ont accueilli ses conseils. D’ailleurs chaque seigneur entend diriger seul les vassaux qu’il amène. Boulogne restera lui-même isolé à la tête de sa petite troupe, et l’abandon où on le laisse va témoigner l’inaptitude de cette organisation militaire à utiliser les plus capables des siens. Sauf lui, tous pensent qu’ils n’ont pas besoin de combinaisons pour écraser de leur masse cinq mille cavaliers, si bons soient-ils, et vingt mille hommes de piétaille qui valent peu. Il suffit que par une marche concentrique elle ramasse, pour ainsi dire, ses ennemis poussés de front et de flanc et se referme sur eux. L’armée française a aussi son capitaine. C’est Guérin de Montaigu. Chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, il a guerroyé longtemps en Palestine, est revenu avec une renommée militaire en France, y a trouvé l’estime et la confiance de Philippe Auguste. Il vient d’être élu évêque de Senlis, mais il porte encore sur son haubert la tunique rouge et la croix noire de son ordre. Guérin, outre des idées, a le moyen de les changer en actes. Dans l’armée où il se trouve, un homme qui joint à un prestige personnel la faveur du roi devient une autorité. Ainsi la suprématie que le roi a acquise dans les affaires intérieures exerce son efficacité dans la conduite de la guerre.

Les dispositions ennemies fournissent à Guérin sa manœuvre. L’infanterie des coalisés forme un front continu, dense, redoutable ; sa cavalerie est dispersée, 5 000 lances avec le comte de Flandre à la gauche, 5 000 à la droite avec Salisbury, et quelque peu autour de l’Empereur. Garder d’abord la défensive contre cette infanterie et ne faire obstacle qu’à sa manœuvre d’enveloppement ; laisser au centre et à la gauche la cavalerie strictement nécessaire aux feintes qui retiendront immobile l’adversaire ; masser à notre droite tout le reste de notre cavalerie et la jeter sur la cavalerie flamande, tel est le plan. Déjà il s’exécute : Dreux et Beauvais ne gardent qu’un millier de lances, le roi quelques-unes, et à droite près de cinq mille cavaliers sont groupés dont beaucoup vont ainsi combattre sous d’autres chefs que leurs seigneurs. Guérin les partage en trois groupes pour rendre continu l’effort qui ne durerait pas s’il devait être fourni toujours par les mêmes combattants. Enfin, comme il veut user d’abord l’adversaire avant de le détruire, il déroge au point d’honneur qui réservait les premiers coups aux plus qualifiés, un duc de Bourgogne, un Montmorency, un Saint-Pol consentent que l’attaque ne soit pas engagée par eux, mais par des sergents à cheval, vassaux de l’abbaye Saint-Médard, près de Soissons. Aussitôt commence cette charge incessante, menée jusqu’à l’épuisement, par des agresseurs qui se succèdent et reprennent haleine après chaque effort, contre une cavalerie qu’ils immobilisent, qu’ils contraignent à recevoir passive le choc perpétuel et à résister sans un instant de répit. Harcelée par la cavalerie légère, elle se fatigue, se disjoint ; enfoncée par la cavalerie lourde, elle se morcelle en débris de moins en moins solides contre la ruée victorieuse. Après trois heures de cette lutte, la cavalerie flamande n’existe plus. Ferrand est à ce point à bout de forces qu’il se laisse prendre sans résistance.

