Inauguration du monument élevé à la mémoire de Lamartine, à Bergues

Le 21 septembre 1913

Denys COCHIN

INAUGURATION DU MONUMENT

ÉLEVÉ EN L’HONNEUR DE LAMARTINE

A BERGUES
Le Dimanche 21 septembre 1913

DISCOURS

DE

M. DENYS COCHIN
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

La ville de Bergues donne aujourd’hui un exemple méritoire dont un pays parlementaire doit lui être reconnaissant. Elle a élu, en 1832, un député illustre entre tous ; elle ne pense aujourd’hui qu’à l’honneur d’avoir été représentée par Lamartine ; et ses habitants célèbrent cette grande mémoire avec unanimité.

Vous avez raison, Messieurs. Les luttes de partis, les intérêts locaux, ne doivent pas uniquement décider du choix des électeurs ; car alors les discussions tourneraient toujours dans le même cercle. Il importe que des idées nouvelles soient proposées aux Chambres, et que ces idées soient entendues au loin, grâce à la clarté persuasive, à la logique, à l’émotion convaincue, à l’imagination créatrice de ceux qui les exposent. Ces dons réunis sont l’éloquence ; et l’éloquence n’apporte pas aux Parlements une gloire stérile. Il est pour les idées qui se discutent en public, comme pour les eaux qui descendent des montagnes, un certain degré d’élévation au-dessous duquel aucune action ne se manifeste, aucune force vive ne se produit. La puissance d’un grand orateur élève le niveau des discussions d’une Assemblée, et en multiplie l’effet utile.

Aussi, lorsque des voisins ou des hôtes de la ville de Bergues, rappelant le siècle passé, plein de troubles et de contradictions politiques, poseront a ses habitants des questions assez habituelles, et qui ne sont aucunement indiscrètes : « Que faisait votre député d’alors ? » — « Quels furent les régimes qu’il jugea à propos de soutenir ou de combattre ? » — « Ses services furent-ils pour l’arrondissement de quelque profit ? » la ville de Bergues pourra répondre avec une fierté tranquille : Mon député, c’était Lamartine.

À la tribune de notre Parlement, Lamartine m’apparaît plus grand encore — et j’oserais presque dire plus grand poète que dans ses promenades solitaires à travers les bois et les vallons de Saint-Point ou de Milly. Par la même expression, vates, les Latins désignaient le poète inspiré et le devin. Le beau renom de poète n’est pas recherché par les hommes d’État ; mais le don de prophétie ne leur est pas étranger ni inutile. Aucun ne l’a possédé comme Lamartine.

Vouez-le en 1840, dessinant à grands traits le tableau de la Syrie parcourue par la cavalerie victorieuse d’Ibrahim : il ne se contente pas de cette éclatante peinture ; il prévoit et salue le réveil de l’Orient, œuvre de l’Égypte aidée de la France, tandis que l’égoïsme d’autres puissances veille sur le sommeil léthargique de la Turquie. Dira-t-on qu’il s’est trompé ? Il a prévu ce qui aurait pu, ce qui aurait dû être, si nous l’avions voulu fermement.

Au sujet d’intérêts bien différents, ses vues d’avenir ont été aussi lumineuses. Quel financier a décrit avec une pareille sûreté le règne prochain des Compagnies de chemins de fer ? Quel autre politique, lorsque M. Thiers fortifiait Paris, a aperçu les feux de l’insurrection, derrière l’enceinte continue, et les troupes du gouvernement régulier retranchées dans les forts ?

Mais je veux faire taire ces souvenirs qui affluent dans ma mémoire. L’Académie ne m’a pas prié de parler en son nom de Lamartine, homme politique. Il me semble même qu’elle a nettement marqué sa volonté contraire. Elle savait bien que je ne m’avancerais pas sur un terrain réservé aujourd’hui à deux orateurs : M. le président de la Chambre des députés et M. le député actuel de Dunkerque et de Bergues ; Paul Deschanel, mon très aimé et respecté président, et Henry Cochin, mon frère.