Critiques avaient été ces heures pour le reste de l’armée française pour les 20 000 combattants qui tenaient contre 80 000. A notre gauche l’évêque de Beauvais et son frère le comte de Dreux doivent, avec 10 000 hommes levés dans leur région, empêcher que les 30 000 soldats de Salisbury et de Boulogne menacent notre retraite, en tournant, notre gauche, ou se joignent à l’attaque d’Othon, contre notre centre. Nos 1 000 cavaliers se lancent sur l’infanterie anglaise et sans l’entamer, la fixent sur place et gagnent du temps. Mais les 5 000 cavaliers de Salisbury dégagent leur infanterie et attaquent les nôtres qui, chargés aussi par les fantassins anglais, perdent du monde et du terrain. Le pont de Bouvines est en péril, et déjà Salisbury et ses chevaliers vont l’atteindre. Alors les sergents à masse qui en ont la garde, foncent, leur terrible marteau à la main et le manient de telle sorte qu’autour d’eux la chevauchée s’arrête et s’abat. Emporté par l’exemple et par sa pitié pour les siens, l’évêque de Beauvais qui jusque-là n’a point combattu de sa personne, s’est armé aussi d’une masse, et piquant droit à Salisbury a, d’un coup asséné sur le casque, mis par terre l’Anglais. La chute et la capture du chef déconcertent ses troupes, leur élan est rompu. Leur effort n’a pas été secondé et n’est pas repris par Boulogne. Lui, comme soucieux de son serment, tentait d’abord de percer vers le roi, quand sur sa route il a rencontré Dreux qu’il déteste : l’une de ses haines prenant la place de l’autre, il a dévié vers son ennemi le plus proche. Dès lors son action se réduisait à un duel qui, si passionnant fût-il pour sa vengeance particulière, importait peu aux résultats généraux de la journée. La troupe dont il dispose est trop faible pour les interventions décisives et ne permet à son chef que des prouesses de chevalier.

Donc, tandis qu’à notre droite la cavalerie française anéantissait une cavalerie égale en nombre, à notre gauche l’infanterie et la cavalerie françaises avaient, par l’emploi combiné des armes et malgré l’infériorité du nombre, retenu sur place le corps anglais. Ces faits à leur tour modifiaient les conditions de la bataille livrée au centre. Là l’Empereur, souciant son infanterie et l’infanterie flamande en un corps de 45 000 hommes, l’avait lancé sur les 10 000 hommes de milices qui entouraient le roi. Nul doute qu’Othon ne fût venu à bout d’eux s’ils avaient été, par une attaque enveloppante, chargés en face et de flanc. Mais, encadré sans être soutenu par les combats livrés à sa droite et à sa gauche et qui limitaient comme deux murs le couloir où il pouvait se mouvoir lui-même, Othon ne pouvait agir que de front. Ce front, de deux à trois mille pas, laissait place tout au plus à un millier de combattants. C’était donc une infime partie de sa troupe qui trouvait à besogner au premier rang, le seul où l’on fût en contact avec l’ennemi. Les autres rangs n’agissaient que par leur poussée et si la profondeur de la colonne faisait cette poussée formidable, néanmoins la puissance offensive de la masse restait fort amoindrie. Au contraire la faiblesse numérique des Français était en quelque mesure compensée par l’étroitesse de ce front, Sans doute chacun des mille hommes qui y trouvait place avait derrière lui quatre fois moins de compagnons ; mais, au premier rang, homme contre homme étaient égaux. La rencontre fut donc une de ces tueries de détail et de lenteur où les sanglants ouvriers se remplacent presque sans bouger, quand tombent ceux qui frappaient devant eux. Néanmoins la poussée allemande finit par emporter ce corps à corps presque immobile en un mouvement collectif, fendit comme un coin la masse des milices françaises et pénétra jusqu’à Philippe Auguste. Les routiers allemands se glissant entre lui et son escorte, harponnent son armure par les crocs de leurs piques, tirent à eux, et le désarçonnent. Avant qu’il soit tué ou pris, nos milices le dégagent. Et c’est le moment même où nos 5 000 cavaliers ayant achevé leurs premiers adversaires arrivent à toute bride sur cette masse d’infanterie, entrent en elle par le flanc et à revers, l’ouvrent, l’écrasent, y portent la panique. Comme tout à l’heure Philippe Auguste avait été saisi par les fantassins allemands, Othon est pris dans cet ouragan de chevauchée française. Un premier coup d’estoc, paré par l’armure atteint l’Empereur ; on redouble : cette fois le cheval du prince reçoit le fer dans sous la douleur fait volte-face et tombe après quelques foulées. Othon saute sur un autre cheval, mais pour continuer une fuite que les chevaliers français poursuivent, mêlés à l’escorte allemande. Un des nôtres, gagnant de vitesse l’Empereur, le saisit aux épaules pour le renverser de sa selle, mais Othon s’échappe. Philippe Auguste dit à ceux qui l’entourent : « D’aujourd’hui vous ne verrez son visage. » Et les deux armées en effet n’aperçoivent plus de l’Empereur que ce dos qui fuit toujours.

Il emportait avec lui dans sa course la dernière chance de victoire. La vaillance des chefs est parfois contagieuse, leur lâcheté l’est toujours. Il restait encore aux coalisés plus d’hommes que n’en avaient les Français. Mais cette armée désertée par son guide s’abandonna elle-même, et, comme lui renonçant à combattre, ne songea plus qu’à S’échapper. Déjà les débris des corps flamands et des compagnies allemandes se suivent le long du même chemin, dans le pêle-mêle de la déroute. Elle est pour eux sans danger, car maintenant toute la cavalerie de notre droite et l’infanterie de notre centre se hâtent vers notre gauche pour y combattre à nombre égal les Anglais. Mais quelle égalité le nombre maintient-elle entre ceux à qui la confiance prête ses ailes, et ceux à qui le découragement attache ses semelles de plomb ? Le calme des Anglais les rend plus sûrs que la résistance ne réparerait rien, qu’ils sont acculés à un marais, et avant d’être cernés entre lui et nos troupes, ils se retirent, entamés par notre poursuite. Boulogne ne tente pas de faire comme eux. Pour lui la partie est perdue, pour lui sont perdues toutes les parties : jamais il ne retrouvera ni grâce chez le roi, ni crédit chez l’Empereur, ni chance de détruire par l’anarchie féodale la puissance organisatrice dont il déteste l’avènement. Il reste sur le champ de bataille, il y attend un coup qui le délivre de toutes ses désespérances. Et il apporte dans sa dernière tactique l’habileté dont ses complices n’ont pas voulu se servir. Ses piquiers forment un cercle immobile, hérissé, infranchissable : il en sort avec ses quelques chevaliers pour combattre, il y rentre pour se reposer. Et il continue ses charges meurtrières jusqu’au soir. Guérin, toujours présent à l’heure et à la place opportunes, arrive alors et lorsqu’après une nouvelle course Renaud veut regagner sa forteresse d’hommes, le chemin lui en est coupé. Surpris, blessé, jeté bas de cheval, il se rend, au moment où l’un de ses agresseurs lui a tailladé le visage, où un autre cherche sous le haubert à lui percer le corps.

Maintenant, prisonniers ou fugitifs, tous les envahisseurs ont disparu du champ de bataille. Il ne reste plus à son centre, près de la place où fut l’Empereur, que 700 Allemands, de ceux qu’il avait amenés. Cette troupe quand il disparut ne l’a pas suivi, quand le combat se déplaça est demeurée où elle avait lutté. On l’y retrouve le soir les armes à la main. Plutôt que de les rendre, tous meurent jusqu’au dernier. Ceux-là avaient sauvé l’honneur allemand.

La nuit est venue. Elle étend son droit d’asile sur ceux que le jour a épargnés ; les sonneries des trompettes ordonnent aux troupes de cesser la poursuite contre des fuyards qui ont cessé d’être dangereux, et de rentrer au camp. Là Philippe Auguste accorde à tous les prisonniers la vie sauve. Il l’accorde même à Ferrand, même à Renaud qui avaient juré de le tuer. Ainsi l’œuvre de force s’achève et se complète par la pitié.