Je n’aurai garde de méconnaître les intentions de l’Académie, ou d’oublier les circonstances qui m’ont valu l’honneur de son choix.

Il est, par contre, un jour de la vie de Lamartine qui m’appartient en entier : c’est celui de sa réception l’Académie.

Ce fut au mois d’avril 1830. Il était déjà le poète des Méditations et des Harmonies. — Dans mon enfance, j’ai vu souvent chez mes parents un autre poète, le Père Gratry.

Il racontait que, étant élève à l’École polytechnique, admis un soir dans le salon de Mme de Saint-Aulaire, il avait entendu Lamartine, tout jeune et à peine connu encore. Dès le premier vers, disait-il, un frisson courut dans l’assistance, qu’un auteur médiocre et alors célèbre venait d’ennuyer. J’entends encore la voix du Père Gratry, répétant avec une émotion profonde ce seul vers :

Ainsi toujours poussé vers de nouveaux rivages...

Cuvier, que le nouvel élu salua poliment du nom de Pline français, répondait à Lamartine. Il touchait à la fin de sa glorieuse carrière. Son discours est triste et découragé.

Un promeneur solitaire et mélancolique, disait-il, se laisse charmer par une voix qui chante dans le lointain. Tel est l’effet de vos Méditations sur les âmes que tourmente l’énigme du monde, dans la nuit où il a plu à la Providence de nous laisser. Les abstractions de la Philosophie ne les consolent pas. Vous êtes pour elles le chantre de l’Espérance. Cuvier ajoute aussitôt : l’Espérance, sœur de l’Imagination. Il continue : Ce que vaut votre théodicée, Job se le demandait déjà il y a trois mille ans ; Clarke, Leihnitz et Newton se sont retrouvés devant le même problème. Mais enfin, vos intentions sont des meilleures, et vous êtes plein de talent.

Et il passe à l’éloge du confrère défunt, M. le comte Daru.

Lamartine et Cuvier ! Jamais la science et les lettres n’avaient assemblé de plus grands noms. Le mort dont on devait prononcer l’éloge laissait derrière lui la réputation la plus honorable, avec moins de gloire. C’était un intendant militaire des grandes guerres, qui, pour charmer les loisirs de sa retraite, avait traduit, en de petits vers, les Odes d’Horace : exemple plusieurs fois suivi, depuis lors, dans le corps de l’intendance.

Lamartine — c’est le morceau capital de son discours — composa à larges traits, avec un éclat incomparable, la psychologie d’un patriote en temps de révolution.

D’où vient cet admirable déploiement d’éloquence ? De ce que M. le comte Daru, employé dès sa jeunesse au ministère de la Guerre, emprisonné au 18 fructidor, réintégré dans son bureau quelques mois plus tard, avait traversé cette terrible période sans trop d’encombre. C’est là le prétexte. Mais Lamartine ne pense guère au passé et à M. le comte Daru. Il sent souffler le vent de révolutions nouvelles. L’esprit prophétique s’empare de lui, et l’état d’âme qu’il décrit sera le sien, quand viendront les grands jours.

Il parle avec dédain des temps d’ordre et de règle où nous suivons notre sentier, marqué par la fortune ; nous marchons dans le lit social creusé devant nous, serrés par nos compagnons de droite et de gauche, poussés par ceux qui suivent ; et notre carrière finie, notre épitaphe, si nous la méritons, pourra s’écrire en deux mots.

« Telle est, dit le poète, la page de notre vie dans un siècle. » Voyons ce qu’elle peut devenir en quelques heures de révolution, et écoutons-le :

« Dans ces drames désordonnés et sanglants qui se remuent à la chute ou à la régénération des empires... ; dans ces sublimes interrègnes de la raison et du droit..., la scène est envahie ; les hommes ne sont plus des acteurs. Ils s’abordent, ils se mesurent corps à corps ; ils ne se parlent plus la langue convenue de leurs rôles. Ils se parlent la langue véhémente et spontanée de leurs intérêts, de leurs nécessités, de leurs passions, de leurs fureurs. Héroïsme, bassesse, talents, génie, stupidité même, tout sert, toute arme est bonne !