Telle fut la victoire de Bouvines. Victoire de courage, car il le fallait grand à une nation seule pour ne pas craindre une ligue, il le fallait héroïque à une armée si petite pour attaquer une armée si nombreuse. Victoire d’intelligence, car la disproportion des forces fut comme renversée par leur emploi, par notre offensive à la fois furieuse et réglée qui détruisit d’abord la gauche ennemie, puis passa à travers son centre éventré, pour s’abattre enfin sur sa droite, et accabler d’une force toujours accrue par ses succès et sa marche, les forces toujours isolées et stagnantes de l’ennemi. Victoire de civilisation, car la France avait, plus que cet ennemi, le respect de la dignité humaine et du devoir. Victoire donc de justice. Victoire aussi de faveur, car dans cette journée les fautes des uns dépassèrent l’ordinaire de l’aveuglement, leurs conséquences outrèrent l’expiation naturelle des erreurs, la sagesse des autres fut récompensée de résultats supérieurs à elle, et toutes les choses qu’elle ne pouvait gouverner ni prévoir se disposèrent comme d’elles-mêmes pour accroître son succès. On dirait que si la France a bien travaillé pour elle, une complicité invisible ait mieux encore travaillé pour la France. Et de cela surtout nous devons être heureux et humblement fiers. Ce n’est pas l’unique fois où notre race ait obtenu ce mystérieux concours : aux heures les plus décisives elle a été élevée ou relevée par des moyens inattendus et qui d’eux-mêmes semblaient inefficaces. La pesanteur des impondérables a été sensible à l’intelligence du plus réaliste parmi les hommes d’État : au moins mystique des historiens apparaît dans la vie de la France le secours de l’inexplicable. En notre faveur ce qui n’était pas l’œuvre de notre force humaine a été fait. Par qui, sinon par un pouvoir surhumain ? Que cette providence divine ait parfois voulu être la complice de notre cause, ait suppléé à nos inerties et complété nos bons vouloirs par les prodiges de son aide, et laissé croire à une solidarité entre l’exécution de ses desseins et l’existence de la France, c’est l’honneur de notre destinée. Pour toute nation, comme pour toute créature, y a-t-il une meilleure gloire qu’être la servante passagère de la sagesse immortelle ?

 

Si Bouvines eût été notre défaite, une mouvance féodale de plus démembrait la France. De l’Europe, les contrées les mieux unies par la nature et les hommes auraient été séparées par l’épée, et leur rupture se serait faite à leur centre. Les parts de ce tout, entraînées dans les orbites différents de ravisseurs multiples, auraient perdu la douceur et la force de la vie commune. Un jardin entre Seine et Loire eût-il été laissé à Philippe Auguste, une France prise au milieu de fiefs formés par ses dépouilles, et nouée dans sa croissance, n’était plus la France. Quand ses mutilations auraient, dans tous les lambeaux d’elle-même, laissé intacte son âme, quelle efficacité fût demeurée à ses désirs captifs d’adversaires victorieux, et même aux exemples donnés par elle dans l’étroit asile de sa liberté ? Les idées sont des flèches, leur puissance pénétrante croît et diminue avec la force de l’archer. Quelle force eût gardé notre pensée dépouillée de sa gloire ? Et la place abandonnée par nous ne fût pas restée vide. Il n’y a d’influences disparues que les influences remplacées, et déjà sur le monde s’en levait une, la plus contraire de desseins à la nôtre. L’avènement de l’empereur Frédéric donnait un grand chef à la féodalité. De la féodalité il revendiquait le principe, quand, au nom des dévolutions, pactes et héritages, il confondait sous une seule autorité les peuples d’Allemagne, de Sicile, d’Italie et d’Orient. De la féodalité il servait les intérêts par ses ménagements pour les privilèges des nobles, et par ses révoltes contre « le pouvoir populacier » des papes. De la féodalité, il avait mis à profit pour lui-même toutes les indépendances qu’elle permettait aux grands. Incrédule à Dieu, contempteur des hommes, habile sans scrupule, immoral sans remords, instruit, lettré, luxueux, magnifique, perpétuel artiste, il allait être pour tous un tentateur par la richesse de ses aptitudes et par la logique de ses perversités. C’est son prestige qui menaçait de succéder au nôtre. Mais, parce que Bouvines fui notre victoire, un glorieux portique fut ouvert à la splendeur française de notre XIIIe siècle. La solidité est éprouvée du bloc fait non seulement de rêve, mais de fer, et ce fer devient aussitôt un aimant qui attire les poussières féodales, les fixe, et s’accroit d’elles. Par cette force grandissante est continuée l’œuvre civilisatrice. Une sollicitude qui veillé sur les hommes de tout état et les rapproche achève de former la nation. Déjà sa conscience d’elle-même se révèle par son art, qui naît de sa foi tout formé, par sa langue, aussitôt mère d’une littérature, et qui déjà raconte au monde avide toutes les beautés de l’honneur. La chrétienté constate que cet honneur n’est pas seulement de paroles, car une partie de ces paroles raconte nos actes, et nos actes accroissent partout notre prestige. Et les habiletés d’un Empereur Frédéric pâlissent devant les vertus d’un saint Louis.

Contre le droit national la féodalité tente sa revanche par la guerre de Cent ans. L’heure semble opportune quand la famille capétienne n’a plus de mâles, et le droit invoqué est plus que jamais le droit des fiefs. Cette fois, le monarque anglais revendique, outre l’hérédité de son aïeule Éléonore pour obtenir l’Aquitaine, l’hérédité de sa grand’mère, fille de Philippe le Bel, pour obtenir toute la France. Et c’est la France qui, avant de combattre, répond, consultée par son roi. Des nobles, des clercs, des bourgeois étrangers au droit donnent leur avis sur un droit incontesté par tous les jurisconsultes. Et cet avis fut : que la France n’était pas un fief, mais un peuple, pas un sol inerte à prendre, mais une personne vivante, seule apte à se donner et qu’elle se refusait. Subordonner l’existence des fiefs à l’existence des nations, tenir pour illégitime toute appropriation qui menace les familles naturelles des hommes, consulter sur la souveraineté d’un État le sentiment public était troubler l’ordre d’alors par la plus profonde des révolutions. Pourquoi cette révolution poussait-elle son cri libérateur en France ? Parce que, depuis Bouvines et grâce à Bouvines, nos pères avaient obtenu un siècle de respect pour leur vie commune, parce que l’expérience douce et fière de cette communauté leur rendait odieux, intolérable de se soumettre à d’autres mœurs, à une autre langue, à un autre sang.