« Tout a son règne, son influence, son jour. Nul n’est à sa place, ou du moins nul n’y demeure. Le même homme, soulevé par le flot populaire, aborde tour à tour les emplois les plus opposés. La fortune se joue des talents comme des caractères. Il faut des harangues pour la place publique, des plans pour le Conseil, des hymnes pour les triomphes, des lumières pour la Législation, des mains habiles pour ramasser l’or, des mains probes pour le toucher. On cherche un homme : point d’excuse, point de refus. Le péril n’en accepte pas. »

Le voyez-vous, Messieurs, vingt ans plus tard, dans l’interrègne de la raison et de la loi, l’homme dont les mains sont probes, les conseils courageux, la voix toujours prête pour les harangues et pour les hymnes ? Le reconnaissez-vous ?

Le portrait est vivant. Seulement, le peintre s’est peint lui-même. Il oublie son modèle. Il y faut, revenir cependant, et voici la transition.

« À l’heure où le despotisme, qui peut seul succéder à l’anarchie, se présente et cherche des appuis, dans ce que la Révolution a laissé d’intact et de pur, il voit, cet homme et s’en empare, il l’élève, et se dit : Ce n’est plus l’homme de la foule, c’est l’homme de l’ordre, du pouvoir, de la réparation. Il est à moi, c’est M. Daru. »

C’est en effet M. Daru ; ce n’est plus M. de Lamartine. Le mirage a cessé.

Si les prophéties avaient continué, au lieu de ce brusque retour à l’histoire. Elles nous eussent montré Lamartine refusant, l’anarchie vaincue, de servir un pouvoir despotique. Émile Ollivier, dans les notes publiées à la suite de l’éloquent éloge qu’il ne prononça pas, a fait connaître, d’après les mémoires du vaincu de 1848, une scène d’un beau romantisme. C’était, après l’élection du Prince-Président. Il cherchait, non sans peine, à former un ministère. De M. Duclerc vint ce conseil imprévu : faire appel au concours de Lamartine. Cet avis obtint un succès immédiat. Le Prince, la nuit tombée, monte à cheval, traverse le bois de Boulogne d’un temps de galop et s’arrête sous de grands arbres dans une allée sombre, tandis que Duclerc va frapper à la porte d’une petite maison que le poète habitait à Saint-James. Celui-ci fait aussitôt seller son cheval, et court au rendez-vous. Des saluts, des paroles s’échangent dans l’obscurité. Je n’ai retenu que ces deux mots : « La faveur populaire m’a quitté, dit Lamartine. — Oh ! répond le Prince, quant à la popularité, j’en ai pour deux. » La conversation ne fut pas longue. Ce n’est pas seulement de la faveur populaire que Lamartine se savait dépourvu. Mais la rigueur du sort ne pouvait fléchir sa fierté. « La raison, dit-il, me rendait aussi obstiné dans mon refus, que l’urgence le rendait pressant dans ses offres. » Et le cavalier solitaire regagna sa pauvre demeure, tandis que s’éloignait le bruit des pas, et que le Prince-Président galopait dans l’ombre vers Paris.