Combattre était alors partout le devoir de la noblesse. La nôtre, de toutes la moins féodale, l’était assez pour garder de la jalousie à l’État qui se forme. Elle vit partagée entre sa fidélité à la grandeur française et son attachement à l’intérêt oligarchique. Tout ce qui accroît l’État la diminue, elle a le vague regret de préparer un avenir où elle aura une moindre place. Elle se mêle aux périls publics, tantôt avec son courage, tantôt avec son avidité, et le désordre de ses mouvements prépare ses désastres. Déjà le traité de Brétigny a démembré la France et celui de Troyes ne la laisse entière que pour la donner toute à l’Anglais. Alors quand la noblesse, affaiblie de sang et de renommée, défaille, se lève le combattant que l’on n’attendait pas, le peuple. Cette intervention du peuple déconcerte certains penseurs d’aujourd’hui, elle avance sur leurs horloges. Ils ne peuvent comprendre qu’à cette heure-là, l’oublié de la paix et de la guerre, l’ignorant de l’une et de l’autre, l’homme de rien, le reclus de contrées presque closes les unes aux autres, l’enlisé dans la vase des soucis matériels et immédiats ait soudain étendu sa pitié sur toute sa nation, qu’il ait aimé le roi lointain et la patrie invisible, qu’il ait trouvé tant de divination dans tant d’ignorance. L’ignorance est de méconnaître que cet avènement du peuple entier à la solidarité nationale était le fait le plus logique, le plus nécessaire, le plus prêt de notre histoire. Qui gagnait le plus à la paix, et perdait le plus à la guerre ? Le peuple. La guerre d’alors, retour à l’état de nature, où les forts écrasaient les faibles, amis ou ennemis, accablait de ses pesanteurs accumulées le plus faible de tous, le peuple. A ce faible, par contre, la paix réservait tout l’avantage des abandons lentement consentis par tous les privilégiés. Il savait tout cela. Même dans les hameaux les plus reculés les clercs habitent ou passent, membres d’une hiérarchie présente dans tout le royaume, attentive et informatrice des siens. Elle n’a pas dessein de les tromper, ni eux de tromper le peuple, les nouvelles parviennent sûres. De ceux qui les répandent, le peuple ne doute pas, il reconnaît en eux ses constants amis. Sa confiance affermie leur demande non seulement quels sont les faits, mais ce qu’il faut penser des faits, et avec des nouvelles reçoit des idées. Or les désastres de la guerre n’émouvaient pas seulement dans le clergé la pitié due aux souffrances atroces des personnes : ils lui inspiraient des craintes pour tout l’ordre de l’avenir. En France, il avait travaillé à l’ordre en s’associant à une royauté assez puissante pour user et vaincre les résistances des égoïsmes : et c’est par la coalition d’égoïsmes français et étrangers qu’il la voyait amoindrie, désarmée. Il n’avait pas voulu enclore la civilisation en France, mais l’étendre à toute la chrétienté, car de même qu’à la France il fallait un roi fort pour y servir la patrie, il fallait au monde une France forte pour y aider la gardienne universelle de la justice, l’Église : et la France comme le roi était dépouillée de sa fonction. Les clercs le disaient à tous. Ainsi entre les serviteurs du plus haut idéal et les représentants des intérêts les plus humbles, se fit une intime communauté d’intelligence et de devoir. Le peuple eut la vision de toutes les délivrances qui se proposaient à lui par une seule tâche. Il voulut échapper à l’excès de ses propres misères, et il voulut relever la royauté qui était utile à toute la France, et il voulut relever la France qui était utile au monde. Toutes ses énergies obéirent à une indivisible tendresse, qui rendait nationales la foi et la patrie sacrée. Cette action sublime et naturelle ne devint miracle qu’en Jeanne d’Arc. Les voix qui ont dit à celle-ci même la grande misère de France ne sont pas seulement celles de ses saintes. Bergère, illettrée, et loin du pays où l’on se bat, elle a recueilli de bouches humaines les douloureuses nouvelles. L’inspirée est d’accord avec le sentiment universel quand elle accuse la défaite de nitre pas seulement un malheur, mais une faute, le péché de ceux qui se résignent. Et si elle dit : « Mon fait est un ministère », tout homme qui s’arme le pense. Par cet amour prêt au sacrifice, l’immense multitude de ceux que l’on ne compte pas devient un peuple. Il est fait quand s’achève à Rouen, par l’immolation sainte d’une paysanne, l’œuvre commencée à Bouvines par le courage d’un roi.

La vocation de Jeanne avait été le signe que même les chétifs de France, même les femmes, voulaient « bouter l’Anglais dehors ». Qu’une race unanime se lève contre l’envahisseur, elle l’étouffe ou le chasse. Cette énergie, rare dans l’histoire, est toujours victorieuse, et devait alors l’emporter d’autant plus que les guerres étaient faites par de petites armées. Quelques expéditions de mercenaires et de chevaliers avaient suffi pour prendre l’avantage sur nos hommes d’armes et s’imposer à nos provinces inertes. Mais quand soudain elles frémirent toutes, le vainqueur se sentit minuscule dans leurs étendues et faible contre leurs soulèvements. Sa volonté de conquérir n’égalait plus leur volonté de se délivrer. Sa raison pressentit dès lors que l’avenir se fixait. Vingt-deux années encore l’Anglais s’attarde où son espérance n’habite plus, vingt-deux années vides d’action, malgré quelques rencontres secondaires et quelques sièges obscurs. Que l’on compare cette fin aux ardeurs et à l’effet des précédentes périodes ! Pourquoi un adversaire courageux cède-t-il presque sans lutte le terrain naguère si vigoureusement gagné se laisse-t-il pousser vers la nier et s’évade-t-il en silence ? Qu’y a-t-il de changé ? Une seule chose. Il recule devant la nation qu’il lui fallait surprendre endormie et qu’il a éveillée.