Le discours de réception de Lamartine ne se termine pas sans de nouvelles prophéties. Il loue les bienfaits de son siècle :

« Une jeunesse studieuse et pure s’avance avec gravité dans la vie... On dirait qu’un siècle la sépare des générations qui la précèdent. »

Il attend de la moralité et de la sincérité grandissantes un progrès dans toutes les œuvres humaines. Il salue la Poésie, « dont une sorte de profanation intellectuelle avait fait, parmi nous, une habile torture de la langue, un jeu stérile. Elle renaît, fille de l’enthousiasme et de l’inspiration, sens harmonieux des douleurs et des voluptés de l’esprit. » Il annonce que la Philosophie « rougit enfin d’avoir brigué la mort, et revendiqué le néant » ; que l’Histoire « s’étend et s’éclaire, écrit l’homme tout entier, voir les idées sous les faits » ; et que la Politique « n’est plus l’art honteux de corrompre et de tromper, pour asservir »

Lamartine, dont la pensée planait si haut au-dessus des événements journaliers, ne s’est-il pas trompé de siècle, et le salut qu’il adresse au dix-neuvième à ses débuts ne convient-il pas mieux à l’aurore du vingtième ? Je le souhaite et, n’ayant jamais redouté le renom d’optimiste, j’ose penser et le dire.

À la vérité, j’attache peu de prix à ce qu’il nous dit de la politique. Les peuples, persuadés maintenant qu’ils se gouvernent eux-mêmes, ne croiront plus, cela est clair, que, dans la politique, puisse subsister un art de tromper et d’asservir.

Mais sur les autres objets, combien ses formules sont précises, et comme elles s’appliquent à notre temps mieux qu’au sien !

Oui, si nous en croyons de récentes enquêtes, la jeunesse qui s’avance dans la vie semble séparée par un siècle des générations qui la précèdent ; et cette jeunesse de nos jours est plus éloignée d’Auguste Comte que celle de 1830 ne l’était de Rousseau.

Oui, l’histoire a découvert et adopté des méthodes nouvelles, mais cette réforme ne vint pas avant le temps de Fustel de Coulanges et Taine. Quant à la Philosophie, longtemps encore après Lamartine nous l’avons vue « briguer la mort, et revendiquer le néant ». Mais ce n’est pas là ce que Lachelier, Boutroux, Bergson enseignent maintenant à leurs disciples.

La Poésie aussi, longtemps après Lamartine, a été profanée et réduite souvent à n’être qu’une torture de la langue et un jeu stérile.

Mais la Poésie, dont il donnait, dès 1830, cette définition admirable : « le sens harmonieux des douleurs et des voluptés de l’esprit », est bien celle qui charme et enflamme la jeunesse dans les plus belles pages de Barrès ou dans les vers que Mme de Noailles consacrait hier aux vivants et aux morts.

Messieurs, je m’arrête après cet éloge fort incomplet. Sans l’ordre formel de l’Académie, le premier m’ait fait l’honneur de me signifier, une pareille tâche m’eût effrayé, et devant l’imposante ligure de Lamartine, je serais resté muet. Cet accident est arrivé à un orateur, plus éloquent que moi, et qui avait moins de raisons de se laisser intimider. M. le duc d’Aumale ; je tiens le récit du prince lui-même. Il revenait à Paris, vainqueur de la Smala, dans la joie et la hâte de ses vingt ans, pressé de jouir au milieu des siens d’une gloire toute jeune et brillamment conquise. Et dans chaque grande ville, depuis Marseille, un arrêt fâcheux entravait son voyage. Les Conseils généraux étaient en session. Ces Assemblées votaient des adresses de félicitations au prince, et MM. les préfets exigeaient une halte et un discours. Après Avignon, Valence et Lyon, à Mâcon la scène recommence. Le jeune vainqueur s’avance, un peu impatienté... Il fallait l’entendre conter, de longues années plus tard, comment il était demeuré tout à coup immobile et sans paroles, le préfet ayant négligé de lui rappeler que M. le président du Conseil de Saône-et-Loire, c’était Lamartine.

Quant à moi, j’étais bien et dûment averti. Le député de Bergues d’aujourd’hui nous a raconté les élections de son grand prédécesseur, dans un très charmant livre. Et si quelqu’un a pris grand plaisir à lire les descriptions de Bergues et le vivant récit des élections de 1832, c’est bien le frère de votre député.