 

Peu de choses égalent en beauté cette formation de l’autonomie française. La plénitude harmonieuse de l’œuvre fut que la France ne travailla pas seulement pour elle-même. Conquérir le droit national était le répandre. La France la propagea par son exemple. Tant de vigueur dans la lutte, d’activité dans l’intelligence, de culture dans les mœurs. de concorde partout répandue révélait aux inconsistances féodales un état plus parfait : quand elles désespérèrent de le détruire, elles commencèrent à l’imiter. La France le propagea par ses fautes mêmes. Car après l’avoir établi, elle ne le respecta pas toujours chez les autres et parfois voulut dominer le monde. Mais, même à coups de génie, elle ne put détruire son œuvre première et meilleure, elle forgea plus fortement les nations qu’elle tentait de souder à elle. Et aujourd’hui le régime qui avait été d’abord notre originalité est devenu le droit commun des peuples, et une société dure qui doit son activité à leur nombre et son repos à leur équilibre.

Dans cette société nouvelle la vieille mission de la France n’a pas cessé. D’autres races sont supérieures par leur aptitude à dominer la matière, à féconder le travail, à multiplier la richesse, à reconnaître avec discernement, à poursuivre avec obstination, à tout prix, leur avantage. La France est la première par sa sollicitude naturelle d’un ordre général qui établisse parmi tous les hommes plus de vérité, de justice et de bonheur. Si loin qu’un être se plaigne, la France entend et, quel que soit le mal, se sait débitrice du remède. Penseurs attentifs aux conséquences des institutions politiques, théoriciens de réformes sociales, messagers de bonté auprès des moindres groupes de notre espèce, il se trouve toujours et partout des Français pour offrir [inépuisable abondance des doctrines généreuses et des dévouements désintéressés. Il n’est pas superflu que dans un monde où chaque race pense à soi, une pense à toutes. Ceux mêmes qui nous disputent le moins cette fonction nous savent gré d’y persévérer. Pour nous cette vocation est la plus ancienne des habitudes, et date de nos origines mêmes, elle est née avec nos croyances sur la destinée de l’homme. Le fleuve séculaire a sa source au baptême de notre race. Aujourd’hui plusieurs continuent à se glorifier du fleuve et ne nomment plus la source, ou ne la connaissent pas. Nous continuons, connue nos pères, à la connaître et à la nommer. Car le passé, la gloire, l’influence, le prestige, l’avenir sont, pour la France, inséparables de son génie chrétien.

Et, comme nos pères, nous savons que les idées, même les plus dominatrices de la force, ont parfois besoin de la force. Elles n’ont pas tellement transformé le monde qu’il n’y ait plus rien à craindre pour elles. Il s’en faut que tous ceux de chaque race vivent unis et libres. Nombreux sont les peuples, et parmi les plus fiers de leur culture, qui gardent à leurs foyers des familles captives et mutilées. Sont-ce là seulement les débris de la violence qui fit d’abord le monde et qui s’élimine lentement de la vie ? Sont-ce des pierres d’attente pour une violence toujours fertile en plans, en espoirs et prompte aux occasions ? Tout l’avenir dépend de l’énergie avec laquelle seront contenues lus ambitions menaçantes. Comme les contemporains de la bonne Lorraine, nous ne consentirons pas à être faibles parce que le droit en souffrirait partout dans le monde. Et si quelque aigle, de l’espèce à la faim célèbre, chassait jamais sur nos terres françaises, nous saurons, comme à Bouvines, le recevoir.

 

 

[1] « Il fut décidé par l’Église que les prêtres accompagneraient Louis à la guerre avec leurs paroissiens et leurs bannières, » Orderic Vital. I. XI.

[2] Guillaume Le Breton, Chronique, 81.

[3] Plusieurs témoignages contemporains de l’événement, et laissés par des hommes divers de conditions et de partis, donnent une certitude historique au caractère général et à certains détails de la bataille livrée à Bouvines. Les principaux de ces témoignages sont : la chronique rimée de Mousket, bourgeois de Tournai ; la chronique anonyme de Béthune et surtout les manuscrits de Guillaume Le Breton, qui assistait à la bataille, l’a racontée dans sa chronique et chantée dans sa Philippide, poème en l’honneur de Philippe Auguste.

[4] Guillaume Le Breton.

[5] « Quel geste que celui de la bénédiction par un roi qui est à la fois prêtre et chevalier, Moïse et Aaron ! » E. Lavisse, La bataille de Bouvines, Gaston Née, in-18.